jeudi 17 novembre 2022

[Bouillier, Grégoire] Le coeur ne cède pas

 


 

 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Le coeur ne cède pas

Auteur : Grégoire BOUILLIER

Parution : 2022 (Flammarion)

Pages : 912

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

Août 1985. À Paris, une femme s’est laissée mourir de faim chez elle pendant quarante-cinq jours en tenant le journal de son agonie. Son cadavre n’a été découvert que dix mois plus tard. À l’époque, Grégoire Bouillier entend ce fait divers à la radio. Et plus jamais ne l’oublie. Or, en 2018, le hasard le met sur la piste de cette femme. Qui était-elle ? Pourquoi avoir écrit son agonie ? Comment un être humain peut-il s’infliger – ou infliger au monde – une telle punition ?
Se transformant en détective privé assisté de la fidèle (et joyeuse) Penny, l’auteur se lance alors dans une folle enquête pour reconstituer la vie de cette femme qui fut mannequin dans les années 50 : à partir des archives et de sa généalogie, de son enfance dans le Paris des années 20 à son mariage pendant l’Occupation… Un grand voyage dans le temps et l’espace. Sont même convoqués le cinéma et les sciences occultes, afin d’élucider ce fait divers. « Élucider voulant dire non pas faire toute la lumière sur le drame mais clarifier les termes mêmes de sa noirceur. »

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :  

Grégoire Bouillier est né en 1960. Il est l’auteur de Rapport sur moi (Allia, prix de Flore 2002), L’Invité mystère, Cap Canaveral (Allia 2004 2008) et du Dossier M, Livre 1 et 2 (Flammarion 2017 et 2018 prix Décembre) tous très remarqués par la critique.

 

 

Avis :

Grégoire Bouillier n’a jamais pu oublier ce fait divers entendu à la radio en 1985 : on avait découvert, chez elle, dix mois après sa mort, le cadavre d’une femme qui s’était laissée mourir de faim en tenant le journal de son agonie. Aussi, lorsque le hasard d’une rencontre, trente-trois ans plus tard, fait ressurgir cette histoire dans sa vie, le voilà qui, plus que jamais intrigué par ce suicide si particulier et, surtout, par cette étrange application à en décrire chaque étape, s’adjoint deux doubles de fiction, le détective privé Baltimore et sa pétulante assistante Penny, pour tenter de retracer le parcours de celle dont on a juste retenu qu’elle fut mannequin dans les années cinquante, avant d’attribuer sa mort à un scandaleux drame de la solitude.

A vrai dire, les traces laissées par Marcelle Pichon sont des plus ténues et, faute d’éléments franchement tangibles, l’auteur qui, lui, nous ouvre les carnets, non pas de quarante-cinq jours d’agonie, mais de plus de trois ans d’enquête, opère par larges cercles concentriques, rassemblant les maigres indices, imaginant, à partir de ce qu’il reconstitue de leur contexte et de la généalogie de la famille, ce qu’ont pu être l’enfance de Marcelle à Paris dans les années vingt et sa jeunesse pendant l’Occupation, faisant feu de tout bois, de l’exploration d’archives en tout genre à l’enquête de terrain, de vieilles photographies à la morphopsychologie, de références littéraires et cinématographiques à l’astrologie et au tarot divinatoire, pour former mille hypothèses sur sa personnalité.

Relatée en près de mille pages avec autant de verve que d’humour, c’est bientôt cette quête, immense, minutieuse, obsessionnelle, qui devient le vrai sujet du roman et, de manière de plus en plus évidente, le bac révélateur où se dévoile lentement, telle une photographie argentique, une part très personnelle de l’auteur. « On ne se doute pas de ce que font les livres à ceux qui les écrivent. » Et, avant de les avoir achevés, les auteurs ne savent sans doute pas non plus toujours pourquoi ils les écrivent, d’où leur vient cette obsession à creuser follement certains sujets. « Depuis le début, il ne s’agissait que d’une chose : transformer l’impossible désir de savoir qui était Marcelle Pichon en possible désir d’écrire sur elle. » Un désir au final révélateur de mystères enfouis au plus profond de l’intimité de Grégoire Bouillier.

« Récit absolument subjectif » d’une « enquête absolument scrupuleuse », chasse au trésor qui en cache un autre, miroir de moins en moins embué des propres obsessions de l’auteur, ce livre, aussi épais que riche et passionnant, est autant l’exploration intelligente et inventive d’un mystérieux fait divers que de ce que ses échos chez l’auteur révèlent de lui-même et à lui-même. Le tout s’assortissant d’une composition habile et rythmée, agréablement pimentée d’un humour savoureux, c’est le coup de coeur assuré pour ce roman dont, après tant de pages, l’on regrette pourtant d’en être déjà parvenu à la dernière. (5/5)

 

 

Citations : 

Mais tout a une fin et j’avais terminé ce livre. Il avait été publié, des articles lui avaient été consacrés, il avait même reçu un prix et, trois mois plus tard, il vivait sa vie de par le vaste monde tandis que je demeurais sur place, exsangue et déchu. Comme si toute lumière s’était éteinte en moi. Comme si j’avais été expulsé d’un univers merveilleusement amniotique et me retrouvais à présent jeté dans une réalité froide et factice. Après le rêve que cela avait été d’écrire ce livre, quel cauchemar soudain. Quelle prison ! Quel néant ! Voici que je n’avais plus aucun but dans l’existence, plus aucune mission sur Terre. Plus aucune force ni désir. Nul psychisme. J’avais brûlé tous mes vaisseaux et, de retour sur Terre, proie de nouveau des contingences les plus stupides et de la médiocrité ambiante, de la barbarie partout, j’étais redevenu mortel. Une loque comme une autre. Un être qui sent en lui un vide immense et qui ne cesse de tomber dedans. Une épave. Une exuvie.      
                 

On ne se doute pas de ce que font les livres à ceux qui les écrivent.            
Dans quel état ils les laissent.            
On n’en a pas la moindre idée.            
Ce n’est pas un reproche mais un constat.                         
(Je parle bien sûr des livres qui ne se contentent pas de raconter une histoire. Ceux-là entretiennent la flamme mais n’allument aucun feu.)


La vérité, c’est que mon livre n’avait été qu’un bouquin parmi des millions d’autres. Un livre que cinq cents ouvrages non moins exceptionnels feraient oublier à la prochaine rentrée littéraire, la machine avalant tout. À quoi bon alors ?                         
À quoi bon écrire si c’est pour que le monde continue de tourner comme si de rien n’était ?               
Autant être boulanger, électricien, sage-femme.                         
Au moins ces professions sont-elles utiles. (…)
Je songeais à ces athlètes qui avaient un jour accompli un magnifique exploit et qui finissaient dans l’anonymat et l’amertume : eux savaient à quel point la vie est une escroquerie.                         
La dernière fois que j’avais dédicacé mon livre, j’avais griffonné : « Ci-gît l’auteur. » On était prévenu.


Une fois qu’on tient le bon bout, tout s’accélère. Tout s’emballe. Devient excitant, bordélique, foisonnant. Des informations surgissent de toutes parts comme si on avait ouvert la boîte d’un puzzle et déversé en vrac toutes ses pièces sur la table. Comme des petites fleurs de toutes les couleurs éclosant à l’unisson au printemps : elles vous font de l’œil, elles vous tendent les bras et il n’y a qu’à se baisser pour les cueillir. Là où il n’y avait qu’une surface nue et rase, voici que des lignes se dessinent, des masses s’esquissent, une histoire se tisse, un visage qu’on ne soupçonnait pas prend forme, encore flou et chaotique pour l’instant, mais on le voit surgir de l’oubli et c’est fascinant. C’est beau comme une photo argentique dévoilant lentement dans le bac révélateur la scène ayant impressionné la pellicule. Le passé a été écrit à l’encre sympathique et il suffit de passer sur lui une flamme agrémentée d’un peu de citron pour, sinon le restituer à lui-même, du moins le rendre perceptible. Ce sentiment-là. Ce sont les traces que l’histoire a laissées qui disent le chemin. Elles qui montrent la voie et chaque information que je trouvais sur Marcelle Pichon en amenait une autre, qui en amenait une autre, et ainsi de suite, à l’infini. Le moindre détail se révélait admonitor, à l’instar de ces personnages qui, dans un tableau, indiquent au spectateur ce qu’il doit regarder. L’admonestent.


Pourtant, c’est le scandale le moins remarquable qui soit – ou le plus répandu, c’est au choix. Qui connaît les résidents de son immeuble au point de prévenir la police s’il ne croise plus celui-ci ou celle-là pendant un certain temps ? Qui, vivant seul, ne doute qu’il pourrait crever dans son coin sans que nul ne s’en aperçoive avant des jours, des semaines, voire des mois ? Je n’ai moi-même que des relations très épisodiques avec mon père, tandis que ma fille vit au Canada. Mes voisins ? Je ne les connais pas. Juste bonjour bonsoir. Quant aux copains et relations, ils ne s’inquiéteraient pas outre mesure de n’avoir plus de mes nouvelles. Ils penseraient que je suis occupé et tant mieux pour moi. Ou que je fais la gueule et tant pis pour moi. Ils attendraient que je fasse signe, froissés peut-être de mon silence. Ainsi pourrait-il s’écouler un temps fou avant que l’on retrouve mon cadavre et cela n’aurait rien d’anormal. Les gens ont mieux à faire que de se soucier de mon sort et c’est normal. Ils ont bien assez de leurs problèmes et je n’en fais pas partie. Je n’ai pas attendu Marcelle Pichon pour savoir que nous sommes seuls au monde dès lors que nous n’entretenons pas spécialement de liens avec les autres. Quand nous sommes au chômage, par exemple. Ou divorcés. Au vrai, nous ne sommes « proches » de personne. Nous croupissons chacun dans notre coin, repliés sur nous-mêmes, sans espoir de rien. Je sais dans quel monde je vis et s’étonner, même en 1985, de l’atomisation des individus comme s’il s’agissait d’un scoop est une farce. C’est enfoncer une porte ouverte. C’est tomber faussement des nues.


Techniquement, chacun scénarise au mieux les infos, comme on apprend à le faire dans les écoles de journalisme. Dommage qu’on n’y apprenne pas aussi à s’en tenir aux faits plutôt qu’à broder (inventer ?) pour combler les trous. Le jour où les journalistes écriront qu’ils ne savent pas ceci ou cela, la presse se portera mieux. Le monde se portera mieux ! C’est comme l’Univers : si 10 % de la matière qui le constitue sont connus des physiciens, les 90 % restants leur demeurent totalement inconnus. Autant dire que leur ignorance en dit plus long sur l’Univers que ce qu’ils en savent. Ce qui vaut pour n’importe quel sujet. Marcelle Pichon est un Univers à elle seule, comme chacun d’entre nous. Encore faut-il l’admettre. Dans leurs articles, les journalistes font croire que le peu qu’ils sont parvenus à établir vaut pour la totalité. Pas un qui se pose la moindre question ! Ce qu’ils ne savent pas, ils le savent quand même ou ils le taisent. À croire que leur boulot n’est pas d’informer mais de remédier au chaos en le parant de certitudes, fussent-elles en mousse. Il est vrai qu’ils sont payés pour savoir ce dont ils parlent. De quoi auraient-ils l’air s’ils étaient aussi payés pour savoir également ce qu’ils ignorent ? Il faudrait sacrément augmenter leurs salaires.



En cette fin de XXe siècle… À l’époque du Minitel et de la carte à crédit à mémoire… Qu’une femme reste dix mois morte chez elle… (il hausse encore le ton et pointe un index accusateur vers la caméra) Sans que PERSONNE ne se pose de questions ? (Il reste trois secondes silencieux, l’index pointé en l’air.) Et c’est pourtant la VÉRITÉ ! Vous le savez ! C’est arrivé l’été dernier en plein Paris (de nouveau l’index accusateur vers le téléspectateur). Et cette femme est MORTE de la plus atroce des maladies du siècle : la SOLITUDE ! Voici le reportage de Jacqueline Hiegel, avec la voix de Françoise Christophe. »                         
Pierre Bellemare dans toute sa splendeur ! Son index, il nous le met dans l’œil jusqu’au coude. Il nous le doigte rudement. Un vrai morceau de bravoure. Un grand moment de télévision, assurément. Dingue comme ces gens se sentent investis d’une mission à la fois divine et de service public. La prise de conscience est leur credo. Ils démontrent surtout que la sensibilité se transforme en morale dès lors qu’elle se substitue à la connaissance. Comme disait Schopenhauer, « la morale est la plus facile des sciences ».
On voit surtout que, quatre mois après la mort de Marcelle Pichon, son histoire – l’histoire qui est la sienne et celle de personne d’autre – disparaît totalement derrière la fiction mi-compassionnelle mi-accusatrice que les médias ont créée et dans laquelle ils l’ont officiellement figée comme dans de l’ambre, pour l’éternité. À son corps que j’ose dire défendant, Marcelle est devenue l’emblème d’un problème de société, l’étendard d’une solitude tout à fait scandaleuse « à l’époque du Minitel et de la carte à crédit à mémoire » – mais d’autres pourraient rétorquer à Bellemare que cette situation cache au contraire un lien de cause à effet, les nouvelles technologies ayant le don d’enfermer chacun dans une solitude d’autant plus réelle qu’elle se paie collectivement de chimères numériques. Pour le dire autrement, ce n’est pas parce qu’on utilise des objets de plus en plus sophistiqués qu’on devient plus intelligent et sociable. C’est plutôt le contraire. Mais chut.


Il n’y a pas de raison que ce qui vaut médiatiquement pour Marcelle Pichon ne vaille pour n’importe quelle autre information. Ou alors, il faut supposer que je suis particulièrement mal tombé avec ce fait divers. Qu’il est une exception. Une pomme pourrie dans le panier de la probité. Ou bien il s’agit d’un autre sortilège de Marcelle Pichon et, sur son nom, s’accumulent les malédictions.                         
C’est tout de même par les médias que nous avons accès à ce qui se passe dans le monde.
Avons accès à quoi au juste ?


Qui a parlé de « circulation circulaire de l’information » ? Soit le fait que les journalistes se doivent de parler d’un sujet que traitent leurs collègues et néanmoins concurrents s’ils veulent rester dans la course. Ainsi les deux tiers des informations sont-elles reprises d’autres médias. On a l’impression d’une fantastique diversité d’informations mais c’est faux : ce sont les mêmes qui tournent en boucle de façon fantastique.


Ils peuvent tout me prendre, mais ils ne peuvent rien m’enlever. Il faut n’avoir peur de rien, car la peur n’évite rien. (Lise Deharme, 1943)


Il est vrai que ma mère prenait toute la place avec ses détresses dévastatrices, sa féminité exacerbée, ses désirs à vif, ses terrifiantes envies de se tuer. Elle est morte à présent ; et je m’aperçois qu’avoir passé tant d’années à me protéger de ses furies m’a dissimulé à mes propres yeux le besoin que j’avais d’avoir un père. Drôle comme le trop de l’une a pu masquer le pas assez de l’autre. Hilarant comme un seul arbre peut effectivement cacher une forêt.


Il y a toujours un secret dans les familles mais, jusqu’à aujourd’hui, je ne m’étais jamais dit que le secret de famille, c’était moi.                         
Je peux dire que cela fait bizarre. (…)
Ceux qui cherchent leurs origines, ils cherchent en fait les origines de leur malaise. En moi, les deux se confondent.


On perd sans doute tout à être dominé, mais on ne gagne rien à être dominant. Rien de valable. Les dominants, ils n’ont que la force pour eux, tandis que toutes les autres sensibilités humaines appartiennent aux dominés.


Ceci dit, j’ai découvert ce dont je n’avais jusqu’ici pas conscience. Parce que j’appartiens au monde des repus. C’est un fait. C’est un biais sacrément cognitif dans mon cas. Je n’ai jamais souffert de la faim, je vis dans un « pays riche » qui n’a pas connu les restrictions alimentaires depuis la Deuxième Guerre mondiale et, par conséquent, je vois la faim depuis la satiété. Je la vois depuis son antithèse, son oubli et son ignorance. Ce qui fait que je ne sais rien de la faim.
C’est-à-dire que je ne sais rien de moi !                         
Car la faim, ai-je découvert, est « la vérité première de notre condition humaine ». Elle n’est pas seulement une nécessité biologique mais aussi « la preuve de notre nature mortelle et animale », à laquelle nous ne pouvons pas échapper puisqu’elle revient toutes les six ou huit heures, nous soumettant en permanence à sa loi. J’ai beau manger chaque jour à ma faim et parce que je mange chaque jour à ma faim, parce que la faim est pour moi un sentiment agréable, un stimulus joyeux que je peux satisfaire sur l’instant, en ouvrant par exemple la porte du réfrigérateur, simplement en faisant ce geste d’ouvrir la porte du réfrigérateur et de prendre un truc à manger qui me plaît, comme si j’étais dans un putain de conte de fées, j’ignore que la faim me domine. Je crois l’assouvir sans voir qu’elle n’est jamais rassasiée. Que jamais elle ne s’épuise. Sans cesse elle se nourrit de moi. C’est ça « le truc de la faim », comme dit Mallarmé, qui a beaucoup écrit sur le sujet. Elle est elle-même dévorante. Elle nous ressasse et n’en finit pas de nous ressasser, comme une marée de coefficient toujours 100. À cause de notre métabolisme, elle est une malédiction que nous conjurons chaque jour, elle est une obsession aux allures de ritournelle, elle est un cavalier de l’Apocalypse auquel nous devons quotidiennement sacrifier, même si nous faisons comme si nous avions triomphé d’elle et qu’elle n’était qu’une plaisante anecdote dans notre existence. Alors qu’elle en est le trou noir monstrueux. Le centre aveugle. Aveugle chez nous, pas en Afrique ni dans les pays où la faim est une bouche à nourrir bien visible, ai-je besoin de le préciser ?


Il est impossible de savoir quelle figure fut dominante dans la famille Pichon. Quel personnage prenait toute la place, patriarche ou matriarche au caractère bien trempé et faisant la loi, écrasant son entourage de son autorité (de sa brutalité ? De ses névroses ?) comme il y a toujours un membre alpha dans les familles, un ogre ou une ogresse qui, gardien ou gardienne du temple, monolithe terrassant son entourage, concentre toutes les soumissions et les rancœurs allant avec. Mais ce n’était probablement pas le grand-père de Marcelle. Le maître n’est jamais celui qui quitte son monde car il est celui qui règne sur lui. Il n’est pas un voyageur. Il n’est pas un héros.


Car les gares, immenses volières haussmanniennes, étaient les nouveaux lieux de drague, elles étaient le théâtre de désirs inédits et anonymes et même les temples d’une toute récente littérature dite « de gare », dont l’éditeur Louis Hachette disait qu’elle était lue par des jeunes gens et, surtout, « des jeunes femmes prenant exprès le train dans le seul but de dévorer ces romans qu’elles eussent rougi de laisser pénétrer dans le foyer domestique ». Avec le chemin de fer, de nouvelles débauches s’emparaient des voyageurs…


C’est ça le problème : on finit par s’habituer à tout. Au lieu de régler les problèmes, on s’en accommode, on devient ce que nos problèmes font de nous. Et à la fin, on s’étonne que nos existences ressemblent à une serpillière.


Pour ceux à qui l’on donne le nom d’un mort, leur être s’apparente à une crypte, à un caveau, à un tombeau. Squattés de l’intérieur par un cadavre, ils savent n’être que des substituts, des mémoires endeuillées. Ce n’est pas comme si on les avait désirés, eux nommément. Comme s’ils étaient uniques et que leur existence était légitime. Non, ils sont sur Terre en remplacement d’un autre, ils tiennent la place d’un disparu, leur présence au monde doit tout à un mort qui ne leur laissera plus de repos, les hantera toute leur existence, les hantera à jamais. Nés posthumes, jamais ils ne croiront qu’on puisse les aimer pour ce qu’ils sont, mais uniquement pour celui qu’ils ne sont pas et dont ils usurpent le nom et la place. Toujours ils chercheront à ce que l’on aime celui qui, en eux, n’est plus. L’innocent défunt. Voilà ce que c’est que de donner à un enfant un prénom qui n’est pas un prénom mais un nécronyme.


Si Charles Pichon est mort en 1968, ce fut peut-être de la grippe de Hong Kong qui, cette année-là et la suivante, fit un million de morts dans le monde, 40 000 victimes environ en France. Ce dont, à l’époque, personne ne s’inquiéta, ni le gouvernement ni les médias. Tout le monde avait l’air de s’en fiche royalement. Pourtant, nombre d’écoles et de commerces durent fermer, les transports furent fortement perturbés (15 % des cheminots infectés), de même que l’activité économique (20 % des personnels en moins dans les usines). Que s’est-il passé entre 1968 et 2020 pour que l’on passe d’une merveilleuse désinvolture face à la mort à un souci merveilleusement extrême de la vie ? D’un excès à un autre ? Comment est-ce possible ?

Quelle sorte de femme devient une fille que sa mère a abandonnée ?            
À qui sa mère n’a donné ni tendresse ni amour.            
Aucune affection.            
Aucune présence charnelle.            
N’a donné que son indifférence et son rejet.            
Son absence.            
Cela fabrique sûrement une femme qui n’est pas tendre, ni avec les autres ni avec elle-même.
Une femme conduite à penser toute sa vie qu’elle ne suffisait pas, qu’elle ne valait rien, qu’elle n’était pas assez bien, pas assez quoi ? Avec tout ce que cela implique d’efforts pour être parfaite, irréprochable, impeccable, afin de mériter un minimum d’attention – en vain, évidemment en vain.            
Une femme se détestant elle-même.            
Une femme avec un trou béant à la place du cœur, une faille crachant de la lave.
Une femme ne supportant pas qu’on la quitte, qu’on la rejette, qu’on la répudie – et cela rata, bien sûr que cela rata.                         
Marcelle se rappelait-elle sa mère, un peu, beaucoup, à la folie, pas du tout ? Gardait-elle, cachée dans une petite boîte en fer, une photo jaunie et cornée les montrant toutes les deux dans un square ou lors d’une fête d’anniversaire, comme un vestige, un talisman, la preuve qu’elle avait malgré tout une mère, même si cela remontait à très longtemps.
Pascal Jardin disait que c’est dommage de commencer sa vie par son enfance.


Ou Marcelle ne cessa-t-elle de courir après celle qui lui avait donné la vie mais pas d’amour, éperdument, comme un chien court après son os, le ronge jusqu’à l’os ? Peut-être ne pouvait-elle faire autrement que rechercher follement l’affection pour, systématiquement, la piétiner, la saccager, la transformer en sarcasme, s’y prenant merveilleusement bien pour s’ôter toute chance d’être heureuse puisque sa mère n’avait pas voulu qu’elle le soit, puisqu’elle n’en était pas digne et qu’elle ne pouvait pas l’être. Et elle, avec un goût très sûr, savait trouver les êtres capables de la confronter chaque fois à sa plus grande terreur et, de ce fait, à sa plus grande tentation. Des êtres qui, finissant par l’abandonner comme elle le souhaitait alors même qu’elle rêvait qu’un homme l’attende chez elle et lui demande gentiment comment s’était passée sa journée, lui faisaient chaque fois rejouer sa propre mort dans la vie, comme on gratte sa plaie, encore et encore, jusqu’à se dépecer vivant, jusqu’à devenir tout entier le mal qu’on vous a fait. Ce qui est un comportement typique des victimes. Ce qui s’appelle être la proie de son mauvais génie.


Allons, Bmore, vous savez bien que ce n’est pas parce qu’on libère la parole que la parole est libre. C’est même souvent le contraire. Seul l’écrit permet de libérer la parole de son propre mensonge. Car même si on est sincère, nous n’arrêtons pas de nous raconter des histoires. Nous croyons parler alors que nous sommes parlés. Nous ne faisons qu’exprimer des sentiments en les intellectualisant. La parole est comme le sommet d’un iceberg : elle cache une base invisible, immergée et infiniment plus vaste. Essayez de mettre par écrit un truc qui vous est personnellement arrivé et vous verrez : toutes les idées qui étaient les vôtres au départ s’effondreront au fil des phrases, parce qu’on n’écrit pas avec des idées. Parce que écrire, c’est chercher la vérité à l’intérieur de ce qu’on dit. C’est attaquer l’iceberg à la base.


Tout vient de ce qui nous fait tomber, ai-je songé. Toute sa vie, Marcelle l’a édifiée sur ce qui, un jour, au commencement, l’avait fait se casser la figure, ai-je songé. Lui avait fait maudire le monde. Mais le problème lorsqu’on maudit le monde, ai-je songé, c’est qu’on fait surtout du mal à soi-même. Le monde se fiche bien qu’on le maudisse. Il n’en a rien à battre.


Personne n’aime les mannequins, finalement.            
Parce qu’elles n’existent pas.                         
Emblèmes de la beauté et de l’argent, elles sont des vitrines qui appellent le pavé. Des images qui donnent envie de les froisser, les déchirer, les humilier, les ridiculiser. Parce qu’elles incarnent l’exploitation radieuse de la femme, la servitude la plus volontaire et, cependant, enviée et gratifiante. Surtout, on leur en veut de la fascination qu’elles exercent. On leur en veut de faire rêver, si c’est un rêve. La beauté est profondément injuste et elles en profitent. Surtout, elles font peur, sexuellement peur, socialement peur. Elles sont des fantômes qui passent et disparaissent. De pures rumeurs. Personne ne leur suppose une existence en trois dimensions car leur être est une surface. Leur vie une mascarade.


Le présent n’aime pas qu’on lui rappelle son passé mais le passé est comme ce bleu que Picasso effaçait et recouvrait par du rouge, du vert ou du jaune : « Même si on ne le voit plus, il reste quelque chose de ce bleu sur la toile. Il se trouve toujours là », disait-il.


« C’est madame Saliéri, elle habitait l’appartement juste en dessous. Au cinquième. Elle était déjà âgée et elle doit être morte, la pauvre. Elle a déménagé, c’était pas très longtemps après, en 1986 ou 1987. Faut dire qu’il y avait de quoi. Car un jour, des asticots sont tombés de son plafond. Plein d’asticots. Et de gros vers blancs. Ils tombaient par grappes entières dans sa chambre. Ça grouillait énormément. Il y en avait tellement qu’ils avaient fini par percer le plafond. Ça leur avait pris dix mois mais ils y étaient arrivés. L’a fallu tout refaire, là-haut. Tout assainir. Le plafond, le plancher, les murs. Les travaux ont duré des semaines. C’est comme ça que les pompiers sont venus. Comme ça qu’on a su. C’est pas du tout à cause de l’odeur. Ils ont raconté n’importe quoi dans les journaux. »


Ce qui, plus que tout, ruine l’âme, sape toute confiance en soi et en les autres et emplit d’un dégoût de la vie qui ronge l’être jusqu’à le transformer en petite boule noire et sèche, c’est d’avoir raison et de perdre malgré tout. C’est de voir la bêtise, le vice et la méchanceté triompher contre soi. C’est de se sentir coupable du mal qu’on vous a fait.


David Douillet ne l’était pas du tout sur un tatami. Michel Bon l’était encore moins (« bon ») lorsque, P.-D.G. de France Télécom, il mettait en place son plan Top qui, endettant si bien l’entreprise, conduira in fine à « suicider » un maximum d’employés « par la fenêtre ou par la porte ». Cela s’appelle des contraptonymes. C’est une garantie, Bmore. Si votre nom vous désigne de façon péjorative, vous cherchez à le faire mentir afin de vous prouver à vous-même que vous valez mieux et, accessoirement, démontrer à tous ceux qui, depuis toujours, se moquent de vous en vous confondant avec votre nom qu’ils ont tort. Ceux qui partent dans la vie avec un handicap deviennent toujours meilleurs que les autres.


On tombe toujours amoureux d’une projection idéalisée de ce qu’on n’est pas soi-même.


Contrairement à ce qu’elle croyait, Marcelle n’était pas le sujet de notre enquête. (...) Depuis le début, il ne s’agissait que d’une chose : transformer l’impossible désir de savoir qui était Marcelle Pichon en possible désir d’écrire sur elle.


Mais un sentiment n’est pas un fait. N’en déplaise à tous ceux qui se sentent offensés même s’il n’y a aucunement lieu et Dieu sait s’ils sont nombreux de nos jours. (Salut à toi, Samuel Paty !)


Eh quoi, c’est moi le patron de la Bmore & Investigations et un patron possède des informations qu’il ne doit pas révéler à ses employés. Car sans elles, plus d’autorité, plus de prestige, plus de légitimité, plus de patron ! C’est ce qui fait que je suis le boss et pas Penny. J’ai une vue d’ensemble de la situation et pas elle. Ici le secret des gens qui commandent aux autres. Ils savent que n’importe qui possédant le même degré d’information pourrait sans problème devenir patron à leur place. Ce n’est pas une question de compétences mais de niveau d’accréditation. Mais chut. Ils n’ont aucun intérêt à le dire. Où irait la société si cela se savait ?


Le monde des JT, il tourne exclusivement autour de deux pôles qui se magnétisent l’un l’autre : l’argent et la mort.            
Il donne en exclusivité des nouvelles de la mort et de l’argent, avec un soin maniaque, à la virgule près, en comptables opiniâtres, chiffres à l’appui, parce que les chiffres font autorité, ils unifient tout, clouent le bec (...)            
Ceux et celles qui fabriquent les JT n’informent véritablement sur rien d’autre.            
Sans doute parce que, à l’image de notre société, ils et elles n’existeraient pas sans l’argent et la mort.


Notre société a les succès qu’elle mérite et, par parenthèse, c’est tout de même dingue : depuis l’invention de l’agriculture au néolithique, l’humanité peut se vanter d’avoir accompli d’immenses progrès dans d’innombrables domaines (médecine, énergie, alimentation, transport, architecture, technologies, sciences dures…), sauf socialement. Socialement, l’humanité n’a pas avancé d’un pouce sur les inégalités qui la structurent et, au contraire, le fossé entre les riches (les forts) et les pauvres (les faibles) n’en finit pas de se creuser.
L’homme a inventé la roue, il a maîtrisé le feu et le fer, il a domestiqué la nature et bâti des cathédrales, il a trouvé des vaccins et édifié des villes immenses, il est parvenu à aller sur la Lune et se dirige maintenant vers Mars, il a réalisé la fission nucléaire et fait péter la bombe A, il sait manipuler le génome des êtres vivants comme la lumière à l’échelle du photon mais concernant le fait que certains possèdent beaucoup (trop) et d’autres (quasiment) rien : aucun véritable progrès. Aucune volonté réelle de résoudre ce problème. En la matière, l’humanité s’éclaire toujours à la bougie, c’est dingo, non ?


Pour devenir un être civilisé, l’individu intériorise de nombreuses contraintes sous l’effet de l’éducation, des règles morales, de l’exclusion possible du groupe, des lois et des sanctions. Le problème, c’est que ces contraintes intérieures peuvent mettre tellement la pression sur l’individu qu’elles dégénèrent. Angoisses, mélancolie, fatigue, hystérie, manies, dépressions, troubles de la personnalité, TOC… : tels sont les maux de l’esprit qui se contraint trop. D’un côté, cela permet des sociétés moins violentes, pacifiées en apparence, puisque les individus s’autocontrôlent ; la mauvaise nouvelle, c’est que la pression intérieure peut prendre des proportions invivables. Être civilisé, cela se paie en termes de souffrances psychiques. Et plus on se civilise, plus ces souffrances deviennent incontrôlables et dévastatrices. Le docteur Jekyll et son mister Hyde sont un archétype des effets de la société victorienne sur le moi d’un individu parfaitement civilisé. En tant que docteur, Jekyll fait partie de la bonne société et toute son éducation l’a conduit à réprimer son animalité ; sauf que celle-ci refait surface sous la forme d’une bête immonde qui finit par prendre possession de lui. C’est ce qu’on appelle la dé-civilisation subjective. Et les élites sont les premières touchées, puisqu’elles sont les plus éduquées. D’ailleurs, on ne peut pas comprendre leur mépris envers les couches inférieures de la société si on ne prend pas la mesure des efforts psychiques considérables auxquels elles doivent consentir pour apprendre ne serait-ce que es bonnes manières. Ce qui n’est pas le cas des “rustres”. D’où une haine d’autant plus féroce qu’elle se double d’une jalousie et d’une nostalgie. Le colonisateur qui, au nom de la civilisation, s’acharne sur les populations indigènes ne fait qu’appliquer aux autres ce qu’il s’applique psychiquement à lui-même.


On se demande comment le nazisme a pu naître dans une Allemagne qui était à l’époque une des nations les plus civilisés au monde. On parle de revanche de la guerre de 14, de problèmes économiques, sociaux et politiques. On oublie que c’est parce que l’Allemagne avait atteint un degré supérieur de civilisation qu’elle libéra les forces de destruction que sa haute culture avait réprimées. C’est au sein des civilisations les plus avancées que le risque de barbarie est le plus grand. L’écrivain J. G. Ballard a très bien décrit comment, plongés dans un environnement hyper-policé et sophistiqué, des enfants en viennent à trucider tout le monde de façon effroyable alors qu’ils auraient toutes les raisons d’être heureux et respectueux d’autrui. Vous voici prévenu. Nous voici tous prévenus. Nous sommes actuellement dans un moment ballardien. La haine de la démocratie que l’on constate un peu partout appartient à la démocratie. Elle ne vient pas d’ailleurs. C’est la raison pour laquelle il existe une tentation pour les régimes autoritaires. Car ce type de régimes exerce des contraintes qui sont essentiellement extérieures, ce qui soulage intérieurement les individus d’être responsables d’eux-mêmes. Ce ne sont plus eux qui se forcent mais une instance supérieure qui les oblige. Pour la psyché, la contrainte extérieure est plus supportable que la contrainte intérieure. C’est un problème de coût énergétique. 


Défense des minorités, contrôle de ses pulsions sexuelles, condamnation de toutes formes de violence, respect de l’environnement, tri de ses déchets… Aujourd’hui, l’individu est sommé de devenir toujours plus civilisé dans tous les compartiments de sa vie sociale, mais également privée. L’injonction à devenir un “bon citoyen” a supplanté celle d’être un “bon chrétien”. Les modalités ont changé mais le principe est le même. Si bien que l’individu doit se surveiller en permanence, en même temps qu’il doit dénoncer toute attitude ou propos “déviants”. Cela au nom du bien général et particulier car il en va de la Civilisation, de la Démocratie, de la République, etc. Sauf que c’est trop pour la plupart des gens. Ils n’en peuvent plus. On leur implante à chaque instant le sentiment d’être fautif et d’être coupable de l’être. C’est comme si on leur demandait d’adopter en permanence une hyène. Pour beaucoup, l’idéal démocratique apparaît psychiquement trop exigeant, surtout s’il doit être assimilé de force et rapidement. Ce n’est pas pour rien si des gens se défoulent sur Internet ou font des burn out. Comme le disait Philippe Muray, Freud nous a libérés du refoulement, mais qui nous libérera du défoulement ? Et je ne vous parle pas de la vogue du développement personnel, afin d’arriver à se sentir bien dans sa peau et dans son époque, preuve que c’est loin d’être évident. Ces comportements témoignent d’un malaise général. Tout le monde semble assis sur des oursins et ne plus rien supporter. D’ailleurs, tout le monde veut que ça change. Même les conservateurs appellent au “changement”. C’est comme une fuite en avant. Il s’agit là d’un symptôme qui, loin de remédier au problème, l’exprime et le renforce. De là que la moindre étincelle provoque aujourd’hui d’incroyables incendies qui, en temps normal, ne prendraient pas. Nous prenons feu de partout. En devenant toujours plus morale, la conscience contemporaine est devenue un immense champ de bataille qui cache un véritable champ de mines. Nos démocraties marchandes, où la maîtrise de soi se doit d’être toujours plus intériorisée, portent en germe des violences envers soi-même ou envers les autres d’autant plus terrifiantes qu’elles sont volcaniques. C’est le syndrome de la cocotte-minute.


Il y a des gens pour qui la défaite n’est pas envisageable et ce sont les plus dangereux, pour eux comme pour les autres. Ce sont toujours les idéalistes qui, constatant que la réalité ne se pliera pas à leur volonté, basculent dans la fureur destructrice. Sacrifient tout à leur divinité. À leur hubris !


C’est lorsque le bien comprend qu’il ne viendra pas à bout du mal qu’il devient lui-même le mal absolu. Qu’il devient fanatique.


 « On commence à s’intéresser à une chose quand elle est perdue. » Comme si mon inconscient (ce conspirateur-né !) savait tout depuis le début, cette phrase de l’auteur britannique Darian Leader était tirée de son livre intitulé Ce que l’art nous empêche de voir. Non ce que l’art permet de voir, comme on le croit ordinairement, mais ce qu’il empêche de voir ! Car voilà bien ce que fait l’art : déplacer dans le champ socialisé de la culture des émotions trop sauvages pour être exprimées et transmises directement.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire