mardi 1 novembre 2022

[Piacentini, Elena] Les silences d'Ogliano

 


 

 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Les silences d'Ogliano

Auteur : Elena PIACENTINI

Parution : 2022 (Actes Sud)

Pages : 208

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

La fête bat son plein à la Villa rose pour la célébration de fin d’études de Raffaele, héritier de la riche famille des Delezio. Tout le village est réuni pour l’occasion : le baron Delezio bien sûr ; sa femme, la jeune et divine Tessa, vers laquelle tous les regards sont tournés ; César, ancien carabinier devenu bijoutier, qui est comme un père pour le jeune Libero ; et bien d’autres. Pourtant les festivités sont interrompues par un drame. Au petit matin, les événements s’enchaînent. Ils conduisent Libero sur les hauteurs de l’Argentu au péril de sa vie.
Situé au cœur d’un Sud imaginaire, aux lourds secrets transmis de génération en génération, Les Silences d’Ogliano est un roman d’aventures autour de l’accession à l’âge adulte et des bouleversements que ce passage induit. Un roman sur l’injustice d’être né dans un clan plutôt qu’un autre – de faire partie d’une classe, d’une lignée plutôt qu’une autre – et sur la volonté de changer le monde. L’ensemble forme une fresque humaine, une mosaïque de personnages qui se sont tus trop longtemps sous l’omerta de leur famille et de leurs origines. Placée sous le haut patronage de l’Antigone de Sophocle, voici donc l’histoire d’Ogliano et de toutes celles et ceux qui en composent les murs, les hauts plateaux, les cimetières, les grottes, la grandeur.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :  

Elena Piacentini est corse et vit à Lille. Après plusieurs polars publiés, notamment chez Fleuve noir et Pocket, et récompensés par différents prix, Les Silences d'Ogliano (2022) est son premier roman en littérature blanche.

 

 

Avis :

Devenu médecin, le narrateur Libero Solimane revient à Ogliano, son village natal. La vue, sur les hauteurs, du pallazzo Delezio désormais abandonné aux ronces et à la décrépitude, le replonge dans la tragédie survenue ici, l’année de ses dix-huit ans.

Cerné par le massif de l’Argentu dont les montagnes le dérobent au monde tout en lui fermant l’accès à la Méditerranée toute proche, soumis aux bourrasques du libeccio bien connu des Corses et des Italiens, Ogliano, oublié du temps, semble toujours vivre comme au siècle dernier, selon les lois d’autant plus immuables du patriarcat et de la féodalité, que personne ne se risquerait à troubler l’omerta qui pèse sur cet assemblage de clans et de lignées soigneusement cloisonnés entre pauvres et riches, mais aussi par les haines rancies, la vendetta, et, de plus en plus, par les dérives mafieuses.

La violence est partout et le sang prompt à couler, selon cette loi du plus fort qui prend le dessus dès que la justice et le droit ont le dos tourné. Une violence qui n’en finit pas de ricocher, chaque mort en appelant une autre, dans une inextricable escalade que chacun subit dans la douleur et le silence. Dans ce contexte de tragédie grecque qui leur rappelle l’Antigone de Sophocle dont ils ont fait leur référence, Libero - de père inconnu - et son ami Raffaele – fils héritier du baron Delezio qui règne en maître sur le village – rêvent passionnément de justice. Ils vont apprendre qu’il n’est toutefois pas facile de démêler les culpabilités, qu’après tant d’iniquités, de violences et de torts infligés de toute part, le choix entre le bien et le mal n’est plus manichéen, qu’on peut même faire le mal pour un bien, et que, dans cet imbroglio dont ils vont peu à peu, au fil d’aventures qui mettront leur vie en péril, découvrir les insoupçonnables imbrications secrètes, les motivations des pires tueurs peuvent au final avoir trait à l’amour et à l’honneur.

Menée de main de maître par une auteur habituée des romans policiers, la narration joue avec efficacité de la curiosité du lecteur, entre vieux secrets de famille, poursuites dans le maquis et règlements de compte dont l’ensemble forme un tableau très plausible que l’on croirait tout droit sorti d’une Corse ou d’une Italie qui auraient troqué la féodalité seigneuriale contre celle de la mafia. Mais la plume, d’une grande beauté, d’Elena Piacentini ne se contente pas de nous tenir en haleine et de nous plonger dans des paysages méditerranéens avec une puissance d’évocation qu’expliquent sans doute ses origines corses. Alors que, dans ce drame, meurtriers ou victimes, tous ploient sous l’héritage d’une même et vieille douleur, cristallisée en haine et en désir de vengeance, elle nous interroge, au-delà de la peur et du sentiment d’impuissance, sur les moyens - et le courage – de briser ce fatal engrenage. Une gageure qui a déjà coûté la vie de bien des juges, et qui ne rend que plus admirable le sacerdoce de ceux qui, contraints de vivre sous protection, poursuivent leur mission coûte que coûte. Ce sont eux qui permettent l’espoir. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

— “Le bon et le méchant n’ont pas un droit égal.” Tu es d’accord avec ça ?             
Décidément, il n’avait pas changé avec ses lubies et sa manie de vous cueillir à froid. Je n’en fus pas déstabilisé pour autant. J’avais étudié Antigone et cette phrase avait éveillé en moi bien des résonances. Le droit et la justice, ou plutôt leur absence étaient notre lot quotidien. Cet état de fait que la plupart acceptaient comme la normalité, je ne l’admettais pas. Les mots, je les portais au cœur depuis longtemps et ils me vinrent en une tirade enflammée.             
— Non ! Le même droit pour tous, bons et méchants, petits et grands, sinon, rien ne tient plus ensemble ! Une seule justice, des lois équitables et des hommes intègres pour les servir. Pas le fait du prince ou des “Don” ! Voilà comment les choses devraient être, Raffaele ! Voilà comment elles ne sont pas chez nous ! Ici, tout dépend de ta famille et de tes relations. Les combines et les passe-droits en haut de l’échelle ont tué l’idée de justice. Ça c’est la première violence et il n’y a que ceux qui la subissent qui la voient. Elle en appelle une autre qui fait des morts. Tu sais pourquoi ? Parce que là où il n’y a plus l’espoir d’une égalité de traitement, il ne reste que la loi du plus fort.
 

De ma génération, j’étais le dernier lycéen. La plupart des filles s’étaient mariées. Ceux qui n’avaient pas émigré vivotaient de petits boulots ou aidaient des parents qui tiraient le diable par la queue. Certains, le diable, ils l’avaient suivi de l’autre côté de la vallée. À Silano, fief des Carboni et de leur chef, Dario. “Représentants de commerce” ou “dans la construction”, disaient leurs proches quand on les interrogeait sur l’emploi qu’ils occupaient. C’est que les Carboni étaient de grands négociants et des bâtisseurs hors pair, leurs affaires étaient florissantes. Ils auraient pu achever la construction de Rome en un jour et la vendre à bon prix au soir. La mafia avait un boulevard devant elle. Officiellement, tous continuaient de mettre en doute son existence. “Une rumeur, une fable exagérée…” Les gens d’ici gobaient sans sourciller des histoires de Vierge pleurant des larmes de sang, de sorcières et de fées, ils craignaient le malheur au passage d’un cheval boiteux, mais à la mafia, ils faisaient mine de ne pas y croire. Ils refusaient de la nommer. À quoi bon désigner ce qu’on ne peut affronter ?
 

Ici, on se baignait toujours dans le même fleuve. Notre communauté était régie par une hiérarchie aux règles immuables. À chacun sa place et sa fonction. Si, par extraordinaire, une brebis s’égarait du troupeau, elle était parquée à part. En isolant le désordre, on contenait le chaos et la contamination. Ainsi, Herminia était “la Folle”. Qu’elle batte la campagne à la nuit tombée en chantant à tue-tête ou qu’elle ceigne des couronnes de fleurs sur sa tête de vieux pruneau n’émouvait personne. Lorsqu’elle écartait les jambes pour pisser debout en pleine rue, les réactions se bornaient à une moue résignée. “Qu’est-ce qu’elle y peut, la pauvre ? Dieu ait pitié.” Dans le même registre, quoiqu’à un degré moindre, ma mère et moi étions les “originaux”. Ce statut nous le devions à mon grand-père “Argentu”, un surnom qui tenait à sa connaissance du massif et à ses cheveux qui avaient blanchi d’un coup la nuit où ma grand-mère avait rendu l’âme. Argentu s’était obstiné à envoyer sa fille à l’école après qu’elle avait appris à lire et à compter, ce qui était déjà plus que suffisant. “Qu’il lui montre plutôt comment faire le fromage et s’occuper d’un mari !” Pour l’opinion populaire, ce qui avait découlé de ce choix contraire aux usages en était la suite logique. Quand ma mère, certificat en poche, avait quitté son emploi en ville pour devenir institutrice à Ogliano, on avait conclu qu’elle avait hérité du gène qui faisait marcher les Solimane sur la tête. Lorsque son ventre s’était arrondi, sans fiancé à l’horizon, la morale fut toute trouvée. Argentu avait élevé sa fille, seul et en dépit du bon sens, Argentina serait condamnée à répéter la faute du père et ainsi de suite jusqu’à la fin des temps. Tel cep, telle bouture, ce qui naît tordu ne saurait se redresser : Amen.
 
 
Cette nuit-là, je relus la pièce en entier. Elle débutait après une guerre de succession qui aurait pu se dérouler à Silano. Les deux fils d’Œdipe s’étaient entretués au pied des remparts de Thèbes. L’un les avait défendus. L’autre avait voulu les abattre. Pour le trône, quoi d’autre ? L’oncle Créon rafla la mise. Il proclama que le premier, Étéocle, aurait droit aux honneurs, tandis que le second, Polynice, serait privé de tombeau, livré aux rapaces et aux chiens. Antigone viola le décret de Créon et recouvrit de terre la dépouille de son frère. Chacun invoquait la légitimité de ses actes. Créon, au nom des lois écrites, de l’unité et de l’intérêt de la cité qu’il plaçait au-dessus des liens du sang. Antigone au nom des lois d’usage, de la piété familiale et pour ne pas être séparée de Polynice dans l’au-delà. Créon prenait Zeus à témoin de sa bonne foi. Antigone en appelait à Hadès. Leurs positions étaient irréconciliables. Les dieux, comme souvent, demeurèrent sourds. Antigone se pendit dans la grotte où Créon l’avait condamnée à être ensevelie vivante. Son fiancé Hémon, le fils de Créon, venu pour la délivrer, hélas trop tard, se transperça le flanc. À l’annonce de la nouvelle, sa mère, Eurydice, se trancha la gorge. Une hécatombe.
La soif et l’abus de pouvoir, les querelles et les meurtres, la famille et les lois, la malédiction du malheur, le sacrifice et la fascination pour la mort, deux mille cinq cents ans après sa création, le texte parlait dans ma langue. (…)
Le personnage qui avait ma préférence, bien sûr, était Antigone, la petite fiancée des ténèbres. Seule contre tous, révoltée, absolue, irréductible, téméraire. Pourtant, à redécouvrir ce drame consommé dès son ouverture, les lignes de démarcation s’estompaient. À Thèbes comme ici, hier comme aujourd’hui, rien n’était aussi évident ni manichéen qu’il y paraissait. Au premier regard, nous n’effleurions que la partie visible. Au deuxième, nous étions encore loin des forces souterraines à l’œuvre. De mauvaises actions s’accomplissaient pour de bonnes raisons. D’un mal pouvait résulter un bien.


L’on voudrait nous faire croire que les riches auraient tous les vices et les pauvres, toutes les vertus ? Mais mon père, ce qui distingue un riche d’un pauvre, c’est tout au plus quelques générations. Ceux qui nous montrent du doigt aujourd’hui n’aspirent qu’à ravir notre place. Et croyez-vous qu’une fois leurs aises prises, ils redistribueront les richesses ? Fariboles ! Prenez l’exemple de ces bergers de Silano. Hier, ces bandits en guenilles rackettaient, tuaient et kidnappaient, et aujourd’hui, ils ont pignon sur rue. Dans cent ans, ils seront les nouveaux barons. Croyez-vous que les gens auront gagné au change ? Quelle ineptie ! Les hommes sont tous coulés dans le même moule, ce qui les différencie au départ n’est qu’un jeu de hasard, une combinaison d’opportunités plus ou moins heureuses. Mais dans le fond et pour ce qui est des questions de moralité, nous sommes tous logés à la même enseigne… 


“D’Argentu, il y en a toujours eu deux, Libero”, m’avait-il confié un soir de printemps. À l’occident, le royaume des bergers, fait de paysages vallonnés où les prairies et quelques vergers bornés de murets avaient été durement repris à la forêt et aux bêtes sauvages. À l’orient, accidenté et abrupt, le domaine de ceux qui n’obéissaient à d’autres lois que les leurs. La Fiumara, qui prenait sa source sur le plateau des Fées, délimitait une ligne de partage. Il aurait été simpliste d’en conclure à une démarcation entre le bien et le mal. Pour une clôture détruite ou la possession d’un point d’eau, on tuait et on mourait à l’ouest. Les “bandits” qui se terraient à l’est ne vivaient pas tous de rapines ou de brigandage. Parmi ceux qui avaient pris le maquis pour fuir ou réparer une injustice, certains, même s’ils étaient rares, avaient conservé le sens de l’honneur. “Le vrai”, disait mon grand-père. Dans sa bouche cela avait à voir avec ce qui était juste ou ne l’était pas suivant une maxime élémentaire qui, selon lui, aurait dû guider le cœur de tous les hommes : “Ne fais pas aux autres ce que tu n’aimerais pas qu’ils te fassent.” J’étais convaincu que ce précepte ne pesait pas lourd face à l’instinct de survie. Surtout dans l’Argentu. La coexistence entre ces modes de vie opposés, bien qu’émaillée d’escarmouches, tenait bon gré mal gré, grâce à deux principes fondamentaux. Le premier exigeait l’hospitalité. On devait protection à qui demandait asile, fût-il poursuivi par une armée de carabiniers. On ne refusait pas la nourriture et l’eau à qui frappait à sa porte, même en pleine nuit et aussi pauvre fût la table. Le second intimait de fermer les yeux et de se taire, quoi qu’on voie ou qu’on entende. Quand l’un de ces commandements était violé, le sang et les larmes coulaient. Les malheurs des démunis et des désarmés auraient grossi des rivières. Famille, appuis, argent, fusils, peu importaient les armes : à l’ouest comme à l’est, la raison du plus fort prévalait toujours. Moi, j’avais adopté la philosophie de mon grand-père. Je ne me sentais pas lié par ces règles sans discernement et d’un autre âge. Voilà pourquoi j’étais en train de les enfreindre.


Il avait pris dix ans dans la nuit. Il ne s’agissait pas tant des repousses de barbe dont les ombres lui durcissaient les traits ou des cernes accusant la fatigue d’heures de veille. Non, c’était un affaissement de la bouche, un voile dans le regard, comme si on lui avait frotté les yeux au sable jusqu’à leur ôter tout éclat. La cruauté, la colère n’y avaient pas survécu. Ne subsistait que ce fatalisme qui prenait les gens d’ici comme une mauvaise fièvre pour les dévorer à petit feu, les flétrissait, rendant hasardeuse l’estimation d’un âge. Elle salissait les visages des enfants d’une gravité et d’une rudesse précoces. Certains naissaient vieux, d’autres le devenaient après un revers de trop. Pour Gianni, le processus s’était accéléré de manière brutale.


À force de coups du sort, les femmes d’ici devenaient plus dures que le granit, des Atlas condamnées à porter les vivants et les morts, trop de morts. Elles enfilaient les habits de deuil pour ne plus les quitter, finissaient par flotter dedans à mesure que l’âge les rabougrissait. Puis on leur ôtait leur croix en or, une alliance incrustée dans les plis de la peau et on les enterrait dans leurs robes noires.


— Du haut de tes dix-huit ans, tu es persuadé que le bien et le mal sont gravés dans le marbre. Entre le tout noir et le tout blanc, il y a large comme l’embouchure de la Fiumara ! Et puis les gens changent… Parle-lui, Libero… Parle-lui avant de la condamner.              
— Parler, ouais, dis-je en maugréant.              
Sans avoir haussé le ton et l’air de rien, César m’avait fait la leçon. Ses paroles me renvoyèrent à celles de Raffaele. “La justice ne peut pas se contenter de condamner. Il est nécessaire de comprendre.”


Raffaele avait réagi à cette révélation sans surprise, puisant une fois de plus dans le texte de Sophocle l’explication de toute chose pour dénoncer le pouvoir destructeur de l’argent. Je ne partageais pas entièrement son point de vue et certainement pas sa clémence envers Tessa. L’argent ne corrompait que ce qui était déjà corrompu, comme la rouille attaque le métal piqué.


Avec le temps, les choses ne prennent pas que de l’âge, elles prennent du sens.


 

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