vendredi 2 octobre 2020

[Mazières, Christine (de)] La route des Balkans

 


 

 

Coup de coeur 💓

 

Titre : La route des Balkans

Auteur : Christine de MAZIERES

Parution : 2020 (Sabine Wespieser)

Pages : 192

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Dans une forêt hongroise, après des mois d’errance, Asma, une jeune Syrienne, attend, avec d’autres réfugiés, un véhicule pour l’Allemagne. Son père, pharmacien à Damas, a été exécuté, son frère a rejoint la rébellion. Pour sa sécurité, sa famille l’a alors envoyée en Europe. Lorsqu’arrive enfin un camion frigorifique, elle éprouve presque du soulagement à s’y entasser. Même si, dans la bousculade, elle perd son sac… et son cahier rouge – le journal intime qu’elle tient depuis l’arrestation de son père en 2006.
Tamim parvient à le récupérer. Il le conservera précieusement. Sur les routes depuis trois ans, contraint à chaque étape de travailler pour payer la suivante, il a quitté l’Afghanistan à quatorze ans, après l’assassinat de son père et de ses frères par les talibans. Lui aura plus de chance qu’Asma – abandonnée à bord du fourgon avec ses compagnons d’infortune sur une aire d’autoroute, et dont la fin tragique agira comme un électrochoc sur la politique et l’opinion.
À Munich, en cet été 2015, Helga entend avec effarement la nouvelle. Elle se souvient d’avoir été réfugiée elle aussi, fuyant l’Armée rouge qui marchait sur Königsberg en 1945. Et, quand la chancelière Angela Merkel prononce son désormais célèbre « Wir schaffen das, nous y arriverons », Helga, comme tant de ses concitoyens, va tout naturellement proposer son aide aux demandeurs d’asile affluant sur le territoire allemand.
 
Revenant sur cet élan de générosité et sur l’espoir suscité, Christine de Mazières, dans ce roman polyphonique qui retrace le parcours des victimes, mais aussi des acteurs de ce drame, nous interroge avec force sur le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui.

  

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Christine de Mazières, franco-allemande née en 1965, vit dans la région parisienne, où elle est magistrate. De 2006 à 2016, elle a été la déléguée générale du Syndicat national de l’édition. Elle a participé, aux côtés de Brigitte Sauzay, à la création de l’Institut Berlin-Brandebourg pour les relations franco-allemandes, devenu la Fondation Genshagen, dont elle est vice-présidente du conseil scientifique. Elle est par ailleurs membre du jury du prix littéraire franco-allemand Franz Hessel, membre du groupe de réflexion franco-allemand Daniel Vernet et secrétaire générale du Club économique franco-allemand. Elle a publié Requiem pour la RDA, entretiens avec Lothar de Maizière, en 1995 et L’Europe par l’école en 2006. Son premier roman, Trois jours à Berlin, a paru en mars 2019 chez Sabine Wespieser éditeur.

 

 

Avis :

En 2015, les cadavres de 71 migrants qui tentaient clandestinement de rejoindre l’Allemagne, sont découverts dans un camion frigorifique abandonné sur une autoroute autrichienne, pas loin de la frontière hongroise. Véritable électrochoc sur l’opinion publique allemande, ce drame déclenche une vague de solidarité spontanée au sein de la population et l’inflexion de la politique migratoire de la chancelière Angela Merkel : les portes de l’Allemagne s’ouvre alors à des centaines de milliers de demandeurs d’asile.

En faisant se croiser les destins des deux jeunes Asma et Tamim, l’une syrienne, l’autre afghan, tous les deux jetés sur les chemins de l’exil par les persécutions qui ont décimé leurs familles, le roman immerge sans ménagement dans la réalité crue et insupportable de la « route des Balkans », cette voie migratoire semée d’embûches, depuis la Grèce vers l’Europe centrale et de l’Ouest. Placé dans les pas aussi périlleux qu’exténuants des migrants, confronté au dénuement des pays les plus pauvres d’Europe où se développent les pires pratiques des réseaux de passeurs, le lecteur pris à la gorge par l’atrocité de l’hécatombe risque fort de devoir reprendre son souffle plusieurs fois avant de parvenir au terme du récit.    

A l’horreur répond pourtant le formidable élan de solidarité de la population allemande que son histoire a rendue particulièrement réceptive aux souffrances des personnes déplacées ou séparées par les frontières, à l’instar d’Helga, dont la famille connut l’exil lors de la redéfinition territoriale de l’Allemagne après-guerre, et qui vécut avec ferveur la chute du mur de Berlin et la réunification de son pays. La figure d’Angela Merkel domine dès lors toute cette partie du récit, au travers de la mise en place à ce moment, le devoir moral l’emportant face à la situation d’urgence humanitaire, de sa généreuse politique migratoire, on le sait réduite depuis sous la pression conservatrice.

Pointant du doigt les contradictions et les divisions européennes, et notamment l’ironie de la construction d’un nouveau mur en Hongrie, précisément là où s’était ouvert le rideau de fer en 1989, Christine de Mazières nous interroge sur notre propre passivité : ce que l’Allemagne a tenté depuis 2015, ce « Wir schaffen das - Nous y arriverons », était-ce donc si impossible dans d’autres pays d’Europe ? En 2019, un autre camion frigorifique livrait en Angleterre sa cargaison de 39 cadavres, tous des migrants vietnamiens...

Ce terrible roman, où quelques destins particuliers viennent souligner l’inhumaine réalité d’un drame humanitaire abordé par l’Europe en ordre dispersé, est sans aucun doute le plus convaincant de tous ceux qu’il m’a été donné de lire sur le sujet. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations : 

Depuis que chacun reçoit son flot abrutissant d’images sur petit écran, nul ne peut plus l’ignorer, même à Lom : la Bulgarie est le pays le plus pauvre de l’Union européenne, et cette région, l’une des plus déshéritées de Bulgarie. Bienvenue chez les oubliés de l’opulente Europe. D’entendre parler d’eux à la télévision, même en mal, les habitants de Lom ont apprécié, car enfin on parle d’eux, on officialise leur état de parias et leur plein droit à se plaindre comme de juste.
Des fonds européens s’y déversent pourtant. Au milieu du chaos, une route, un pont, un hôpital, une usine sont rénovés ou construits à coups de millions d’euros. Une belle plaque bleue couverte d’étoiles dorées, sur laquelle est inscrit L’EUROPE S’ENGAGE, est apposée sur l’ouvrage ou sur le bâtiment rutilant.
Tout est rénové avec l’argent européen : la place de l’église, repavée, le jardin public avec ses bancs coquets, la bibliothèque et ses ordinateurs en libre accès, de nouvelles canalisations d’eau.
Mais les gens ne sont plus là. Ils sont partis au loin chercher du travail. Et, parmi les écoles remises à neuf, certaines ont dû fermer faute d’élèves. Le pays se dépeuple, malgré les investissements. Inauguré en 2013, le nouveau pont de Vidin, à une heure de route de Lom en remontant le Danube vers l’amont, un ouvrage imposant long de deux kilomètres, reliant la Bulgarie à la Roumanie, n’a pas réussi à désenclaver cette région.
Tout cela ne suffit pas pour fournir du travail aux plus pauvres des habitants. Ils se retrouvent le ventre vide au bord de la table du festin, avec juste un peu plus de rêve de partir.
C’est une géographie du manque : ni argent, ni travail, ni chance. Pas étonnant que des pauvres de Lom soient tentés d’exploiter encore plus malheureux qu’eux, car il y en a toujours, des plus malheureux, ceux qui n’ont pas encore le passeport frappé de douze étoiles, le sésame d’une vie meilleure.
Ces forçats de la route, les peuples de l’Orient et de l’Afrique qui fuient les guerres et les assassins, sont une manne de désespérés aux ourlets cousus de dollars. Alors, les miséreux font leur blé sur le dos des migrants. Pauvres contre pauvres, c’est une loi du monde.
 
Elle est née il y a vingt ans en Allemagne, un pays qui nourrit un rapport spécial à son histoire. Les Allemands ont pour cela des mots longs et compliqués, Vergangenheitsbewältigung, le fait de surmonter le passé, ou Wiedergutmachung, la réparation des fautes passées.  
L’Allemagne oscille entre amnésie et devoir de mémoire, indifférence et sidération, histoires familiales retouchées et impressionnants mémoriaux, victimisation et responsabilité. Les villes sont semées de plaques commémoratives, les passants marchent sur des Stolpersteine, pavés rappelant le nom de victimes du nazisme. Mais il a fallu cinquante ans avant de reconnaître les crimes de la Wehrmacht. La légende d’après-guerre avait blanchi l’armée du Reich, afin de permettre aux dix-sept millions d’anciens soldats de vivre ou de reposer en paix, et à leurs familles, de tourner la page.
Alma sait pertinemment que l’histoire est une matière inflammable, et c’est cela qui l’attire : raconter l’histoire est sujet à controverses. Les historiens se querellent, la politique s’en mêle, les journaux exhument les dossiers enfouis, la mémoire s’embrouille. La plupart des familles sont bâties autour d’un puits d’ombre.

La ville de Torbat-e Heydarieh, cent vingt mille habitants, se situe dans le nord-est de l’Iran, dans la province de Khorasan-e Razavi. Le trafiquant d’hommes décharge ses passagers dans la cour d’un immeuble en construction. Un Iranien à la fine barbe taillée en pointe examine les quinze recrues. Ils vont rejoindre les ouvriers, tous également clandestins. Ils dorment sur place, dans des appartements sans portes ni fenêtres. Une couche de sable épandue à même le ciment, une natte par-dessus en guise de matelas. Il est dangereux de quitter le chantier pour des sans-papiers. Alors ils travaillent sans relâche, pour rembourser le passeur et gagner de quoi payer la prochaine étape.

La victoire était amère. Il tremblait de froid et n’arrivait pas à éprouver de joie. Il était pourtant arrivé en Europe. La chance lui avait souri. La main d’un pêcheur grec s’était tendue vers lui, mais sa vie de clandestin n’était pas terminée. Désormais, la route des Balkans se dressait devant lui, hérissée d’obstacles et de murs…  
Tandis que Tamim et ses compagnons se morfondent au fin fond d’une forêt hongroise, est achevée la clôture de barbelés de quatre mètres de haut et de cent soixante-quinze kilomètres le long de la frontière avec la Serbie. Un nouveau rideau de fer…
Vingt-six ans auparavant, le 2 mai 1989, la Hongrie commençait à démanteler sa frontière grillagée vers l’Ouest et, le 10 septembre 1989, elle ouvrait officiellement sa frontière vers l’Autriche, laissant passer des milliers de réfugiés est-allemands, avant que ne tombe le Mur de Berlin deux mois plus tard.
À présent, trois mille migrants arrivent chaque jour en Hongrie. Même après l’achèvement du nouveau mur, le nombre d’interpellations s’élève encore à huit mille sept cent quatre-vingt-douze le week-end du 28 au 30 août.
 
Tant de questions que l’on retient, par peur de blesser l’autre, par pudeur, par lâcheté… Tant de rêves que l’on garde pour soi, parce que la vie rêvée vaut moins que la vie réelle, pense-t-on. Mais qu’est-ce que la vie réelle ? Une vie édulcorée, banale, réduite à ce que l’on croit possible ? Une vie décente, qui plaira aux voisins ? Une vie comme on dessine les plans de sa propre prison ?

Après la série de naufrages en Méditerranée, qui a fait près de deux mille morts au début de l’année, les migrants privilégient désormais une autre route : les Balkans.
« “Les passeurs ont découvert une route et les flux deviennent de plus en plus importants”, a alerté Dimitris Avramopoulos, le commissaire aux Affaires intérieures de l’Union européenne. Cette route est meurtrière. Le drame de jeudi est le plus grave survenu en Europe, depuis la découverte macabre en 2000 de cinquante-huit immigrés chinois dans un container au Royaume-Uni. Depuis début janvier, plus de cent vingt-cinq mille migrants ont traversé la Macédoine, la Serbie, la Bosnie, l’Albanie ou encore le Kosovo pour entrer dans l’Union européenne. Ils étaient huit mille l’année dernière, rappelle l’agence européenne Frontex. »

… les étapes de la route des Balkans :
« Étape numéro un : de la Turquie vers la Grèce. La Turquie est un point de passage obligé vers “l’eldorado européen” et c’est là que les réfugiés affrontent les premiers dangers. La frontière terrestre avec la Grèce étant coupée par un mur, ils n’ont d’autre choix que de trouver un passeur pour monter à bord d’une embarcation surchargée. Avec un peu de chance, ils atteindront des îles grecques comme Kos, Chios, Samos ou Lesbos. »
(…)
« L’étape numéro deux, c’est la Macédoine, où sévissent des mafias qui enlèvent et rackettent les étrangers. De plus, depuis le 20 août, le gouvernement macédonien a décrété l’état d’urgence et bloque la frontière à l’aide de barbelés. Mais les migrants passent malgré tout et poursuivent leur route périlleuse.
« Puis il faut traverser la Serbie, et là, il faut se faire enregistrer dans un centre d’accueil débordé. Cela peut prendre du temps.
« Enfin, il est de plus en plus difficile d’arriver en Hongrie, depuis que, le 17 juin, ce pays a décidé de fermer sa frontière vers le sud pour couper la principale voie d’accès des migrants : un mur de barbelés est en construction. Il devrait être achevé à la fin août. Si les migrants parviennent à le contourner – une petite zone n’est pas encore grillagée –, ils devront encore affronter mille tracas. En effet, le gouvernement hongrois est résolument hostile aux migrants. Le Premier ministre hongrois a même lancé, en mai dernier, une consultation nationale sur l’immigration et le terrorisme… ».
 
L’identité des morts est maintenant connue. En face de chaque numéro est indiqué un nom, un prénom, un âge, un pays. Des vies réduites à cela, une identité, somme d’informations minimales, rien de plus. En face de la date de naissance, on ajoutera la date de la mort. Des décoctions de vies, qui passent à côté de l’essentiel ; la joie ressentie en contemplant un reflet du soleil couchant dans la vitre sale de l’autocar, le souvenir d’un baiser dans un bruissement de feuillage, un regard saisi à la volée et que l’on n’oublie pas. Ces fulgurances qui dévoilent la beauté du monde, à arracher le cœur, ces myriades de possibilités qu’offre la vie à chaque instant sont désormais closes. Toutes ces vies, scellées en destins.

« Voici une lecture qui m’a marquée, à ton âge, Alma, et qui me semble toujours être d’actualité : Zum ewigen Frieden, Vers la paix perpétuelle.
(…)
– Et tu te souviens peut-être, poursuit Helga, songeuse, que pour Kant l’établissement de la paix universelle présuppose la reconnaissance d’un droit à l’hospitalité pour toute personne dont la vie est en danger dans son propre pays. »

La chancelière semble détendue. Elle serre les mains, sourit pour des selfies. Un discours bon enfant, qui prend un tour sérieux quand elle évoque la crise des réfugiés. Elle répète : « Wir schaffen das ». Et insiste : « Dans cette situation, nous avons le devoir d’aider. » Elle dit aussi : « Celui qui vient pour de pures raisons économiques, il ne pourra pas rester. » En tant qu’Allemande de l’Est, elle rappelle l’année 1989, où les Hongrois, les premiers, ont laissé les citoyens de RDA fuir vers l’Ouest : « Il est difficile de voir que ceux qui ont, il y a vingt-six ans, ouvert pour nous les frontières, se comportent aujourd’hui très durement avec ceux qui ont fui manifestement sans autre choix. » 
  

 

 

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