samedi 10 octobre 2020

[Oriols, Marta] Apprendre à parler avec les plantes

 


 

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Titre : Apprendre à parler avec les plantes
           (Aprendre a parlar amb les plantes)

Auteur : Marta ORRIOLS

Traducteur : Eric REYES ROHER

Parution : en catalan en 2018
                   en français en 2020 (Seuil)

Pages : 256

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

À 42 ans, Paula Cid mène une vie ordinaire à Barcelone. Passionnée par son travail en néonatalogie et immergée dans la routine de la vie de couple, elle ne voit pas la catastrophe arriver : après quinze ans de vie commune, son compagnon la quitte pour une autre. Et quand il meurt dans un accident de vélo quelques heures plus tard, sa vie bascule.
Meurtrie, elle ne sait plus ce qu’elle est en droit de ressentir. À la douleur de la perte viennent s’ajouter la rancoeur, le sentiment d’abandon et la jalousie. Est-ce trahir la mémoire du défunt que d’entamer une nouvelle relation ou prend-elle sa revanche sur celui qui l’a trompée ?
Une année durant, elle observe les mouvements de son âme bouleversée, avec lucidité et auto-dérision, entre crises de larmes et fous rires inattendus. Et peu à peu la peine se mue en tendresse, tandis que les plantes de la terrasse redeviennent aussi luxuriantes que la vie qu’elle se promet d’avoir.

  

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Marta Orriols vit et travaille à Barcelone. Elle est historienne de l’art et se consacre également à l’écriture de scénarios pour le cinéma. Elle collabore régulièrement à des revues et des journaux. Apprendre à parler avec les plantes, véritable phénomène en Catalogne, est son premier roman.

 

 

Avis :

Paula, la quarantaine, est néonatalogue dans un hôpital de Barcelone. Le jour-même où il lui annonce qu’il la quitte pour une autre après quinze ans de vie commune, son compagnon se tue dans un accident de vélo. Déchirée entre chagrin, colère et jalousie, Paula devra entreprendre un long et difficile travail sur elle-même pour parvenir à faire son deuil et à se reconstruire.

Le sujet est difficile et peut risquer de rebuter par ce qu’on peut en imaginer de sombre et de déprimant. Après avoir ainsi rencontré quelques difficultés à entrer dans l’histoire, aussi un peu parce que les premiers chapitres m’ont fait craindre une de ces romances modernes aux connotations feel good dont je ne suis pas friande, j’ai fini par me laisser emporter par ce récit aux accents si véridiques que l’on est fortement tenté de le percevoir largement autobiographique. La finesse des analyses et des observations, tout comme la justesse des personnages, rendent au final ce livre parfaitement convaincant.

Si l’émotion affleure souvent, elle est toujours contenue avec une grande pudeur, l’impertinence et la causticité de Paula écartant tout risque de complaisance ou de sensiblerie. En définitive, c’est seulement lorsque, prise au dépourvu, Paula relâche le farouche contrôle qu’elle s’impose, que l’émotion nous envahit également, en particulier au travers des joies et des drames d’un service de néonatalogie, ou encore du lien entre l’héroïne et son père vieillissant.

Pétri des mille détails infimes qui construisent nos existences au quotidien et qui lui confèrent toute son authenticité, ce récit réussit à nous faire toucher du doigt l’infrangible solitude des êtres coulés par un accident de la vie, et qui, seuls, devront trouver en eux la force de revenir à flot, à bord d’un monde impassiblement vivant, et surtout, insupportablement moralisateur. (3/5)

 

 

Citations : 

Ce que j’avais connu petite – ma mère était tombée malade et était morte en quelques mois – s’était mué en un vague souvenir qui ne me rongeait plus. (…) Mon père avait débarqué, suivi de la directrice, laquelle avait frappé à la porte au moment même où le maître expliquait que dans le monde il y avait des animaux vertébrés et des animaux invertébrés. Le souvenir de la mort de ma mère est resté intimement lié aux lettres blanches tracées à la craie sur le fond vert du tableau scindant en deux le règne animal. Il y avait aussi ce nouveau regard chez celles et ceux qui jusqu’alors avaient été mes semblables, et je m’étais sentie lentement acculée vers un troisième règne, celui des animaux blessés à qui il manquera toujours une mère.
Même si cela ne devait pas la rendre moins terrible, la mort avait eu l’élégance de nous prévenir, et il y avait eu, entre cette annonce et son accomplissement, assez de temps pour les adieux, la prostration et les témoignages d’amour. Il y avait eu, surtout, la naïveté de croire au ciel, l’innocence de mes sept ans, et l’incapacité de comprendre que la mort est définitive.
Mauro et moi avons formé un couple pendant de nombreuses années. (…) Il est mort subitement il y a quelques mois, sans le moindre avertissement. (…)
Privée de ciel, de consolation et d’innocence, j’emploie les adverbes « avant » et « après » pour éviter de parler de Mauro au passé. La charnière est palpable. Il était vivant à mes côtés ce jour-là, il a bu du vin et a demandé un steak un brin plus cuit, (…). Quelques heures plus tard, il était mort.
Le restaurant avait une branche de corail pour logo. (…) Sans doute parce que chacun est libre d’enjoliver son malheur avec tous les fuchsias, jaunes, bleus et verts qu’exige le coeur, depuis le jour de l’accident je me représente l’avant et l’après de ma vie comme la Grande Barrière de corail. Dès que je me demande si telle ou telle chose est survenue avant ou après la mort de Mauro, je m’efforce d’imaginer ce grand récif corallien, le plus grand du monde, de le remplir de poissons colorés et d’étoiles de mer, d’en faire un équateur de vie.
Lorsque la mort cesse de toucher uniquement les autres, il faut veiller à lui faire une place de l’autre côté de la barrière, car sinon elle occuperait tout l’espace avec une totale liberté.
Mourir n’a rien de métaphysique. Mourir est physique, tangible et réel.

Elle est fâchée contre une vie qui s’est pourtant montrée généreuse. Il y a des gens qui fleurissent au milieu de la tourmente mais qui se flétrissent lorsque tout va bien, dépérissent et laissent s’éteindre la flamme qui les rendait uniques.
 
Assise par terre, j’observe la poussière accumulée sous les casiers. Des moutons gris comme le troupeau d’une vallée maudite. Jeudi, j’irai dîner et rire. Les déblais de la vie, on les dissimule où on peut.

On perçoit beaucoup de choses quand on est petit, bien qu’à cet âge-là on soit trop faible pour essayer d’en changer le cours.

J’ai découvert que la douleur, l’impuissance et la tristesse, loin de faiblir avec le temps, perdurent à l’état larvaire, prêtes à ressurgir à la moindre occasion.

La mémoire retient des faits qui à l’époque n’avaient rien d’exceptionnel – enfiler des chaussettes toutes neuves – et qui lorsqu’ils ont lieu ne nous préviennent pas que nous créons un souvenir unique de la mère que nous allons bientôt perdre.

Un fardeau de ressentiment et de rage, de douleur inconsolable, un poids qui creuse dans la terre et s’y enfonce dans ses ultimes profondeurs, y érige des murs droits pointus et sombres, et du haut desquels s’échappent des corbeaux qui en survolent l’entrée pour s’assurer que personne ne pénètre. Il est à toi, rien qu’à toi. Tiens. Lamente-toi. Déchire-toi le coeur si tu veux, il n’y aura personne pour te comprendre, car il n’y a rien à comprendre. Attrape-le. Il est à toi, rien qu’à toi, jamais tu ne sentiras à ce point le poids de la propriété. Il est incessible. Ne t’avise pas de le partager, il serait tourné en dérision. C’est le vide, l’absence, la nostalgie comme un gouffre. Et même si nous tous qui sommes de ce côté avons un coeur, tu n’en trouveras pas deux semblables. Chaque témoin endure le sien et survit à sa propre version. Un nouvel endroit. Bienvenue. De l’autre côté, on ne le nomme pas vide, pas plus qu’on aperçoit les corbeaux. De l’autre côté, on cherche des phrases toutes faites comme celles que j’ai utilisées pour détendre les traits de parents désespérés. Je leur disais qu’avec le temps ils s’en remettraient, qu’il fallait se montrer forts et ne regarder que l’avenir. Qu’est-ce que j’en savais du vide ? Rien. Je ne pouvais pas savoir que des corbeaux en garderaient l’entrée, devant chaque mère, chaque père, chaque coeur brisé.

Les grands changements ont ceci de particulier qu’on les perçoit dans les petites choses.
 
Les souvenirs sont malléables et très faciles à retoucher. Il suffit d’en découper la silhouette et d’y apposer un nouveau fond, de succomber aux vices de notre époque et de les augmenter, de jouer avec des filtres qui les rendront plus beaux, de se composer un passé sur mesure pour affronter un présent en chair et en os, dans lequel il ne sera pas nécessaire d’être à ce point intransigeant. Car personne ne viendra fourrer son nez dans notre solitude pour nous dire que cette ombre-là n’existait pas et que ce coin-là est plus lumineux.

Je ferme les yeux aussi fort qu’il m’est humainement possible de le faire, jusqu’à les entendre gémir au-dedans et froisser mes paupières comme deux parchemins.
 

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