samedi 30 avril 2022

[Jarawan, Pierre] Tant qu'il y aura des cèdres

 

 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Tant qu'il y aura des cèdres
            (Am Ende bleiben die Zedern)

Auteur : Pierre JARAWAN

Traducteur : Paul WIDER

Parution : en allemand en 2015,
                   en français en 2020
                   (Héloïse d'Ormesson)
                   et 2021 (Le Livre de Poche)

Pages : 496

 

   

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Après avoir fui le Liban, les parents de Samir se réfugient en Allemagne où ils fondent une famille soudée autour de la personnalité solaire de Brahim, le père. Des années plus tard, ce dernier disparaît sans explication, pulvérisant leur bonheur. Samir a huit ans et cet abandon ouvre un gouffre qu'il ne parvient plus à refermer. Pour sortir de l'impasse, il n'a d'autre choix que de se lancer sur la piste du fantôme et se rend à Beyrouth, berceau des contes de son enfance, pour dénicher les indices disséminés à l'ombre des cèdres.

Voyage initiatique palpitant, Tant qu'il y aura des cèdres révèle la beauté d'un pays qu'aucune cicatrice ne peut altérer. À travers cette quête éperdue de vérité, se dessine le portrait d'une famille d'exilés déchirée entre secret et remord, fête et nostalgie.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Pierre Jarawan est auteur, poète, scénariste et modérateur à Munich où il vit. Fils d’un Libanais et d’une Allemande, il est né en 1985 à Amman en Jordanie. Il est champion de slam depuis plusieurs années en Allemagne. Son premier roman Tant qu’il y a des cèdres a paru aux EHO en 2020.

 

 

Avis :

Ses parents ayant fui le Liban déchiré par la guerre en 1983, Samir nait l’année suivante en Allemagne. Sa vie y est sereine, jusqu’à ce qu’elle bascule brutalement l’année de ses neuf ans, lorsque, perturbé par une vieille photographie retrouvée, son père quitte leur domicile sans préavis ni explication, pour ne plus jamais donner de ses nouvelles. Devenu adulte, Samir reste obsédé par ce père disparu. Il se rend au Liban pour tenter de retrouver ses traces, passées bien sûr, mais peut-être aussi plus récentes…

Ce livre est bâti sur une obsession : celle d’un fils marqué au plus profond par une blessure d’abandon, incapable de se construire sur cette béance d’autant plus dévastatrice qu’elle s’assortit de la plus noire incompréhension. Pourquoi ce père est-il parti ? Vit-il ailleurs ? Donnera-t-il signe de vie un jour ? Pour Samir, la quête est fondamentale, identitaire même, puisqu’elle le mène inévitablement à ses racines et à la découverte du pays de ses ancêtres. A l’abandon vient se superposer l’exil, dans une surenchère de déchirements accumulés sur plusieurs générations. Et le parcours désespéré de Samir sur les traces ténues de son père disparu devient inévitablement un cheminement initiatique, au plus près d’un passé où se mêlent drames familiaux et histoire du Liban.

Très vite attaché aux personnages, le lecteur partage bientôt le besoin de savoir de Samir et se retrouve suspendu aux incertitudes de sa quête. Peu à peu, au hasard des rencontres et des fatalités qui vont paver son chemin non sans émotion ni poésie, Samir découvre ce que fut la vie de ses parents au Liban, en même temps qu’il prend la mesure de ce pays et qu’il s’imprègne de ses parfums, de sa chaleur et de ses drames. Se révèle ainsi, au fil des pages, l’âme de ce territoire si particulier du Proche-Orient, qui, de la trépidante Beyrouth aux rudes montagnes enneigées abritant des cèdres millénaires, se vit progressivement impliqué dans le conflit israélo-palestinien dès la fin des années soixante, bascula dans une guerre civile interconfessionnelle, se retrouva occupé par la Syrie, plus tard en guerre contre Israël, et toujours dans une grande instabilité politique. C’est bien sûr le coeur serré que le lecteur projette les personnages dans l’actualité libanaise postérieure à la narration…

Avec ses protagonistes tous plus attachants les uns que les autres, son exploration humaine, sensible et poétique de l’identité libanaise et des affres de sa diaspora, ce récit s’avère captivant, autant pour la tension romanesque qui le traverse, que pour sa vivante et instructive peinture du Liban contemporain. Un premier roman magnifique, sur l’exil, l’identité et la filiation. (4/5).

 

Citations :

– Les cèdres sont menacés. Les gardiens veillent à leur santé, procèdent à des reboisements et s’occupent du parc existant. Et, comme tous les gardiens, ils doivent aussi s’opposer aux intrus.
– À savoir ?
– Les bergers.
– Les bergers ?
– Absolument. Ils font paître leurs troupeaux sur les zones de reboisement, car l’extension des forêts diminue leurs pâturages. Et leurs chèvres mangent les jeunes plants.
Son regard se promène parmi les arbres.
– Mon père a rejoint les rangs des gardiens des cèdres après la guerre. (…)
Les arbres sont si énormes, si majestueux. Il semble inconcevable qu’ils puissent un jour ne plus se dresser en ces lieux.
– La plus grande menace, c’est le changement climatique, dit Nabil, qui semble décidément lire dans mes pensées. L’altitude idéale pour les cèdres se situe entre mille deux cents et mille huit cents mètres.
– À quelle altitude sommes-nous ici ?
– Environ mille quatre cents mètres. Autrefois, c’était parfait, la neige tombait régulièrement et tenait longtemps au sol, qui restait des mois durant froid et humide. Sans le froid, les cèdres ne peuvent germer, ce qui signifie…
Il me guette comme un professeur attendant une réponse.
– Ce qui signifie que leur habitat naturel se trouve à des altitudes de plus en plus élevées, complété-je.
– Exactement, approuve Nabil. Mais les monts du Liban ne se hissent pas à l’infini. S’il ne pleut pas l’été, et que les arbres ne peuvent même plus tirer un minimum d’humidité de la brume printanière, alors tôt ou tard il n’y aura plus de cèdres.
Cette perspective me bouleverse. À mes yeux, le Liban est indissociable de ces géants.
– Quelle splendeur ! dis-je plus pour moi-même que pour mon compagnon. Ils sont identiques à ceux sur le drapeau.
De nouveau, Nabil opine.
– C’est pourquoi nous disons parfois qu’ils ont « la forme du drapeau ». L’eau du sol ne peut nourrir l’arbre que jusqu’à une certaine hauteur.
Il observe la cime de l’arbre devant nous.
– De huit à dix mètres, environ. Ensuite, le sommet meurt et le cèdre commence à prendre son allure caractéristique.
Il dessine dans l’air les branches se superposant horizontalement. Nous parcourons un moment les prairies et les sentiers étroits. J’essaie d’imaginer ce qui arrivera peut-être un jour – l’herbe haute et sauvage, les cèdres desséchés voire exterminés. En levant les yeux, on ne découvrirait plus de sommets enneigés, rien que des éboulis et des roches blanches. Qu’est-ce que cela signifierait, pour ce pays qui a fondé sur cet arbre son identité et même son nom – le pays des cèdres ? Le cèdre est partout ici, sur les timbres, les billets de banque. Le Liban, un pays sans nom ?
– Ne prenez pas cet air bouleversé, dit Nabil en me tapant sur l’épaule. Quand le dernier cèdre disparaîtra, il y a longtemps que nous ne serons plus là. Ces arbres sont beaucoup plus endurants que nous. Il se pourrait aussi que la mer reprenne possession de la côte et que tout retourne ici à son état préhistorique.
Il éclate d’un rire insouciant. Aussi curieux que cela puisse paraître, l’idée que les humains ne verront pas mourir les cèdres a quelque chose de rassurant.
 
 
– Il n’existe qu’une université publique au Liban. C’est là que vont tous ceux qui n’ont pas de bourse et ne peuvent se permettre d’aller dans le privé. Mais elle n’a pas le niveau des autres. On raconte que les professeurs manquent des cours sans s’excuser, ou qu’ils mettent des mois à corriger les copies de fin d’année. Seules les universités privées dispensent un enseignement digne de ce nom.
– Et elles sont très chères ?
– Pouah ! lance-t-il en agitant la main comme s’il s’était brûlé. Une année dans une université moyenne coûte environ dix mille dollars. Certains parents mendient pour y envoyer leurs enfants, tu imagines ?
– Ils mendient ?
– D’autres tentent de marchander avec les universités comme au souk, et beaucoup d’établissements privés proposent des rabais en fonction des notes. Les bons étudiants paient moins cher. Il n’empêche, les études coûtent une fortune. Sais-tu ce que font les pères ? Ils partent travailler dans les États du Golfe, où ils gagnent dix fois plus, à Dubaï, à Abou Dhabi ou au Qatar. Grâce à cet argent, ils financent les études de leurs enfants au Liban. Et quand ces derniers réussissent leurs examens, ils vont à leur tour dans les pays du Golfe, ou en Europe, du moins s’ils en ont les capacités.


La femme qui nous a accueillis a déclaré s’appeler May. Comme motif de notre visite, j’ai dit : « Je suis un parent », ce qui m’a valu un coup d’œil sceptique. Elle n’est toujours pas revenue. Je regarde Nabil d’un air interrogateur.
– Une Sri-Lankaise, explique-t-il. C’est l’usage dans les classes supérieures libanaises.
– J’aurais pensé qu’elle était d’origine africaine.
Il hausse les épaules.
– Ça a commencé dans les années cinquante et soixante, quand le pays prospérait, surtout d’un point de vue économique. Aujourd’hui encore, quand on a un certain standing, il faut avoir une domestique. La plupart venaient du Sri Lanka, autrefois. Du coup, forts de l’indécence que procure l’argent, les riches en ont fait une expression courante. Je conduisais un homme d’affaires un jour, et sais-tu ce qu’il m’a dit ? « Nous avons maintenant une Sri-Lankaise qui vient d’Angola. » Invraisemblable, pas vrai ?
 
 
– Beaucoup d’agences de voyage se sont spécialisées dans les mariages civils à Chypre. On arrive le matin, on passe à la mairie, on officialise le mariage à l’ambassade, on fait un crochet l’après-midi par la chambre d’hôtel et on rentre le soir.
– Mais pourquoi ?
– Parce qu’il n’y a pas d’alternative sur le marché libanais. Le mariage civil est impossible ici, et les mariages religieux ne peuvent être célébrés qu’entre personnes de même confession.
– Combien de couples interreligieux veulent se marier ?
– De plus en plus. C’est un sujet d’actualité, surtout chez les jeunes.
– Et les dirigeants religieux y voient une menace ?
– C’est tout le problème. Le sujet divise énormément. S’ils n’ont plus leur mot à dire dans les mariages, leur autorité sera amoindrie. Dans un pays comme le nôtre ? Impossible !
– Pourquoi ne pourrait-on pas autoriser à la fois le mariage civil et le mariage religieux ?
– Parce que ce serait un compromis. Et ces gens n’aiment pas les compromis. Il y a eu cette affaire qui a fait grand bruit dans les médias. Il existe une loi de 1936, un vestige de l’époque du mandat français, avant l’indépendance, qui autorise le mariage civil au Liban, à condition que les deux époux n’appartiennent à aucune religion. Un couple a fait effacer son appartenance religieuse dans le registre des naissances afin de pouvoir en bénéficier. Lui était sunnite, elle chiite. Ç’a été un beau bordel. Le ministre de l’Intérieur a dû statuer sur la légalité de leur union.


– Mais… je veux dire, combien existe-t-il de groupes religieux au Liban ? Dix-sept ?
– Dix-huit.
– Dix-huit. Pourquoi n’y voit-on pas une chance et ne permet- on pas des mariages mixtes ? Ce serait un pas décisif. Imagine un Liban où des enfants auraient une grand-mère sunnite et l’autre maronite, et un grand-père chiite et l’autre druze !
– Je vois où tu veux en venir…
– Comment un tel enfant pourrait-il éprouver de la haine pour les membres d’autres religions ? Une telle loi ne permettrait-elle pas de rassembler enfin les diverses minorités ? D’en faire une nation ? Est-ce que ce ne serait pas révolutionnaire ?
– Oui, révolutionnaire, a dit Nabil d’un ton mélancolique. Mais c’est justement ce que redoutent les politiciens, aussi veulent-ils éviter à tout prix un tel changement. Ici, politique et religion ne font qu’un. La paix dont tu rêves est le cauchemar de tous les chefs religieux. Il faut qu’un pays soit divisé pour qu’on les écoute encore… 
 

– C’est un Syrien, dit Nabil. Un enfant de réfugiés.
– Comment le sais-tu ?
– La corniche en est remplie. Surtout dans les rues avec des bars et des restaurants.
Nabil me désigne un vendeur qui tente de fourguer des lunettes de soleil à un couple. L’homme les essaie, mais sa compagne secoue la tête, visiblement sceptique.
– Ce sont tous des réfugiés. Ce garçon est peut-être seul ici, ou avec sa mère. La plupart des réfugiés syriens sont des femmes avec leurs enfants. Soit leurs maris se battent contre Assad, soit ils sont morts, soit ils ont fui dans un autre pays où il est plus facile de trouver du travail afin de pouvoir envoyer de l’argent à leurs épouses. Et les enfants doivent participer à l’effort s’ils veulent s’en sortir.
J’en ai entendu parler aux informations. Le Liban a accueilli plus d’un million de réfugiés, pour une population d’à peine quatre millions d’habitants.
– Ils logent dans les vieux camps, où il y a aussi beaucoup de Palestiniens. Tu sais, dans la périphérie. Sinon, ils habitent dans la ville même, dans des endroits misérables, sans eau courante ni électricité.
– Quelle est l’attitude des Libanais envers eux ?
– Il est difficile de parler des Libanais en général. Les Allemands ont-ils un problème avec les réfugiés dans leur pays ?
– Certains, oui.
Nabil me regarde.
– L’Allemagne a combien d’habitants ?
– Environ quatre-vingts millions. Il fronce les sourcils. – Dans ce cas, il faudrait que vous accueilliez dix-neuf millions de réfugiés pour parvenir au même niveau que nous.
 

Mais pour revenir à ta question, bien sûr que certains Libanais s’opposent à l’afflux de réfugiés. Les Syriens restent un sujet sensible dans ce pays. Voilà moins de dix ans que leurs soldats sont partis, et maintenant ce sont leurs civils qui arrivent. L’armée syrienne n’est pas franchement appréciée par ici. Pour une bonne partie des Libanais, les Syriens représentent des années d’oppression et de brimades. Sans compter qu’il est tout à fait plausible que les Syriens aient assassiné Hariri, l’affaire n’est pas encore résolue. Nous aimions tous Hariri. Le gouvernement libanais est divisé en deux camps : d’un côté les sunnites et les chrétiens, de l’autre le Hezbollah. Les sunnites fournissent des armes et des munitions à l’opposition en Syrie, tandis que le Hezbollah la combat au côté d’Assad. Tu comprends ? Au fond, la guerre civile libanaise s’est déplacée de l’autre côté de la frontière. Tu vois toujours les mêmes aux informations, couchés sur des couvertures dans des camps et ainsi de suite. Mais il y a aussi quantité de riches Syriens qui ont fui et louent des étages entiers d’hôtels, ainsi que ces penthouses que tu vois ici.
Il pointe du doigt les immeubles en face de nous.
– Ils sont nombreux, mais ils n’apparaissent pas dans les statistiques des réfugiés. Ces Syriens appartiennent à une autre catégorie. Pour eux, c’est aussi simple que s’ils rentraient chez eux.
– Chez eux ?
– Beaucoup de Syriens considèrent le Liban comme une partie d’une grande Syrie. À leurs yeux, nous ne sommes jamais devenus indépendants. Si tu les interroges, ils te disent qu’ils se sont juste un peu rapprochés de la mer.


 

jeudi 28 avril 2022

[Duke, Paul] Sous le sol de coton noir

 

 

 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Sous  le sol de coton noir

Auteur : Paul DUKE

Parution : 2022 (Editions du Rocher)

Pages : 296

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Après une mission au Soudan du Sud qui tourne mal, le narrateur, ex-salarié d'une ONG humanitaire, se terre en Normandie, traumatisé. Jusqu'au jour où il retrouve le téléphone d'Arthur, un photographe qui l'avait accompagné à Malakal, tué dans des circonstances mystérieuses. Il se replonge alors dans ce passé trouble qu'il voulait oublier… lorsqu'il était au coeur des bombardements, dans une base des Nations Unies, près d'un camp de population shilluk. Trente mille personnes y vivaient dans la peur, la misère, mourant de faim, quand elles n'étaient pas massacrées par les troupes gouvernementales du SPLA (Sudan People's Liberation Army), occupées à extraire le pétrole de ce sol de coton noir.

Dans ce contexte brûlant de nettoyage ethnique, de tensions et de manipulations politiques, le narrateur parviendra-t-il à connaître la vérité sur la mort d'Arthur ?

  

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Engagé dans des organisations non gouvernementales comme Médecins Sans Frontières, Paul Duke effectue, depuis une quinzaine d'années, des missions dans le monde entier auprès des populations les plus vulnérables (Afghanistan, Irak, Mali, Soudan du Sud, RDC…). Sous le sol de coton noir est son premier roman.

 

 

Avis :

Cela fait un an que, traumatisé par une mission au Soudan du Sud qui a viré au drame, le narrateur a démissionné de l’ONG humanitaire qui l’employait. Déterminé à comprendre enfin la vérité sur ce qu’on avait alors fait passer pour un accident, il entreprend de réexaminer à la loupe le déroulement des événements qui ont conduit à la mort, dans de troubles circonstances, du photographe de presse qui travaillait là-bas à ses côtés.

Après un demi-siècle de guerre civile quasi continue depuis l’indépendance du pays en 1956, le Soudan se divisait en deux états en 2011, coupant le Nord et ses raffineries, de l’essentiel des réserves pétrolières localisées dans le Sud sécessionniste. Aux dissensions ethniques s’ajoutait ainsi une déchirure économique, impactant drastiquement les revenus du Nord et de son ethnie majoritaire des Dinkas : autant d’huile jetée sur un brasier qui ne demandait qu’à repartir, pendant qu'au Sud, Président et Vice-président commençaient à s’empoigner par coup d’État interposé.… Les combats reprenaient dès 2013, l’armée sud-soudanaise bien décidée à sécuriser les champs de pétrole contre les forces rebelles, au passage prétexte tout trouvé, ni vu ni connu, pour une épuration ethnique. Rapidement dénoncés par les observateurs de l’ONU, des massacres de civils touchaient particulièrement la ville stratégique de Malakal et l’ethnie des Shilluk. C’est là que l’on retrouve notre narrateur, envoyé au secours d’un camp de réfugiés encadré par différentes ONG. Ce camp n’est que l’un de ceux où s’entassent aujourd’hui un total de plusieurs centaines de milliers de déplacés sud-soudanais, plus de deux millions d’entre eux ayant dû fuir la guerre civile et ce qui a été qualifié de crimes contre l’humanité.

Fort de ses dix ans d’expérience sur le terrain de l’humanitaire au service de différentes ONG, notamment au Soudan du Sud, l’auteur sait de quoi il parle. Ses personnages se retrouvent confrontés, tout comme lui l’a manifestement été, à une situation catastrophique dont ils essaient de pallier comme ils peuvent les conséquences : peur, misère, famine et épidémies, mais aussi bombardements, continuent à décimer des réfugiés entassés dans les pires conditions, matérialisées de manière frappante par la poussière et la boue, spectaculairement noires et envahissantes, évoquées par le titre. Mais l’insupportable ne se limite pas pour eux au terrible drame humain auquel leurs équipes tentent tant bien que mal d’apporter quelque soulagement. Pour travailler, les organisations humanitaires ne peuvent se passer de la caution des gouvernements locaux, responsables ou pas des exactions commises. Les compromis nécessaires les amènent ainsi à collaborer d’une main, pour pouvoir secourir de l’autre. Tenues, sous peine d’expulsion, à une certaine discrétion et donc à une forme de complicité pouvant inclure divers arrangements, notamment financiers, elles se retrouvent à panser les effets sans pouvoir traiter les causes, louvoyant en haut lieu dans de troubles eaux politiques pour mieux s’incruster sur le terrain opérationnel. Vues de leur fenêtre, la presse et les flambées médiatiques, suscitées par quelques images choc, ne font le plus souvent que les placer en porte-à-faux…

C’est avec une sombre lucidité que l’auteur nous expose ce qui fait le véritable propos de ce roman : la schizophrénie des ONG humanitaires, prisonnières d’une ambiguïté qui touche d’ailleurs jusqu’à leur raison d’être. Car, si pour elles, dénoncer comporte le risque de se faire éjecter du terrain, résoudre signifie aussi, à l’extrême limite, perdre à terme toute finalité. La réflexion amèrement menée par le narrateur lui fait prendre conscience de maints conflits d’intérêts, potentiellement à l’origine du drame qui l’a tant touché. D’abord envahi par la colère et la révolte, il évolue peu à peu vers une compréhension désabusée d’enjeux rien moins que simples.

Aussi sombre que la boue noire où s’engluent ses personnages, ce récit aux allures de thriller est, au travers de la situation méconnue du Soudan du Sud, une occasion particulièrement éclairante de découvrir, avec acuité et nuances, les dessous et les enjeux, bien plus complexes qu’ils n’en ont l’air, des organisations humanitaires. Une lecture mémorable et un premier roman très réussi. (4/5)

 

 

Citations :

À l’est : le « POC » pour Protection of civilians. Cet immense espace barricadé entre les murs de la base de l’UNMISS abritait trente mille personnes alors que sa capacité maximale était officiellement de dix mille. Trois fois plus de déplacés devaient se partager les rations alimentaires, l’eau potable, les tentes, les toilettes. Ils avaient échappé à la mort et se retrouvaient désormais dans des conditions tellement inhumaines qu’ils avaient forcément dû se demander si l’alternative n’aurait pas été plus clémente. En plus de trois ans d’existence, ce camp connaissait un taux de suicides incroyable. L’un des premiers témoignages que j’avais recueillis était celui de Joseph, un homme d’une trentaine d’années, qui se demandait combien de temps il allait tenir. Dans la culture des Shilluks, s’ôter la vie était plus honorable que voler le pain de son voisin.

À l’intérieur du POC, le seul signe d’une quelconque vie était le marché. La rue principale, qui séparait les ethnies shilluk et nuer, était le lieu d’échange. Parfait exemple de l’humour humanitaire, nous avions surnommé cette rue les Champs-Élysées. Seules les femmes pouvaient sortir du camp pour aller faire un peu de commerce en ville, car elles ne seraient pas accusées de rébellion. Les soldats postés en dehors se réservaient également le droit de les violer quand elles empruntaient le chemin d’un kilomètre à travers la brousse, entre le camp et la ville. Tout ce qui se trouvait sur le marché était ce que ces femmes avaient pu rapporter. Sur une photo, on en voyait une, triste et cadavérique, derrière son étal pitoyable de paquets de cigarettes locales, de gâteaux secs et rassis importés du Soudan, ainsi que quelques oignons qu’elle avait réussi à faire pousser. Habillée d’un drap bleu noué sur une épaule, elle contemplait les passants tout en essayant de surveiller son étal d’un œil vigilant. C’était son seul gagne-pain, ou son « moyen d’existence », comme disaient les humanitaires. La tristesse de ce terme ne m’affectait pas autant à l’époque. C’était le jargon. On encourageait des gens partout dans le monde à développer leurs « moyens d’existence ». Pour cette femme sur la photo, avec son maigre étal, je ne donnais pas cher de son existence. L’autre particularité frappante de cette photo était la couleur. La terre argileuse de cette région du monde, nommée Black Cotton Soil, ou sol de coton noir, était d’un gris anthracite qui accentuait l’atmosphère glauque. En saison des pluies, ce sol devenait un bain de boue qui rendait toute circulation, même à pied, extrêmement difficile. En arrière-plan, des tentes blanches, mais couvertes de cette boue grise à cause des précipitations. Entre la femme drapée de bleu, les abris et les passants, on avait affaire à une multitude de couleurs, mais contaminées par la terre. Dans ce camp, ces nuances de tons n’étaient qu’une illusion parmi d’autres. La faible saturation de la photo réduisait les couleurs au silence, tout comme les personnes qui les arboraient.
 
Le SPLA utilisait le prétexte de la guerre civile pour « réorganiser » le pays. L’armée poussait les ethnies autres que dinka, celle du président, en dehors des zones urbaines. Ceux qui ne voulaient pas partir se faisaient tuer. Les villes étaient repeuplées de Dinkas, qui leur feraient gagner les futures élections. Un pur exercice de nettoyage ethnique.
Le spectre du génocide rwandais planant au-dessus de ce contexte, les Nations unies étaient intervenues avec leur impuissance habituelle. Les organisations humanitaires, dans la zone depuis des décennies, continuaient à assurer quelques services de base aux populations opprimées. Indépendant depuis seulement cinq ans, le pays constituait désormais une des pires catastrophes humaines du xxie siècle. Le Soudan du Sud « concurrençait » les guerres en Syrie, en République centrafricaine, au Yémen ou en Afghanistan pour remporter la palme de l’horreur et donc la part du lion des financements de l’aide. Quel rôle jouait le gouvernement en semant le trouble pour faire affluer cette aide afin de la détourner ? L’histoire ne le dit pas.

Al Mafraq. Pays de Bédouins qui depuis des millénaires traversaient la frontière comme pour aller boire le thé chez les voisins, qui échangeaient par caravanes interposées. Maintenant, c’est le foyer d’un camp qui abrite 80 000 réfugiés syriens. Comme si la ville de La Rochelle venait s’implanter là, au milieu de nulle part.

On parle tous les jours de réfugiés, mais le monde occidental refuse d’imaginer une telle vie : devoir tout quitter du jour au lendemain, marcher pendant des jours et des jours, jusqu’à un grand terrain vague dans un endroit inconnu. Ce terrain devient un camp, et ce camp devient ton nouveau chez-toi. D’un seul coup, pour te loger, te nourrir, éduquer tes enfants, t’es complètement livré à toi-même. Et c’est le cas pour des dizaines de milliers de personnes autour de toi. En France, on peut éventuellement se reposer sur quelques institutions, mais là, c’est ton propre pays qui te chasse. Soit parce que la guerre détruit ta maison, soit parce qu’on n’aime pas ta gueule ! T’as pas la bonne ethnie, la bonne religion, le bon bord politique… Tu dégages !
Et ce phénomène existe partout. À croire que c’est davantage la norme par rapport à la vie stable qu’on connaît en France, bien au chaud avec la Sécu, les allocs, le RSA (bon, c’est peut-être pas une référence !).
En tout cas, je pense qu’on a beaucoup de choses à dire, sur le déplacement en général. Avec 65 millions de personnes concernées dans le monde, on n’a jamais vu de chiffres de déplacements de populations aussi gros depuis la Seconde Guerre mondiale ! On parle beaucoup de la « crise des migrants ». Migrants, réfugiés… Quel que soit le terme, ce sont avant tout des gens, putain ! 
 
Le devoir de neutralité nous empêche, nous humanitaires, de dénoncer haut et fort les fautifs. Nous ne traitons pas les causes des crises, mais leurs conséquences. Nous ne pouvons pas mettre en péril nos opérations d’aide aux populations en disant que les autorités qui nous accueillent sont les mêmes qui commettent les exactions sur leur propre peuple. Les gouvernements que nous sommes censés aider instrumentalisent les humanitaires, qui ne deviennent alors que de vulgaires pansements sur des jambes de bois. Ils nous voient comme un outil politique en tolérant notre présence. En revanche, en faisant appel à des journalistes, nous marchons sur des œufs, mais parvenons tout de même à faire savoir au monde que le gouvernement est en train de massacrer son propre peuple. Les ONG apportent une réponse concrète aux maux de populations vulnérables, mais changent moins les choses que les journalistes, qui lèvent le voile sur les crimes commis.

— Synergies ?
— Ouais, c’est un événement petits-fours qui rassemble la crème du privé, du public et de l’associatif pour ce que j’appelle la Françafrique 2.0 : créer des projets qui ne font que grossir les intérêts français à l’étranger. Le public étend son influence, le privé s’en met plein les fouilles aux dépens de boîtes du sud, et les ONG développent encore des projets garantissant leur survie même si les populations n’en ont pas besoin. Stéphane va prendre la parole à une conférence, c’est la semaine prochaine au palais Brongniart.

— En tant que spécialistes en eau, hygiène et assainissement, nous nous chargeons de l’identification des cas de choléra. Quand on suspecte un cas, nous amenons le patient ici, le temps des tests au laboratoire. Si c’est une simple diarrhée, on renvoie la personne chez elle avec de quoi s’hydrater. Si c’est le choléra, elle reste ici jusqu’à sa guérison. Enfin, si elle est prise en charge à temps… On ne compte aucun cas en ce moment, mais vous verriez cet hôpital en saison des pluies…
— Bondé ? demande Arthur.
— Oui… Dans un centre de choléra à plein régime, tu vois des gens allongés partout, qui se vident par tous les orifices. Je te laisse imaginer l’odeur. Le personnel médical est débordé, c’est la panique. Un malade du choléra peut mourir en trois heures. Surtout dans un contexte propice à la famine comme ici, les gens sont faibles.
— Je suppose que la mousson, ce n’est pas de la petite pluie…
— C’est le déluge. Le sol de coton noir transforme le camp en un immense marécage, et ses fossés en torrents. Je vous conseille de ne pas tomber dedans. Les fosses septiques des latrines débordent, la merde se répand partout. Les conditions sont optimales pour faire proliférer les maladies !
 
L’impact de l’aide humanitaire ne se jouait pas sur le terrain, dans les villages de pays en développement, mais en réalité dans des salons luxueux comme ceux du palais Brongniart, place de la Bourse, à Paris. Les pontes du milieu avaient troqué le gilet de pêcheur et le baggy à poches pour le costume. Les ONG clamaient haut et fort leur indépendance afin de conserver une image qui inspire confiance auprès de leurs donateurs actuels et potentiels. En réalité, si elles percevaient les fonds des États, elles ne s’insurgeaient plus contre leurs actions plus ou moins discutables et se laissaient instrumentaliser par ces mêmes États à des fins politiques. Les guerres se répercutaient inévitablement sur les populations et leurs besoins essentiels, mais tant que les intérêts de l’État et de ses entreprises chéries étaient saufs, ce n’était pas si grave. La France pouvait agir pour mettre un terme au conflit au Yémen. Pour ce faire, elle vendait des armes à l’Arabie Saoudite, dont le bilan en matière de Droits de l’homme donnait peu cher de sa peau. De grandes fondations saoudiennes se vantaient ensuite de financer la reconstruction du pays et les ONG européennes, comme Action Internationale, se bousculaient au portillon pour essayer de grappiller une miette du gâteau. Ce n’était qu’un exemple de ce qui se tramait dans les conférences comme Synergies.

Dans un souci d’impartialité, notre ONG fournit des services d’assainissement aux déplacés, mais également aux habitants de la ville, principalement d’ethnie dinka depuis la purge. Une bonne moitié d’entre eux sont des soldats du SPLA. Les compromis auxquels doivent se soumettre les ONG peuvent les contraindre à fournir des services aux belligérants, à l’origine des exactions, voire de la crise qui les fait intervenir. Le serpent se mord la queue une fois de plus. Si l’État nous tolère, c’est à la fois parce que nous apportons des services à leurs soldats, mais aussi pour donner au monde l’image d’un gouvernement qui veut aider son peuple. En réalité, tout le monde sait que ce sont eux qui tuent une partie de leur population.

Je suis bien arrivé à Calais. (…)
Les conditions de vie des gens ici sont scandaleuses, pires que dans un « vrai » camp de réfugiés dans un pays en guerre, si tu veux mon avis. Ce qu’on appelle la « New Jungle », c’est un terrain vague. Une ancienne décharge, pour être précis. Les autorités locales ont posé des toilettes chimiques à l’arrache. Pas vidangées et sans eau, ces chiottes de chantier sont prises d’assaut, vite salies et carrément inutilisables pour certaines. Les ONG sur place me parlent de maladies qui n’existaient plus en France, comme la gale. D’ailleurs, je ne compte aucun service qui ne soit pas fourni par une association. Ce sont ces initiatives citoyennes qui permettent aux gens de manger, de se loger, d’être soignés… L’État ne fout rien.
 
Quand t’y penses, les Afghans n’ont jamais connu autre chose que la guerre et la misère, donc ils cherchent à vivre une vie normale malgré la tristesse de leur sort. L’un d’entre eux m’a dit cette phrase : « Notre passé est tellement inexistant que nous ne pouvons pas imaginer le moindre avenir. »

Arthur avait écrit également à des ONG de droits de l’homme et des centres de conseil légal pour migrants. En Grèce, dans les Balkans, sur les nombreuses étapes de la route migratoire européenne. Lampedusa, Vintimille, Guevgueliya, Idoméni, Athènes, Lesbos… Visiblement, il n’avait encore rien organisé de concret. Parmi les réponses qu’il recevait, je sentis une différence dans le niveau d’engagement envers les migrants, selon les centres. Certains n’en avaient clairement rien à foutre, d’autres voulaient vraiment aider Arthur à dévoiler au monde entier les conditions dans lesquelles ces réfugiés politiques prenaient la route. J’appris que des escrocs vendaient aux familles des sandwichs à cinquante euros sur les frontières. La cupidité humaine n’avait pas de limites. Certains migrants se retrouvaient à camper dans le no man’s land entre deux pays et ne relevaient donc de la responsabilité d’aucun d’entre eux. Les gouvernements faisaient preuve d’énormément de créativité dans l’art de se laver les mains des problèmes humains, voire de profiter de la misère. La Turquie se vantait d’accueillir le plus grand nombre de réfugiés syriens alors qu’elle prenait part au conflit. Facile, quand on percevait d’énormes subventions de l’Union européenne pour empêcher les réfugiés du Moyen-Orient de passer la frontière. Ce gouvernement ne valait pas mieux que celui du Soudan du Sud, qui massacrait son propre peuple. Le nettoyage ethnique pouvait prendre de nombreuses formes. Le déguiser en un conflit civil ou en une lutte contre une rébellion n’était qu’une tactique parmi d’autres. Ces efforts débordaient parfois en violences gratuites, en viols, en enlèvements, en persécutions, en mutilations, en infanticides… À croire que les auteurs de ces violences y prenaient du plaisir, qu’ils avaient oublié l’objectif premier de remporter la bataille et qu’ils s’acharnaient à infliger le maximum de souffrances à leurs victimes.

— Je vous remercie tous d’être venus, commença Ezekiel dans un anglais approximatif. Vous avez été témoins hier soir de nombreux échanges de tirs, très violents, entre les troupes de l’Armée de libération du peuple du Soudan, le SPLA, et le groupe rebelle local Aguelek. Ce groupuscule fait partie du mouvement illégal d’opposition IO créé par le traître nuer, M. Riek Machar.
Son discours pue la propagande. Nous sommes une quinzaine de représentants des ONG dans la pièce, entourés d’une vingtaine de personnels gouvernementaux sud-soudanais, tous plus ou moins membres du SPLA. Tout le monde sait que c’est l’armée qui dirige le pays, mais nous préservons tous le mensonge, car le démentir créerait un incident diplomatique. Pour les humanitaires, aller à l’encontre de la volonté des autorités reviendrait à devoir quitter le pays. Nous sommes donc tous assis là, sur des chaises en plastique en mauvais état, dans cette petite maison en torchis au centre de Malakal qui constitue le bureau d’Ezekiel.


 

mardi 26 avril 2022

[Altan, Ahmet] Madame Hayat

 





J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Madame Hayat

Auteur : Ahmet ALTAN

Traducteur : Julien LAPEYRE DE CABANES

Parution : en français (Actes Sud) en 2021

Pages : 240

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :    

Fazil, le jeune narrateur de ce livre, part faire des études de lettres loin de chez lui. Devenu boursier après le décès de son père, il loue une chambre dans une modeste pension, un lieu fané où se côtoient des êtres inoubliables à la gravité poétique, qui tentent de passer entre les mailles du filet d’une ville habitée de présences menaçantes.
Au quotidien, Fazil gagne sa vie en tant que figurant dans une émission de télévision, et c’est en ces lieux de fictions qu’il remarque une femme voluptueuse, vif-argent, qui pourrait être sa mère. Parenthèse exaltante, Fazil tombe éperdument amoureux de cette Madame Hayat qui l’entraîne comme au-delà de lui-même. Quelques jours plus tard, il fait la connaissance de la jeune Sila. Double bonheur, double initiation, double regard sur la magie d’une vie.
L’analyse tout en finesse du sentiment amoureux trouve en ce livre de singuliers échos. Le personnage de Madame Hayat, solaire, et celui de Fazil, plus littéraire, plus engagé, convoquent les subtiles métaphores d’une aspiration à la liberté absolue dans un pays qui se referme autour d’eux sans jamais les atteindre.
Pour celui qui se souvient que ce livre a été écrit en prison, l’émotion est profonde.

Prix Femina Étranger 2021.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Ahmet Altan, né en 1950, est un des journalistes les plus renommés de Turquie. Son œuvre de romancier, qui a par ailleurs connu un grand succès, est traduite en plusieurs langues. Après Comme une blessure de sabre (Actes Sud, 2000) et L'Amour au temps des révoltes (Actes Sud, 2008), ses textes de prison intitulés Je ne reverrai plus le monde ont paru en 2019. Ce livre a été couronné par le prix André Malraux 2019.

Accusé pour implication présumée dans le putsch manqué du 15 juillet 2016, Ahmet Altan a été emprisonné plus de quatre ans à Istanbul avant d'être libéré (avril 2021) sur ordre de la Cour de cassation de Turquie.

 

Avis :

Lorsque son père meurt ruiné, Fazil plonge dans la précarité. Il trouve à se loger dans un quartier populaire, et tâche de financer ses études littéraires en faisant de la figuration pour une chaîne de télévision. Tandis que la peur monte dans le pays sous la pression croissante de la violence et de l’arbitraire d’un totalitarisme religieux, le jeune homme cherche un sens à sa vie, à la croisée de sa passion pour la littérature et de son amour pour deux femmes aux antipodes l’une de l’autre. Sila est une étudiante de son âge, déterminée à partir chercher la liberté à l’étranger. Madame Hayat est une femme mûre et sensuelle, que rien ne semble pouvoir empêcher de rester elle-même, flamboyante et insaisissable.

Rédigé pendant les années d’incarcération politique d’Ahmet Altan, libéré en avril dernier, le roman file la métaphore pour un incoercible chant à la liberté. Sur l’arrière-plan d’un pays sombrant dans la terreur et l’oppression, qui, s’il n’est jamais nommé, semble pointer un futur proche en Turquie, l’apprentissage du jeune Fazil est l’occasion pour l’auteur de partager ses déchirements et ses réflexions sur la meilleure manière de rester libre. Si, à travers Sila, se profile sa passion pour cet incomparable vecteur de liberté qu’est la littérature, avec la tentation de partir la cultiver à loisir dans la fuite et dans l’exil, c’est une autre forme d’irréductible indépendance, celle qui vous vient de choix assumés sans concession, quoi qu’ils coûtent, parce qu’ils sont les plus en accord avec vous-même, qu’incarne Madame Hayat.

Cette femme, dont le nom signifie « la vie » en turc, apprend au jeune homme que l’on ne peut vivre pleinement et librement qu’en oubliant passé et avenir pour se concentrer, sans remord ni crainte, sur l’instant présent. Rien à perdre, pas de « peur d’avoir peur », juste l’évidence présente : une philosophie de vie dont on conçoit aisément à quel point elle peut façonner les choix de l’auteur dans la poursuite sans exil de son oeuvre, malgré la coercition. C’est exactement celle qui guide les irréductibles combattantes de la liberté kurdes face à Daech, dans S’il n’en reste qu’une de Patrice Franceschi...

Comment ne pas être à nouveau impressionné par cette dernière parution de l’auteur ? Plus encore qu’un formidable hommage à la littérature et à ses pouvoirs d’émancipation, c’est cette fois, face à l’oppression directement subie, une ardente déclaration d’amour à la liberté que nous livre l’irréductible plume, toujours aussi élégante et éclairée, d’Ahmet Altan. (4/5)

 

 

Citations :

À l’époque, j’ignorais encore que la vie est littéralement la proie du hasard et qu’un mot, une suggestion, ou rien qu’une carte de visite, dénués de volonté propre, par le minuscule mouvement qu’ils lui impriment, suffisent à la faire changer du tout au tout.


Ma mère avait l’habitude de dire que “comme les Blancs qui ne comprennent pas comment les Asiatiques aux yeux bridés arrivent à se reconnaître entre eux, les jeunes ne voient plus de différences entre les gens qui ont passé un certain âge”. 


En arrivant près de chez moi, je croisai un groupe d’hommes inquiétant. Costauds, barbus, armés de bâtons. J’avais entendu parler d’eux. S’ils ne s’attaquaient pas directement aux restaurants, ils attendaient que les clients sortent pour les coincer dans une ruelle déserte et les bastonner. Il y avait peu, ils avaient pris d’assaut une exposition de peinture, en plein jour, frappé les gens et détruit tous les tableaux aux cris de : “Pas d’alcool chez nous !” Les divertissements de toutes sortes, et quiconque ne leur ressemblait pas, récoltaient leur haine.


La pauvreté m’avait enlevé beaucoup de choses en un rien de temps, c’était bien plus que de l’argent que j’avais perdu. Je ressemblais à un bébé tortue à qui on a retiré sa carapace : vulnérable, désorienté, privé de toute protection. Je ressentais le moindre coup de vent, de chaleur, de froid, les rugosités de la plus petite pierre, la douceur de l’herbe même, comme une secousse ébranlant tout mon corps, un changement radical qui me bouleversait l’âme, et au moindre changement, je tremblais comme une feuille. Jamais je n’aurais imaginé que ma vieille carapace, si épaisse et si chaude, aurait pu être à ce point fracassée. Et de me découvrir être si peu de chose, une fois l’argent retiré, cela me faisait honte.
 
 
— La police est venue chez nous en pleine nuit, dit-elle.              
Son père était le patron d’une holding importante, ils habitaient dans une villa entourée d’un bocage. (...)         
L’un des actionnaires minoritaires de l’entreprise de son père, qui détenait à peine deux à trois pour cent du capital, avait été arrêté pour “préparation d’un complot contre le gouvernement”. Ils s’étaient servis de lui comme prétexte pour saisir toutes les entreprises du père.              
— C’est possible de faire ça ? lui demandai-je.            
— Aujourd’hui oui, c’est possible.              
Il y eut un moment de silence, nous marchions toujours.              
— Ils ont fouillé notre maison pendant quatre heures, puis ils nous ont dit qu’on devait partir sans délai. Une valise chacun, c’est tout ce qu’ils nous ont autorisé à emporter. Ils nous ont chassés de chez nous en pleine nuit. En sortant ils ont encore fouillé la valise de ma mère et mon sac. Ils ont pris nos cartes de crédit, ce qui n’avait d’ailleurs plus d’importance puisqu’ils avaient déjà saisi tout notre argent à la banque. (…)
— Nous avons quitté la maison en pleine nuit, juste avec une valise. Mon père a essayé de s’opposer, mais les policiers lui ont dit : n’en rajoute pas, sinon on vous coffre tous. Ils lui ont interdit d’appeler ses avocats. Ils ont même confisqué son téléphone et celui de ma mère, mais ils m’ont laissé le mien… Il y a un petit parc près de chez nous, c’est là que nous nous sommes réfugiés.


C’était mon père qui avait raison, nous le savions, et de fait, personne ne nous a tendu la main… Les riches sont des trouillards, tu sais, et plus ils sont riches, plus ils ont peur. Mais il faut tomber dans la pauvreté pour s’en rendre compte, quand on est riche cette peur-là paraît absolument naturelle…
 
 
Dès le premier cours, elle avait annoncé la couleur : “La littérature ne s’apprend pas. Je ne vous enseignerai donc pas la littérature. Je vous enseignerai plutôt quelque chose sans quoi la littérature n’existe pas : le courage, le courage littéraire. Ne vous contentez pas de répéter ce que d’autres ont déjà dit. Ce n’est pas ainsi qu’on travaille. Soyez courageux. La littérature a besoin du courage, et c’est le courage qui distingue les grands écrivains des autres. Voilà ce que vous apprendrez dans cette classe : le courage littéraire.” 


La littérature était plus réelle et plus passionnante que la vie. Elle n’était pas plus sûre, sans doute même plus dangereuse, et si certaines biographies d’auteurs m’avaient appris que l’écriture est une maladie qui entame parfois sérieusement l’existence, la littérature continuait de me paraître plus honnête que celle-là. “La littérature est un télescope braqué sur les immensités de l’âme humaine”, avait dit notre professeur d’histoire littéraire, monsieur Kaan. Et je le réentendais ajouter de sa voix caverneuse : “À travers ce télescope, vous voyez de l’homme les scintillantes étoiles aussi bien que les trous noirs. »


La question semblait surgir sous mes yeux tel un panneau publicitaire géant au coin d’une rue. J’étais pris par surprise. La question était-elle si effrayante ? “Suis-je libre ?” C’était la réponse, plus que la question, qui m’effrayait : “Non, je ne suis pas libre.” Une autre question, plus cruelle encore, se posait alors : “Serai-je jamais libre ?”              
Chacune de ces interrogations me faisait comprendre que je n’étais moi-même qu’un minuscule élément à l’intérieur de ma propre existence, un élément qui ne suffisait pas à la remplir, et n’allait nulle part. J’étais ballotté au gré des événements, indépendamment de ma volonté. Et la force me manquait pour diriger le cours de ma vie, soit qu’il s’agisse de plier, soit qu’il faille se révolter. Je n’étais rien, mon existence n’avait aucun poids.             
Comment se faisait-il que cette vérité ne m’ait encore jamais traversé l’esprit ? Comment était-ce possible que j’aie vécu jusque-là sans me poser ces questions ? Et si madame Nermin avait parlé ainsi de la liberté un an plus tôt, l’aurais-je écouté ? Aurais-je été ébranlé comme je l’étais, ou bien l’argent que j’avais alors m’aurait-il préservé ? Est-ce que tous les autres hommes se posent ces questions-là, ou bien fallait-il avoir sombré comme moi dans un abîme qui paraissait sans fond pour enfin se les poser ? Ne comprend-on le sens de la liberté que lorsqu’on a touché le fond ? Et que faire maintenant ? Qu’allais-je faire ? Comment pourrais-je vivre à présent que j’avais découvert la vérité de mon impuissance existentielle ?


J’ignorais alors qu’entrer dans la vie de quelqu’un, c’était comme pénétrer dans un labyrinthe souterrain, un lieu hanté de magie dont on ne pouvait sortir identique à la personne qu’on était avant de s’y engouffrer. Je croyais encore en la possibilité de traverser l’existence comme un personnage de roman, envoûté peut-être, mais certain de pouvoir sortir du cercle de mes émotions dès que l’envie m’en prendrait.
 
 
— C’est l’argent de cent jours de travail que vous venez de mettre dans cette lampe, lui dis-je dès que nous fûmes dehors, la lampe soigneusement emballée entre mes mains.
Je lui disais toujours “vous” quand nous n’étions pas chez elle.             
— Et dans quoi devrais-je mettre l’argent de cent jours de travail ?             
— Je ne sais pas… Ça me semble juste un peu irresponsable.             
— Irresponsable vis-à-vis de qui ?             
— De vous-même…             
— Et en quoi consiste ma responsabilité vis-à-vis de moi-même ?             
— À assurer votre sécurité matérielle.             
— C’est tout ?             
— C’est au moins ça.             
— C’est ce qu’on t’a appris ?             
— Oui.             
— Bien.             
Elle se tut. Sa façon de fuir la discussion m’insupportait, je renchéris :             
— J’ai raison, non ?             
— Peut-être pas.             
— Et pourquoi donc ?             
— Alors je suis responsable de moi-même, tu dis ?              
— Oui.             
Elle me regarda et se mit à rire.             
— Peut-être que non, je ne suis pas responsable comme tu l’entends. Peut-être que la seule responsabilité que j’aie envers moi-même est de me rendre heureuse. Comme à l’instant, ce que tu essaies de ruiner…             
— Une lampe vous rend heureuse ?             
— Oui. Très heureuse, même.             
— Et si demain vous aviez besoin de cet argent ?
— Et si demain je n’avais pas besoin de cet argent ?             
— Vous seriez quand même plus tranquille.             
— Et si être heureuse m’intéresse plus que d’être tranquille…             
J’avais conscience de tenir le rôle de l’imbécile, et têtu avec ça, mais trop tard, je ne voulais plus reculer.             
— Vous pourriez le regretter dès demain.             
— Si je ne l’avais pas achetée, j’aurais eu des regrets dès aujourd’hui.
 
 
Je découvrais au fil des jours des sentiments nouveaux, des pensées nouvelles, une autre perception du temps, une autre façon de vivre. Le temps changeait de nature dès que je la touchais, l’existence se défaisait de la gangue du temps, celle-ci comme éventrée par un couteau tranchant, dépouillée du passé et de l’avenir, révélant tel le cœur d’un fruit succulent l’instant nu que nous vivions. D’ordinaire écrasé sous les lourdes ailes du passé et du futur, et jamais véritablement vécu à cause des nécessités qu’on sent peser sur lui, le “moment présent”, ce noyau du temps qui passe, s’affranchissait du passé comme de l’avenir pour devenir la mesure infinie de l’existence. Les souvenirs d’hier disparaissaient avec les inquiétudes du lendemain, la vie tout entière ne formait plus qu’un seul et immarcescible “présent”. Un présent qui s’étirait sans aucune coupure, plein de désinvolture joyeuse, de plaisanteries, de tendre sérénité et de volupté infatigable. Il n’y avait plus ni passé ni futur quand je sentais son corps contre le mien, mais l’instant unique, tout empli de sa présence, qui seul nous rattachait à la vie.             
Telle était l’immense liberté que j’éprouvais en m’affranchissant des bornes du temps. Madame Hayat était libre. Sans compromis ni révolte, libre seulement par désintérêt, par quiétude, et à chacun de nos frôlements, sa liberté devenait la mienne.


— Les flics ont débarqué ce matin, ils ont arrêté deux gamins du premier.             
— Pourquoi ?            
— Ils avaient partagé un texte sur Facebook.            
— C’est un crime ça ?            
Celui que tout le monde appelait le Poète avait entendu ma question ; il se leva brusquement et siffla entre ses dents :            
— Faire une blague sur le gouvernement est devenu un crime. Dorénavant, interdit de blaguer.            
— Tu es sérieux ? demandai-je.            
— C’est eux qui sont sérieux.


Marchant cette fois entre les rangées, il continua d’une voix triste, comme si quelque chose dans son discours ou dans ses élèves le chagrinait :             
— Le fond de toute littérature, c’est l’être humain… Les émotions, les affects, les sentiments humains. Et le produit commun à tous ces sentiments, c’est le désir de possession. Quand vous voulez posséder quelqu’un, vous rendre maître de son cœur et de son âme, c’est l’amour. Quand vous voulez posséder le corps de quelqu’un, c’est le désir, la volupté. Quand vous voulez faire peur aux gens et les contraindre à vous obéir, c’est le pouvoir. Quand c’est l’argent que vous désirez plus que tout, c’est l’avidité. Enfin, quand vous voulez l’immortalité, la vie après la mort, c’est la foi. La littérature, en vérité, se nourrit de ces cinq grandes passions humaines dont l’unique et commune source est le désir de possession, et elle ne traite pas d’autre chose. Tel est le fond.            
Il s’arrêta pour regarder la salle.             
— Comment changerez-vous ce fond-là ? Telle est la question.
 
 
Quand on a de l’argent, on le dépense, quand on n’en a pas, on s’en passe. En ce sens, vouloir vivre richement quand on est sans le sou est aussi stupide que de vivre pauvrement quand on a de l’argent. Le jour où on n’en a plus, alors on se creuse la tête. Pour l’instant j’en ai, j’en profite.             
— N’est-ce pas trop tard de se creuser la tête quand on n’a plus rien ? Le calcul, ça existe.             
Nous étions arrivés devant son immeuble. Elle me regardait avec un sourire moqueur.
— Tu veux que j’aie peur, c’est ça ?             
— Oui.             
— Et pourquoi ?             
— Ça ne fait pas de mal d’avoir un peu peur.             
Elle reprit son sérieux.             
— La peur est toujours mauvaise.             
Puis elle sourit de nouveau :             
— N’aie pas peur, Marc Antoine… Il ne faut avoir peur de rien dans la vie… La vie ne sert à rien d’autre qu’à être vécue. La stupidité, c’est d’économiser sur l’existence, en repoussant les plaisirs au lendemain, comme les avares. Car la vie ne s’économise pas… Si tu ne la dépenses pas, elle le fera d’elle-même, et elle s’épuisera.


La nature ne s’intéresse pas à l’identité de ceux qui naissent, ce qui lui importe c’est la continuité des naissances. La vie commence par hasard, et elle se poursuit dans le hasard.
 
 
— La critique est l’une des branches les plus importantes de la littérature. Vous ne devez jamais oublier qu’elle lui appartient de plein droit, la valeur littéraire d’une critique dépendant alors soit de celle de l’œuvre qu’elle critique, soit du mérite que retire cette œuvre à être critiquée.             
Elle fit une pause, toisa un instant l’assistance, puis reprit :             
— Je ne sais pas s’il y a dans cette classe de futurs écrivains, mais un ou deux critiques en devenir, assurément. Et s’il y a parmi vous des imbéciles qui penseraient qu’être critique est plus facile qu’être écrivain, et choisiraient ainsi la première option par facilité, je leur déconseille tout de suite de se lancer dans la carrière. Car il est plus dur de trouver un bon critique qu’un bon écrivain. (…)
— N’oubliez pas non plus ceci : que la critique n’est pas un snobisme. Ce n’est pas une compétition narcissique à qui aura compris le livre auquel personne n’a rien compris. Ce n’est pas un métier qui consiste à humilier le lecteur. Les critiques du vingtième siècle, en portant systématiquement aux nues des livres qui tombaient des mains de leurs lecteurs, ont ouvert le champ littéraire à l’incompréhension, à l’ennui, au manque de goût, dans des proportions faramineuses… Borges donnait des cours sur le Finnegans Wake de Joyce, qu’il n’avait jamais réussi à finir… Ne donnez pas de cours sur des livres qui vous tombent des mains, n’écrivez jamais d’article sur des œuvres que vous n’avez pas pu lire jusqu’au bout. On reconnaît un bon livre à de nombreux critères, plus ou moins évidents, du reste, mais le premier d’entre eux est tout de même de pouvoir le lire en entier sans s’ennuyer. Si vous n’avez pas réussi à finir le Finnegans Wake, c’est donc que c’est pour vous un mauvais livre… Un autre l’aura lu en entier, et dira que c’est un bon livre. Ce que j’appelle snobisme est précisément cette attitude qui consiste à encenser un livre que personne ne lit, et de faire de cette illisibilité partout attestée une valeur en soi.


Pourquoi enterre-t-on tous les morts au même endroit, pensai-je alors, pourquoi les sépare-t-on aussi radicalement des vivants ? Ils ont tous vécu, pourtant. Le cliché était tellement rebattu qu’il en devenait comique. Quant au hasard, c’était l’alignement de tous ces corps côte à côte. Eux ne savaient pas à côté de qui ils gisaient. Jetés hors du temps qu’ils avaient vécu entourés de ceux qu’ils aimaient, voilà qu’ils se retrouvaient au milieu de milliers de gens qu’ils ne connaissaient pas, et pour un temps autrement plus long. Et leurs cadavres rassemblés donneraient vie aux mêmes arbres, aux mêmes insectes, aux mêmes fleurs. L’espace d’une seconde, j’imaginai tous les morts sortir de leurs tombes et se lever, des milliers de morts qui se regarderaient d’un air étonné, cherchant sans doute à cacher leur nudité, une nudité qui les effraieraient plus que la mort. Être morts ne leur ferait rien. Sans doute que la mort est devenue un cliché qui ne mérite même plus qu’on en parle, tout le monde croit savoir ce que c’est. Et l’on ne voit pas à quel point il est étrange de croire connaître quelque chose que par définition, on ne peut qu’ignorer.
 
 
— Pourquoi je continue avec la revue ?             
— Exactement.             
— Comment je pourrais baisser les bras, maintenant que j’ai découvert ce qu’ils infligent à nos concitoyens, et alors même que je le sais de mieux en mieux ?         
— Mais…             
— Pas de mais. C’est comme ça. Quand tu as vu les choses en face une fois, tu ne peux plus fermer les yeux, c’est fini. Ça explique d’ailleurs pourquoi les gens préfèrent rester aveugles…


J’étais pétrifié. Où que j’aille, la peur désormais surgissait n’importe où. De toute ma vie, je n’avais encore jamais rencontré quelque chose qui méritât de me faire peur. Je ne savais ni avoir peur, ni être courageux, je n’en avais simplement pas l’usage. Mais, plus que la peur, ce qui me troublait, c’était le sentiment d’humiliation qu’elle faisait naître, et bien qu’ignorant de qui et de quoi j’avais peur, je me sentais profondément humilié.


— Le passé de quelqu’un est une chose dangereuse. Tu ne peux rien y changer, et si tu essaies, tu deviens son ennemi mortel, tu veux tuer ce passé. Mais pour pouvoir tuer le passé de quelqu’un, c’est la personne elle-même qu’il faut tuer. Et tu finiras par la tuer, juste pour anéantir son passé.


Le poids de ce que j’avais vu, appris, vécu, pesait parfois si lourd que je me sentais épuisé comme un vieillard. Je n’arrivais à concevoir ni les actes des hommes ni le silence de la société, je ne pouvais plus vraiment comprendre les vivants. Cela me déprimait parfois jusqu’à en tomber malade. Alors j’allais à la bibliothèque lire des romans. Là, le monde changeait d’éclairage, les hommes et les événements devenaient d’une pure transparence, je contemplais le monde hors d’atteinte, sans que personne pût me voir, me toucher, tandis que je pouvais, moi, toucher ces hommes qui étaient dans les romans. Je me sentais puissant, serein, je me sentais guérir. La vie, transitoire, et pour cela semblant artificielle, dans les romans apparaissait dense, continue, authentique. À chaque livre je changeais d’époque, de lieu, et plus important encore, d’identité, et, me défaisant d’un insoutenable sentiment de captivité, j’accédais à une liberté à laquelle personne ne pouvait imposer de frontières.
 
 
Je crois en tout cas qu’après avoir vécu tout ça, j’ai trouvé une réponse à la question de monsieur Kaan sur les clichés et le hasard : naître est un cliché, mourir est un cliché. L’amour est un cliché, la séparation est un cliché, le manque est un cliché, la trahison est un cliché, renier ses sentiments est un cliché, les faiblesses sont un cliché, la peur est un cliché, la pauvreté est un cliché, le temps qui passe est un cliché, l’injustice est un cliché… Et l’ensemble des réalités qui déchirent l’homme tient dans cette somme de clichés. Les gens vivent de clichés, ils souffrent de clichés, ils meurent avec leurs clichés.             
Quant à déterminer l’heure de leur naissance, celle de leur mort, la personne dont ils tomberont amoureux, celle dont ils se sépareront, celle qui leur manquera, le moment où ils auront peur, et s’ils seront pauvres ou non, c’est le hasard. Et lorsqu’un de nos proches est malade, qu’il meurt, ou lorsqu’on nous quitte, enfin lorsque le terrible “hasard” nous tombe dessus, le pouvoir du cliché recule. Tissés de hasards, nos destins nous empêchent de voir que ce qui nous arrive n’est qu’une longue suite de clichés. Et comme se révolter contre les clichés n’a aucun sens, c’est contre le hasard que nous nous révoltons, c’est à force de nous répéter “pourquoi moi”, “pourquoi elle”, “pourquoi maintenant”, que les choses prennent une signification.             
Aussi, bien plutôt que d’essayer de nous extirper de cette réalité vulgaire faite de clichés et de hasard, c’est au contraire plonger dedans qu’il nous faut tenter, toujours plus en profondeur, toujours plus profondément. Là, seulement, la littérature et l’existence pourront se rejoindre et ne faire plus qu’un.


Plus le temps passe, plus je prends de plaisir à écrire. C’est comme si j’avais découvert une sorte d’immense escalier qui court du ciel aux entrailles de la terre. J’essaie de comprendre les mystères de cet escalier. Écrire me donne la sensation de posséder une force capable de réinventer le temps et l’espace, l’impression d’être doué d’une liberté infinie. Pour la première fois de ma vie, j’entrevois l’existence d’un univers dont je pose moi-même les conditions et les règles.            
J’ai aussi noté que l’écriture, en même temps de m’ouvrir en grand les portes de la liberté, ouvre la porte aux dangers venus de l’extérieur, me laissant exposé et vulnérable. Chaque matin à l’aube, je vais en sueur à la fenêtre pour voir s’il y a des voitures de police au pied de chez moi. La peur tremble en moi comme un fil tendu.

 

Du même auteur sur ce blog :


 


 


dimanche 24 avril 2022

[Ellory, R.J.] Le carnaval des ombres

 

 

 

J'ai aimé

 

Titre : Le carnaval des ombres
            (Carnival of Shadowss)

Auteur : R.J. ELLORY

Traducteur : Fabrice POINTEAU

Parution : en anglais en 2014    
                   en français (Sonatine) en 2021

Pages : 648

 

   

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

" Pourquoi avez-vous si peur, agent Travis ? "
1958. Un cirque ambulant, avec son lot de freaks, d’attractions et de bizarreries, vient de planter son chapiteau dans la petite ville de Seneca Falls, au Kansas. Sous les regards émerveillés des enfants et des adultes, la troupe déploie un spectacle fait d’enchantements et d’illusions. Mais l’atmosphère magique est troublée par une découverte macabre : sous le carrousel gît le corps d’un inconnu, présentant d’étranges tatouages.
Dépêché sur les lieux, l’agent spécial Michael Travis se heurte à une énigme qui tient en échec ses talents d’enquêteur. Les membres du cirque, dirigés par le mystérieux Edgar Doyle, ne sont guère enclins à livrer leurs secrets. On parle de magie, de conspiration. Mais l’affaire va bientôt prendre un tour tout à fait inattendu.

Avec cette magnifique évocation de l’Amérique rurale de la fin des années 1950, R. J. Ellory nous offre, une fois de plus, un roman qui touche en plein coeur.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

R. J. Ellory est né en 1965 à Birmingham. Orphelin très jeune, il est élevé par sa grand-mère qui meurt alors qu’il est adolescent. Il est envoyé en pensionnat et c’est à cette période qu’il se découvre une véritable passion : la lecture. En dehors des périodes scolaires, il est livré à lui-même et se livre à de petits délits dont le braconnage, ce qui lui vaudra un séjour en prison. Cherchant une façon de s’exprimer artistiquement, R.J. Ellory monte d’abord un groupe de blues avant de se lancer dans la photographie.
Son goût pour la lecture l'amène également à s’intéresser à l’alphabétisation et à faire du bénévolat dans ce domaine. Parallèlement et alors qu’il n’a que 22 ans, il commence à écrire. La vingtaine de romans qu’il écrit entre 1987 et 1993 ne trouvent, malgré ses tentatives acharnées, aucun éditeur des deux côtés de l’Atlantique. Il devra attendre 2003 pour que Papillon de nuit soit publié par Orion.
Le succès est quasiment immédiat. Il obtient le prix Nouvel Obs/BibliObs du roman noir 2009 pour Seul le silence son premier roman publié en France qui devient rapidement un best-seller. À travers toute son œuvre, Roger Jon Ellory met en scène dans de sombres fresques une Amérique meurtrière et rongée par la culpabilité, loin de l'Angleterre qui l'a vu naître.

 

 

Avis :

En cette année 1958, la petite ville de Seneca Falls, dans le Kansas, se fait une fête des étonnants spectacles d’un cirque de passage, lorsqu’un corps, avec pour seul signe distinctif ses curieux tatouages, est retrouvé sous le carrousel d’un des forains. Chargé de l’enquête, l’agent spécial Michael Travis piétine. Etrangement, alors qu’il interroge un à un les membres de la troupe, les interférences avec son propre passé se multiplient.

Une bien curieuse atmosphère imprègne ce récit, où tout semble orchestré pour nous faire perdre nos repères et nous emmener de l’autre côté du miroir, au-delà d’une réalité considérée comme rationnelle et communément admise. Il faut dire que Travis est essentiellement un homme de raison, qui n’a pas l’habitude de se laisser emporter par les émotions. Pourtant, tout dans cette affaire, au contact de forains rien moins que conventionnels, paraît destiné à le faire sortir de ses schémas habituels, dans une remise en question qui, non contente de prendre en défaut ses perceptions et ses raisonnements, menace de faire voler en éclats la carapace qu’il s’est forgée pour se prémunir du passé.

C’est donc avec curiosité que l’on se plonge dans cette narration où s’entremêlent de plus en plus inextricablement l’enquête policière et l’histoire personnelle de Travis. La spirale prend tout son temps pour s’enrouler, voire même tourner un peu en rond. Et, si le charme hypnotique du récit opère, l’impatience finit néanmoins par poindre, suivie d’un insidieux désappointement, quand tant de circonvolutions débouchent sur une explication bien trop allusivement étayée. Pourtant, en cette Amérique qui se réveille à peine de l’hystérie maccarthyste, la thèse de ce roman ne manque pas d’intérêt, et elle est l’occasion de quelques jolies réflexions sur cette ligne rouge entre intégrité et compromission, même passive, que, quoi qu’il arrive, chacun reste libre de franchir ou pas.

Malgré ses quelques longueurs et improbabilités, Le carnaval des ombres est au final une lecture agréable et prenante, dont on retiendra tout particulièrement l’originalité de son atmosphère presque dérangeante, de ses personnages peu conventionnels, et de son intrigue déroutante. (3/5)

 

Citations :

Michael Travis était fils unique, né le mardi 10 mai 1927, enfant de deux personnes qui n’auraient jamais dû se marier. Mais la vie à la ferme dans une petite ville du Midwest étant ce qu’elle était, les perspectives étaient minces, et le désir de mettre un terme à la solitude dans une région aussi vaste et plate était permanent. Il y avait la terre et le ciel, uniquement deux ou trois types de météo entre les deux, et pas beaucoup de sujets de conversation. Les gens se mettaient ensemble par défaut, à cause d’une volonté extérieure, à cause de la collaboration clivante de ceux qui avaient un intérêt personnel et un mobile caché. Ça se passait à Flatwater, Nebraska. La ville était située à un jet de pierre du siège du comté de Howard, Saint Paul, et – en tant que telle – elle n’était nullement différente d’un million d’autres villes américaines où le bonheur s’invitait rarement et maladroitement dans la vie de ses résidents.

Jimmy Travis était un connard obstiné, intolérant et misogyne. Durant son adolescence, son propre père l’avait décrit comme « cinquante kilos de viande hachée avec le charme et le bon sens d’un poteau de clôture ».

Il doit être dit que sa rencontre avec Janette avait été à la fois le grand moment de la vie de Jimmy Travis et le pire de celle de Janette. Aucun des deux ne se valait. Janette méritait un homme honnête et bon, alors que Travis méritait une mégère amère et tordue bien décidée à faire de sa vie un enfer. Mais l’amour étant ce qu’il est – si souvent malavisé, mal compris, mal conçu –, ceux qui n’ont aucune raison de s’enticher l’un de l’autre tombent pourtant comme des pierres. Janette avait épousé quelqu’un qui représentait peut-être la sécurité, un père de substitution, un oncle strict qui la garderait à l’œil tout en lui permettant de s’épanouir. Elle avait épousé une idée vue à travers le prisme de l’optimisme, puis avait découvert que les belles idées et la réalité n’étaient jamais la même chose. En vérité, Jimmy Travis n’était même pas bel homme. Sa peau était sombre et tannée à cause de l’exposition au soleil, ses mains calleuses et rêches, ses dents dévastées ressemblaient à de la vaisselle cassée, et ses yeux étaient trop rapprochés pour que quiconque se sente à l’aise en sa compagnie. Et si vous sondiez les profondeurs de sa personnalité, vous découvriez qu’il n’en avait presque pas.

Le conseil de Hibbert était peut-être sage, mais Michael était du genre à réfléchir. Il l’avait toujours été. Et sa mère estimait qu’il le faisait trop. Certaines personnes sont comme ça, disait-elle. Certaines personnes veulent une réponse pour tout. Elles veulent savoir pourquoi et comment et quand et où. Mais attention, c’est une arme à double tranchant. Parfois on finit avec tout un tas de réponses dont on aurait pu se passer.
 
Il croyait fermement qu’un questionnement résolu et insistant pouvait au bout du compte faire tomber toutes les barrières. Il y avait une école de pensée qui suggérait que tout le monde était fondamentalement bon, même les Dillinger et les Clyde Barrow de ce monde, et qu’ils voulaient en fait dire la vérité. Et sa théorie, non encore attestée, était que la vaste majorité des criminels commettaient des erreurs stupides et laissaient des signes et des indices dans le but ultime de se faire prendre. Pourquoi ? Simplement parce qu’ils ne pouvaient s’empêcher de commettre des crimes et avaient donc besoin que quelqu’un les aide à arrêter.

Si vous aviez quelque chose, même quelque chose d’aussi intangible qu’une émotion, la vie pouvait vous le reprendre.       
Alors il avait décidé de ne rien ressentir, de rester neutre, de tout garder à distance et d’observer de la ligne de touche.       
C’était plus sûr ainsi.

Tu crois au destin, Esther ? demanda-t-il.       
– Je crois que parfois les choses se produisent simplement parce qu’on croit qu’elles vont se produire.

Pourquoi un homme voulait-il aider les autres et un autre leur faire du mal ? Pourquoi deux personnes – en apparence issues de milieux semblables et dont les situations personnelles étaient comparables – devenaient-elles totalement différentes ?

Les nouvelles idées n’ont jamais été découvertes par des hommes aux idées préconçues.

Ceux qui ont été exécutés sont devenus des martyrs, et il n’y a rien de plus vital pour une cause qu’un martyr. Un meneur mort peut être bien plus puissant qu’un vivant, vous comprenez ?
 
– Qu’un homme soit juste un corps. Qu’un homme ne soit rien de plus qu’un ramassis de graisse, de muscle, d’os et de produits chimiques sans valeur. Que son intelligence, sa créativité, sa vision, ses rêves, ses idées proviennent de quelques livres de viande hachée dans son crâne. Ça me semble une idée totalement tirée par les cheveux et absurde, n’êtes-vous pas d’accord ?       
– Ça dépend…       
– De quoi, agent Travis ? De ce que vous croyez ?       
– Oui, je suppose que ça dépend de ce qu’on croit.       
– Oh, non, et c’est ça le hic ! Ça ne dépend pas de ce qu’on croit, agent Travis, mais de ce qu’on s’autorise à croire. Et pour s’autoriser à croire qu’il pourrait y avoir un passé et un avenir pour chaque être humain sur cette planète, il faut être disposé à accepter la peur qui accompagne une telle possibilité.       
– La peur ? »       
Doyle acquiesça avec sagesse, sérieux.       
« Oui, mon ami. La peur.       
– La peur de quoi ?
– Qu’on puisse avoir vécu une vie avant. Que quand notre corps meurt, on risque de découvrir qu’il n’était rien de plus qu’une coquille, un véhicule, une enveloppe renfermant un message, vous voyez ? Qu’il y ait un avenir, et que cet avenir porte la responsabilité et les conséquences de ce qu’on a fait par le passé.     
– La réincarnation, dit Travis. C’est de ça que vous parlez ? »     
Doyle écarta la question d’un geste dédaigneux.     
« Un nom. Les noms sont inutiles, agent Travis. Tout n’a pas besoin d’avoir une étiquette, vous savez ? Appelez ça comme vous voulez, ça ne change rien. Le fait qu’une table s’appelle une table n’en fait pas plus ou moins une table.

 Nous suivons un chemin, agent Travis. La route sur laquelle vous êtes, cette carrière, cette vie que vous menez, avez-vous déjà pris le temps de vous demander pourquoi ?       
– Oui, évidemment. Nous nous demandons tous pourquoi nous faisons certaines choses.       
– Là, monsieur, je ne suis pas totalement d’accord. Je dirais que la vaste majorité des gens traversent leur vie comme des somnambules, obéissant à des règles qui ont été fixées pour eux, respectant le consensus général, ne remettant jamais en question la nature des choses.
 
Accepter ce qu’on était semblait être la tâche la plus difficile de toutes. Cesser de faire comme si on était ce qu’on n’était pas demandait du courage et une honnêteté que la plupart des gens n’avaient pas.

« Elle a fait une promesse, continua Greene, et elle l’a faite avec les meilleures intentions du monde, alors que – en toute sincérité – elle n’était même pas possible à tenir. Enfin, pas vraiment. Pas si elle avait été honnête avec elle-même et sa mère. Mais elle a fait une promesse, comme nous le faisons souvent, puis le moment est venu où celle-ci a été trahie, et depuis elle s’y accroche comme si elle avait fait la pire chose au monde, et tout le monde voit bien qu’elle est malheureuse et accablée et qu’elle ne trouvera plus jamais le sourire. »       
Il régnait un silence haletant dans la tente.       
Greene fit écho à ce silence pendant un moment, puis il secoua la tête.       
« Les promesses aux mourants sont parfois le meilleur moyen de tuer ceux qui restent, ma chère. »
 
Une idée est plus puissante que tout le reste, poursuivit Doyle. Sans idée, il n’y aurait rien. Un bâtiment est un bâtiment, mais sans l’idée du bâtiment, il n’existerait pas. Le bâtiment est concret, réel, présent, mais l’idée est plus forte.

Qu’est-ce qui est le plus puissant, la situation elle-même ou l’émotion qu’elle provoque ? Je dirais l’émotion. Vous oubliez l’endroit, le moment, même les personnes, mais il est presque impossible d’oublier l’émotion.

L’esprit, lorsqu’il a été étiré par une idée, ne retrouve jamais ses dimensions originales.

Je ne crois pas ce que je lis dans le journal. Je ne crois pas aux ragots et aux calomnies et aux diffamations que les gens racontent les uns sur les autres. Je juge un homme d’après mon expérience personnelle. De fait, certaines des pires personnes que la société a mises au pilori et diffamées se sont avérées être les plus méritantes, les plus courageuses, et parfaitement intègres. Ce que j’ai vu pendant la guerre, à défaut d’autre chose, me l’a appris.
 
Il y avait une ligne, comme l’avait dit Doyle. Une ligne claire et manifeste. Vous l’enjambiez ou non. Si vous ne le faisiez pas, tout était tellement simple. Vous voyiez ce que vous étiez censé voir et vous l’interprétiez de la manière dont on vous ordonnait de l’interpréter. Le Bureau aurait toujours raison. Le Bureau ne serait jamais remis en question. Si vous pensiez que quelque chose clochait, c’était simplement parce que vous n’aviez pas encore assez de recul. Il y aurait toujours des questions sans réponse, mais vous apprendriez à vivre avec. Vous ne remettriez pas ces questions en doute. Vos supérieurs vous diraient que vous n’étiez pas habilité à avoir une explication complète des faits et vous accepteriez cette idée sans broncher. Vous seriez un bon soldat, un type bien, un gars de la bande. Vous seriez le genre d’homme qui deviendrait plus tard superviseur, chef de section, directeur adjoint.

Parfois une chose se produit et vous la regardez hors de son contexte et vous avez l’impression que c’est la pire chose au monde, puis vous la resituez et tout est parfaitement logique. Comme une maladie, par exemple. Il y a une maladie et il y a des types en blouse blanche qui tentent d’y trouver un remède, et ils découvrent ceci, cela, et ainsi de suite, et ils l’essaient et les gens sont encore plus malades. Ils reprennent de zéro et trouvent autre chose. Ils font appel à des volontaires pour tester le remède et la moitié d’entre eux meurent. Ils font d’autres tests, ils essaient une nouvelle formule, et finalement ils y arrivent. Maintenant ils ont un vrai médicament qui peut sauver des vies, et il fonctionne sur tout le monde. OK, ils ont tué dix ou quinze personnes en chemin, mais maintenant ils ont quelque chose qui sauve des centaines, voire des milliers de vies. Alors, ce sont des héros ou des assassins ? Ça dépend du contexte, vous voyez ?

Nos peurs sont les seules choses qui confèrent aux autres un ascendant sur nous.

 “J’ai gagné les bois parce que je souhaitais vivre sans hâte, n’être confronté qu’aux choses essentielles de la vie, et voir si je ne pourrais pas apprendre ce qu’elle avait à enseigner, et non découvrir à l’heure de ma mort que je n’avais pas vécu.” (Thoreau)