jeudi 14 avril 2022

[Christie, Michael] Lorsque le dernier arbre

 



Coup de coeur 💓

 

Titre : Lorsque le dernier arbre
           (Greenwood)

Auteur : Michael CHRISTIE

Traductrice : Sarah GURCEL

Parution : en anglais (Canada) en 2020
                   en français en 2021
                   (Albin Michel)

Pages : 608

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

« Le temps ne va pas dans une direction donnée. Il s'accumule, c'est tout – dans le corps, dans le monde –, comme le bois. Couche après couche. Claire, puis sombre. Chacune reposant sur la précédente, impossible sans celle d'avant. Chaque triomphe, chaque désastre inscrit pour toujours dans sa structure. »
 
D’un futur proche aux années 1930, Michael Christie bâtit, à la manière d’un architecte, la généalogie d’une famille au destin assombri par les secrets et intimement lié à celui des forêts.
2038. Les vagues épidémiques du Grand Dépérissement ont décimé tous les arbres et transformé la planète en désert de poussière. L’un des derniers refuges est une île boisée au large de la Colombie-Britannique, qui accueille des touristes fortunés venus admirer l’ultime forêt primaire. Jacinda y travaille comme de guide, sans véritable espoir d’un avenir meilleur. Jusqu’au jour où un ami lui apprend qu’elle serait la descendante de Harris Greenwood, un magnat du bois à la réputation sulfureuse. Commence alors un récit foisonnant et protéiforme dont les ramifications insoupçonnées font écho aux événements, aux drames et aux bouleversements qui ont façonné notre monde. Que nous restera-t-il lorsque le dernier arbre aura été abattu ?
Fresque familiale, roman social et écologique, ce livre aussi impressionnant qu’original fait de son auteur l’un des écrivains canadiens les plus talentueux de sa génération.

  

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Originaire de Vancouver, en Colombie Britannique, Michael Christie avait fait une entrée remarquée sur la scène littéraire avec son premier recueil de nouvelles, Le Jardin du mendiant (Albin Michel, 2012). Traduit dans une quinzaine de langues, Lorsque le dernier arbre a été finaliste du prestigieux Giller Prize et récompensé par le Arthur Ellis Award for Best Novel.

 

 

Avis :

Nous sommes en 2038. La planète étouffe sous la poussière depuis que les arbres ont quasiment tous disparu, décimés par des épidémies fongiques. Restent encore quelques rares zones épargnées, comme l’île de Greenwood, au large de Vancouver. Jacinda y gagne modestement sa vie en tant que guide touristique. Mais voilà qu’elle apprend qu’elle serait l’ultime descendante de Harris Greenwood, un homme qui, au prix d’une déforestation radicale, fit fortune dans l’industrie du bois. C’est un siècle d’une histoire familiale chaotique qui se dévoile peu à peu…

Inquiétante vision que celle d’un monde sans arbres ! Le cauchemar envisagé dans ce livre ne paraît pourtant pas complètement fantaisiste et c’est avec un certain trouble qu’on y assiste à l’agonie de géants millénaires, non pas des célèbres séquoias de Californie que tout le monde sait menacés de disparition par les incendies, mais des tout aussi impressionnants pins d’Oregon, dont les plus vieux et les plus volumineux poussent pour de bon sur l’île de Vancouver, et sur l’avenir desquels une invasion d’insectes parasites laisse en effet planer quelques incertitudes. Comment en est-on arrivé à une telle situation ? Là encore, rien d’invraisemblable dans ce roman, mais une histoire passionnante, courant sur quatre générations que, par bonds dans le temps – 2008, 1974, 1934, 1908 –, l’on va découvrir comme les cernes de croissance d’un arbre généalogique.

Commencée au début du XXe siècle par un spectaculaire accident qui réunit deux jeunes garçons comme des frères, la destinée des Greenwood est dès le début à ce point liée aux arbres qu’ils lui doivent jusqu’à leur nom. Et, par-delà les innombrables aléas qui vont modeler cette famille au cours des décennies, les arbres, sur pied ou exploités sous toutes les formes possibles, ne cesseront d’alimenter les passions de génération en génération de Greenwood. Mais quelle est tortueuse, originale et captivante, cette épopée aux rebondissements incessants qui finit par s’ancrer dans l’Ouest canadien, au fil de proximités, de solidarités et d’alliances qui tiendront lieu de liens du sang. Explorant le temps à la manière de la dendrochronologie, le récit éclaire peu à peu le lecteur sur un passé déterminant dont les héritiers ont perdu la mémoire et rejouent sans le savoir des drames et des situations indissolublement liés. C’est ensuite avec une tristesse douce-amère que l’on regagne l’époque de Jacinda, qui, comme tout un chacun dans la vie réelle, ne dispose que de bribes, pour la plupart erronées, pour comprendre l’histoire de ses prédécesseurs.

Un souffle aussi puissant qu’original traverse cette fresque familiale et sociale aux résonances écologiques, qui, sans manichéisme et en gardant l’espoir, nous rappelle le péril que l’activité humaine et les appétits industriels font peser sur nos forêts. Alors, comme il n’est jamais trop tard pour bien faire, souvenons-nous que « Le meilleur moment pour planter un arbre, c’était il y a vingt ans. À défaut de quoi c’est maintenant. » Coup de coeur. (5/5)
 

 

Citations :

Il sait que les arbres utilisent souvent les oiseaux et les écureuils pour répandre leurs graines, et aussi toutes sortes de choses qui volent au loin, comme les hélices et les bourres de coton. C’est ainsi que fonctionne une bonne partie de la Création : les êtres vivants envoient des versions d’eux-mêmes dans le grand mystère du futur.
 
Les hommes comme Rockefeller n’ont jamais considéré son pays – la plus grande réserve de matières premières au monde, d’abord volée aux nations indigènes, puis vendue morceau par morceau à des investisseurs étrangers de son espèce – que comme un étalage où se servir. Et le temps d’un bref vertige alcoolisé, Harris plaint les arbres. Notamment pour la naïveté avec laquelle ils s’affichent de toute leur haute majesté. L’or et le pétrole, eux, ont le bon sens de se cacher.  
 
Ils regardent toujours vers le haut et Harris fait de son mieux pour imaginer l’entrelacs des branches. « C’est étrange, tu ne trouves pas, Liam, qu’il suffise d’acheter la terre où un arbre pareil est enraciné pour avoir le droit de le détruire à jamais ? Et le plus étrange, c’est qu’il n’y a personne pour vous en empêcher. » 
 
Je comprends ta position, dit-il en posant sa main chaude dans le dos de Harris. Mais ce Lomax me fait penser à un arbre qui a été scié de part en part et qui pourtant ne tombe pas. J’ai beau être plus marin que bûcheron, j’ai passé assez de temps dans tes camps forestiers pour savoir qu’un arbre entièrement scié qui ne tombe pas est l’une des choses les plus dangereuses qui soient.
 
Prédicateurs et politiciens clament souvent que les épreuves nous rapprochent les uns des autres. Qu’un immense désastre comme la Grande Dépression fait ressortir ce qu’il y a de plus noble et de meilleur en nous. Mais au cours de sa longue vie de souffrances et de batailles, Harvey Bennett Lomax aura été témoin de l’exact opposé. Ce que l’expérience lui a appris, c’est que plus les temps sont durs, plus nous nous comportons mal les uns envers les autres. Et ce que nous avons de pire à offrir, nous le réservons à notre famille.
 
Le fruit ne tombe jamais loin de l’arbre, dit le proverbe. Mais Willow sait d’expérience que ce serait plutôt le contraire. Un fruit n’est jamais que le véhicule par lequel s’échappe la graine, un ingénieux moyen de transport parmi d’autres – dans le ventre des animaux, sur les ailes du vent –, tout ça pour s’éloigner le plus possible de ses parents. Faut-il donc s’étonner que les filles de dentiste ouvrent des confiseries, que les fils de comptable deviennent accros au jeu et que les enfants de téléphage courent des marathons ? Elle a toujours pensé que la plupart des gens vivent leur vie en réfutation de celles qui les ont précédés. 
 
Il y a un proverbe chinois qu’elle a toujours aimé : Le meilleur moment pour planter un arbre, c’était il y a vingt ans. À défaut de quoi c’est maintenant. 
 
Pourquoi les gens sont-ils programmés pour vivre juste assez longtemps pour accumuler les erreurs, mais pas pour les réparer ? Si seulement nous étions comme les arbres, se dit-elle en passant les grilles de la demeure de son père pour la dernière fois, le bébé bien attaché sur le siège passager à côté d’elle. Si seulement nous avions des siècles devant nous. Peut-être alors pourrions-nous redresser tous les torts que nous avons causés.  

Le bois, c’est du temps capturé. Une carte. Une mémoire cellulaire. Une archive. C’est pourquoi, d’après Liam, les menuisiers-charpentiers comme lui ne manqueront jamais de travail. Parce que les gens voudront toujours avoir du bois près d’eux, que ce soit dans leurs maisons, au sol, aux murs ou au plafond, dans les cannes sur lesquelles ils s’appuient en toute confiance, leurs plus beaux instruments de musique, les objets transmis de génération en génération et les vieilles chaises à bascule, et – plus significatif encore – les boîtes qui facilitent leur voyage en terre.

Quand un menuisier-charpentier anglophone dit d’une pièce qu’elle est clear, ou « impeccable », il entend par là qu’elle n’a ni nœud ni flache, ni aucune autre imperfection. Au fil des années qu’il a consacrées au travail méticuleux du bois, à couper chaque pièce exactement à la bonne longueur pour amoureusement les emboîter avec la plus grande précision avant de polir le tout jusqu’à obtenir un lustre à vous réchauffer l’âme, Liam Greenwood s’est souvent dit que si les gens préféraient le bois « impeccable », c’est qu’ils avaient besoin de voir le temps bien empilé. Chaque année proprement et soigneusement rangée sur la précédente. Sans obstacle, sans défaut. Tout le contraire de leurs vies.

Liam se rappelle avoir lu sous la plume de George Nakashima que, dans les familles japonaises traditionnelles, on plantait un paulownia à la naissance d’une fille. C’est une espèce qui pousse vite, et le temps que la petite grandisse et soit prête à quitter la maison, l’arbre aussi était prêt à être coupé pour son bois. Les magnifiques planches au grain très fin ainsi obtenues servaient à fabriquer une malle sculptée dans laquelle la jeune femme rangerait ses kimonos. C’est pourquoi le paulownia est connu sous le nom d’arbre impérial (...)

Le temps, Liam le sait, n’est pas une flèche. Ce n’est pas non plus une route. Le temps ne va pas dans une direction donnée. Il s’accumule, c’est tout – dans le corps, dans le monde –, comme le bois. Couche après couche. Claire, puis sombre. Chacune reposant sur la précédente, impossible sans celle d’avant. Chaque triomphe, chaque désastre inscrit pour toujours dans sa structure.  

Rien ne dispose plus au calme qu’un vieil arbre. Il inspire la déférence, comme un funambule fige le public sous lui tout en bas, comme une église apaise jusqu’aux non-croyants qui s’y aventurent.

La scientifique qu’elle est sait qu’au moment précis où elle entamera la coupe, l’arbre condamné se mettra à transférer son capital chimique à la terre pour que ses voisins l’absorbent. Tous ses précieux pesticides et composés antifongiques, tout son nitrogène et son phosphore seront distribués via le réseau fongique de la forêt, une sorte d’héritage familial, un dernier acte de charité au plus pur sens du terme.  

Même lorsqu’un arbre est au plus fort de sa croissance, seulement dix pour cent de ses tissus – les cernes externes, ou aubier – peuvent être qualifiés de vivants. Tous les cernes du duramen, eux, sont morts : de la cellulose doublée de lignine qui s’est accumulée, année après année, couche après couche, pendant les sécheresses comme pendant les orages, les maladies et les agressions – tout ce que l’arbre a vécu, préservé et consigné dans son propre corps. Chaque arbre est tenu par son histoire, par l’ossature de ses ancêtres. Et depuis que le journal est parvenu jusqu’à elle, Jake comprend que sa propre vie est étayée par des couches invisibles, structurée par les vies qui l’ont précédée. Et par une série de crimes et de miracles, d’accidents, de décisions, de sacrifices et d’erreurs auxquels elle doit d’habiter ce corps et cette époque-ci. 

Et si la famille n’avait finalement rien d’un arbre ? se dit Jake tandis que le duo marche en silence. Si c’était plutôt une forêt ? Une collection d’individus mettant en commun leurs ressources via leurs racines entremêlées, se protégeant les uns les autres du froid, des intempéries et de la sécheresse – exactement ce que les arbres de Greenwood Island ont fait pendant des siècles. Même si Euphemia Baxter n’est pas l’arrière-grand-mère de Jake et Harris Greenwood pas son arrière-grand-père, même si Jake n’a jamais vu son père Liam ou sa grand-mère Willow, ce sont tous des Greenwood. Et elle les porte en elle, engrainés dans sa structure cellulaire : ils ne font peut-être pas partie de son arbre généalogique, mais de sa forêt généalogique, si. Et qui mieux qu’une dendrologue pourrait savoir que c’est la forêt qui compte ?
Que sont les familles, sinon des fictions ? Des histoires qu’on raconte sur certaines personnes pour certaines raisons ? Comme toutes les histoires, les familles ne naissent pas, elles sont inventées, bricolées avec de l’amour et des mensonges et rien d’autre. Et c’est grâce à un tel bricolage que cet enfant misérable pourrait devenir – pour le meilleur et pour le pire – un ou une Greenwood.

 

 

 

 

2 commentaires:

  1. Très belle chronique ! Ce roman semble passionnant et beau; Je l'avais déjà repéré, mais je pense qu'il va très vite passer de ma wishlist à ma PAL.

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