Coup de coeur đ
Titre : L'Ăźle aux arbres disparus
(The Island of Missing Trees)
Auteur : Elif SHAFAK
Traduction : Dominique GOY-BLANQUET
Parution : en anglais en 2021,
en français en 2022 (Flammarion)
Pages : 432
Présentation de l'éditeur :
Ce roman commence par un cri et sâachĂšve par un rĂȘve. Le cri,
interminable, est celui que lance aujourdâhui une adolescente de seize
ans, prĂ©nommĂ©e Ada, en plein cours dâhistoire dans un lycĂ©e londonien.
Le rĂȘve est celui dâune renaissance. Entre les deux a lieu la rencontre du Grec Kostas Kazantzakis et dâune jeune fille turque, Defne, en 1974, dans une Chypre dĂ©chirĂ©e par la guerre civile. Elif Shafak crĂ©e des personnages dĂ©bordant dâhumanitĂ© mais aussi de failles et de doutes, dâĂ©lans de gĂ©nĂ©rositĂ© et de contradictions, pour conter lâhistoire dâun amour interdit dans un climat de haine et de violence qui balaie tout sur son passage. Sa prose puissante convoque un savant mĂ©lange de merveilleux, de rĂȘve, dâamour, de chagrin et dâimagination pour libĂ©rer la parole des gĂ©nĂ©rations prĂ©cĂ©dentes, souvent rĂ©duites au silence.
Le rĂȘve est celui dâune renaissance. Entre les deux a lieu la rencontre du Grec Kostas Kazantzakis et dâune jeune fille turque, Defne, en 1974, dans une Chypre dĂ©chirĂ©e par la guerre civile. Elif Shafak crĂ©e des personnages dĂ©bordant dâhumanitĂ© mais aussi de failles et de doutes, dâĂ©lans de gĂ©nĂ©rositĂ© et de contradictions, pour conter lâhistoire dâun amour interdit dans un climat de haine et de violence qui balaie tout sur son passage. Sa prose puissante convoque un savant mĂ©lange de merveilleux, de rĂȘve, dâamour, de chagrin et dâimagination pour libĂ©rer la parole des gĂ©nĂ©rations prĂ©cĂ©dentes, souvent rĂ©duites au silence.
Le mot de l'Ă©diteur sur l'auteur :
Elif Shafak est l'auteure de douze romans saluĂ©s par la critique, notamment L'architecte du Sultan, La BĂątarde d'Istanbul, Trois filles dâĂve, et 10 minutes et 38 secondes dans ce monde Ă©trange.
Son Ćuvre, pour laquelle elle a reçu la dĂ©coration de Chevalier des
Arts et des Lettres, est traduite dans le monde entier. Elle milite pour
les droits des femmes, et collabore réguliÚrement avec des quotidiens
internationaux comme The New York Times, The Guardian et La Republica.
Ada Kazantzakis a seize ans. Elle est nĂ©e et a toujours vĂ©cu Ă Londres, avec pour seule famille sa mĂšre Defne â morte maintenant depuis un an â et son pĂšre Kostas. De lâhistoire de ses parents, elle ne sait rien, si ce nâest leur origine chypriote, ce qui ne lâempĂȘche pas dâen porter inconsciemment le poids. Pour comprendre cet hĂ©ritage mystĂ©rieux qui la ronge Ă son insu, il lui faudrait remonter Ă 1974, lorsque la guerre civile Ă Chypre aboutit Ă la partition de lâĂźle, et que la vague de haine et de violence condamne irrĂ©mĂ©diablement lâamour qui lie Defne, jeune fille turque, Ă Kostas, garçon grec...
Comme toujours, Elif Shafak a su trouver lâangle et le ton pour faire de son Ă©vocation un texte aussi puissant quâoriginal, en tous les cas ardemment motivĂ© par la dĂ©fense des causes qui lui sont chĂšres et qui lui font dire par lâun de ces personnages : Il y a des moments dans la vie oĂč chacun doit devenir une sorte de guerrier. Si tu es poĂšte, tu combats avec tes mots ; si tu es peintre, tu combats avec tes toiles⊠Mais tu ne peux pas dire : âDĂ©solĂ©, je suis poĂšte, je passe mon chemin." Tu ne dis pas ça quand il y a tellement de souffrance, dâinĂ©galitĂ©, dâinjustice. Si on y retrouve aussi en filigrane la cause des femmes pour laquelle elle a dĂ©jĂ tant Ă©crit, le combat qui porte ce livre est cette fois la libĂ©ration de la parole sur le drame chypriote, un sujet qui ne va pas manquer, une fois de plus, de froisser la susceptibilitĂ© dâune patrie quâelle a dĂ» fuir en raison de sa libre expression de femme et dâĂ©crivain.
Qui de mieux placĂ© que lâauteur pour Ă©voquer les dĂ©chirures de lâexil forcĂ©, leur transmission de gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ration dâimmigrĂ©s, et, par dessus-tout, les ravages souterrains causĂ©s par les drames que lâon tente dâenfouir dans le silence dâun oubli illusoire ? Il en va de la guerre civile Ă Chypre comme du gĂ©nocide armĂ©nien : lâhistoire nâa toujours pas rĂ©ussi Ă admettre toute la vĂ©ritĂ©, maintenant des gĂ©nĂ©rations dans un purgatoire oĂč lâon ne cicatrise jamais. A Chypre, lâon cherche encore, prĂšs de cinquante ans aprĂšs les heurts intercommunautaires, des milliers de disparus grecs et turcs qui continuent dâempĂȘcher deuils et rĂ©conciliations. Câest sur cette perpĂ©tuation sans fin de la souffrance quâinsiste ce roman, dans un rĂ©cit bĂąti sur une fascinante comparaison entre lâexistence humaine et celle des arbres.
Nombreuses sont les observations marquantes et Ă©tonnantes qui Ă©maillent la narration, sur lâhistoire et la culture chypriotes bien sĂ»r, mais aussi sur le milieu naturel de cette Ăźle. Lâon sây Ă©merveille des incroyables migrations dâoiseaux et de papillons, lâon dĂ©couvre avec stupĂ©faction le caviar de Chypre et son industrie massive du braconnage dâoiseaux, lâon y apprend avec consternation ce qui a rassemblĂ© des milliers de bĂ©bĂ©s britanniques dans un cimetiĂšre chypriote⊠Mais surtout, le roman se nourrit de fascinantes constatations dendrologiques qui, un peu comme Michael Christie dans Lorsque le dernier arbre, permettent Ă lâauteur dâĂ©difiantes illustrations relatives Ă lâĂ©pigĂ©nĂ©tique, Ă la transmission des traumatismes et Ă lâabsolue nĂ©cessitĂ© de se souvenir pour guĂ©rir.
Plus que jamais « guerriĂšre des mots », Elif Shafak ne laissera personne indiffĂ©rent Ă ce brillant plaidoyer pour ce prĂ©-requis Ă la rĂ©conciliation chypriote quâest la libĂ©ration de la parole. Ce roman bouleversant est aussi sans doute celui de lâauteur qui, au-delĂ de lâoriginalitĂ© de sa construction, se nourrit le plus dâobservations aussi stupĂ©fiantes que passionnantes. Coup de coeur. (5/5)
Avis :
Comme toujours, Elif Shafak a su trouver lâangle et le ton pour faire de son Ă©vocation un texte aussi puissant quâoriginal, en tous les cas ardemment motivĂ© par la dĂ©fense des causes qui lui sont chĂšres et qui lui font dire par lâun de ces personnages : Il y a des moments dans la vie oĂč chacun doit devenir une sorte de guerrier. Si tu es poĂšte, tu combats avec tes mots ; si tu es peintre, tu combats avec tes toiles⊠Mais tu ne peux pas dire : âDĂ©solĂ©, je suis poĂšte, je passe mon chemin." Tu ne dis pas ça quand il y a tellement de souffrance, dâinĂ©galitĂ©, dâinjustice. Si on y retrouve aussi en filigrane la cause des femmes pour laquelle elle a dĂ©jĂ tant Ă©crit, le combat qui porte ce livre est cette fois la libĂ©ration de la parole sur le drame chypriote, un sujet qui ne va pas manquer, une fois de plus, de froisser la susceptibilitĂ© dâune patrie quâelle a dĂ» fuir en raison de sa libre expression de femme et dâĂ©crivain.
Qui de mieux placĂ© que lâauteur pour Ă©voquer les dĂ©chirures de lâexil forcĂ©, leur transmission de gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ration dâimmigrĂ©s, et, par dessus-tout, les ravages souterrains causĂ©s par les drames que lâon tente dâenfouir dans le silence dâun oubli illusoire ? Il en va de la guerre civile Ă Chypre comme du gĂ©nocide armĂ©nien : lâhistoire nâa toujours pas rĂ©ussi Ă admettre toute la vĂ©ritĂ©, maintenant des gĂ©nĂ©rations dans un purgatoire oĂč lâon ne cicatrise jamais. A Chypre, lâon cherche encore, prĂšs de cinquante ans aprĂšs les heurts intercommunautaires, des milliers de disparus grecs et turcs qui continuent dâempĂȘcher deuils et rĂ©conciliations. Câest sur cette perpĂ©tuation sans fin de la souffrance quâinsiste ce roman, dans un rĂ©cit bĂąti sur une fascinante comparaison entre lâexistence humaine et celle des arbres.
Nombreuses sont les observations marquantes et Ă©tonnantes qui Ă©maillent la narration, sur lâhistoire et la culture chypriotes bien sĂ»r, mais aussi sur le milieu naturel de cette Ăźle. Lâon sây Ă©merveille des incroyables migrations dâoiseaux et de papillons, lâon dĂ©couvre avec stupĂ©faction le caviar de Chypre et son industrie massive du braconnage dâoiseaux, lâon y apprend avec consternation ce qui a rassemblĂ© des milliers de bĂ©bĂ©s britanniques dans un cimetiĂšre chypriote⊠Mais surtout, le roman se nourrit de fascinantes constatations dendrologiques qui, un peu comme Michael Christie dans Lorsque le dernier arbre, permettent Ă lâauteur dâĂ©difiantes illustrations relatives Ă lâĂ©pigĂ©nĂ©tique, Ă la transmission des traumatismes et Ă lâabsolue nĂ©cessitĂ© de se souvenir pour guĂ©rir.
Plus que jamais « guerriĂšre des mots », Elif Shafak ne laissera personne indiffĂ©rent Ă ce brillant plaidoyer pour ce prĂ©-requis Ă la rĂ©conciliation chypriote quâest la libĂ©ration de la parole. Ce roman bouleversant est aussi sans doute celui de lâauteur qui, au-delĂ de lâoriginalitĂ© de sa construction, se nourrit le plus dâobservations aussi stupĂ©fiantes que passionnantes. Coup de coeur. (5/5)
Citations :
Mais les lĂ©gendes sont lĂ pour nous dire ce que lâhistoire a oubliĂ©.
Une carte est une image à deux dimensions marquée de symboles arbitraires et de lignes incises qui décident qui sera ton ennemi et qui ton ami, qui mérite notre amour, qui notre haine, et qui notre simple indifférence.
La cartographie est un synonyme pour les histoires racontées par les vainqueurs.
Quant aux histoires racontĂ©es par ceux qui ont perdu, il nây en a pas.
Nicosie, aujourdâhui la seule capitale divisĂ©e du monde.
La chose semblait presque positive, dite de la sorte ; parĂ©e dâune qualitĂ© spĂ©ciale, voire unique, le sentiment de dĂ©fier la gravitation, comme lâunique grain de sable poussĂ© vers le ciel dans un sablier quâon vient de retourner. Mais en rĂ©alitĂ© Nicosie nâĂ©tait pas une exception, juste un nom supplĂ©mentaire ajoutĂ© Ă la liste des lieux de sĂ©grĂ©gation et des communautĂ©s sĂ©parĂ©es, ceux enregistrĂ©s par lâhistoire et ceux Ă venir.
Maintes fois par le passĂ© elle sâĂ©tait doutĂ©e quâelle transportait une tristesse qui ne lui appartenait pas tout Ă fait. On leur avait appris en cours de science que chaque individu hĂ©rite dâun chromosome de sa mĂšre et un de son pĂšre â de longs fils dâADN porteurs de milliers de gĂšnes qui fabriquaient des millions de neutrons reliĂ©s par des milliards de connexions. Cette somme dâinformations gĂ©nĂ©tiques se transmettait des parents Ă leur progĂ©niture â survie, croissance, reproduction, couleur des cheveux, forme du nez, taches de rousseur ou non, tendance Ă Ă©ternuer sous lâeffet du soleil â, tout Ă©tait lĂ -dedans. Mais aucune ne rĂ©pondait Ă la seule question qui lui brĂ»lait lâesprit : Ă©tait-ce possible dâhĂ©riter dâune chose aussi intangible et incommensurable que le chagrin ?
Les immigrants de la premiĂšre gĂ©nĂ©ration sont une espĂšce Ă part. Ils sâhabillent en beige, gris ou brun. Des couleurs qui nâattirent pas lâattention. Des couleurs qui chuchotent, qui ne crient jamais. Des maniĂšres cĂ©rĂ©monieuses, un dĂ©sir quâon les traite avec dignitĂ©. Ils se dĂ©placent avec une lĂ©gĂšre gaucherie, pas tout Ă fait Ă lâaise dans leur environnement. Ă la fois pĂ©nĂ©trĂ©s dâune Ă©ternelle gratitude pour les chances que la vie leur a offertes et marquĂ©s par ce quâelle leur a arrachĂ©, jamais Ă leur place, sĂ©parĂ©s des autres par quelque expĂ©rience muette, comme les survivants dâun accident de voiture.
Jâaurais aimĂ© pouvoir lui dire que la solitude est une invention humaine. Les arbres ne sont jamais esseulĂ©s. Les humains croient savoir avec certitude oĂč sâarrĂȘte leur ĂȘtre et oĂč commence celui de lâautre. Avec leurs racines entremĂȘlĂ©es et piĂ©gĂ©es sous terre, combinĂ©es aux champignons et aux bactĂ©ries, les arbres ne se nourrissent pas de telles illusions. Pour nous, tout est reliĂ©.
Une carte est une image à deux dimensions marquée de symboles arbitraires et de lignes incises qui décident qui sera ton ennemi et qui ton ami, qui mérite notre amour, qui notre haine, et qui notre simple indifférence.
La cartographie est un synonyme pour les histoires racontées par les vainqueurs.
Quant aux histoires racontĂ©es par ceux qui ont perdu, il nây en a pas.
Nicosie, aujourdâhui la seule capitale divisĂ©e du monde.
La chose semblait presque positive, dite de la sorte ; parĂ©e dâune qualitĂ© spĂ©ciale, voire unique, le sentiment de dĂ©fier la gravitation, comme lâunique grain de sable poussĂ© vers le ciel dans un sablier quâon vient de retourner. Mais en rĂ©alitĂ© Nicosie nâĂ©tait pas une exception, juste un nom supplĂ©mentaire ajoutĂ© Ă la liste des lieux de sĂ©grĂ©gation et des communautĂ©s sĂ©parĂ©es, ceux enregistrĂ©s par lâhistoire et ceux Ă venir.
Maintes fois par le passĂ© elle sâĂ©tait doutĂ©e quâelle transportait une tristesse qui ne lui appartenait pas tout Ă fait. On leur avait appris en cours de science que chaque individu hĂ©rite dâun chromosome de sa mĂšre et un de son pĂšre â de longs fils dâADN porteurs de milliers de gĂšnes qui fabriquaient des millions de neutrons reliĂ©s par des milliards de connexions. Cette somme dâinformations gĂ©nĂ©tiques se transmettait des parents Ă leur progĂ©niture â survie, croissance, reproduction, couleur des cheveux, forme du nez, taches de rousseur ou non, tendance Ă Ă©ternuer sous lâeffet du soleil â, tout Ă©tait lĂ -dedans. Mais aucune ne rĂ©pondait Ă la seule question qui lui brĂ»lait lâesprit : Ă©tait-ce possible dâhĂ©riter dâune chose aussi intangible et incommensurable que le chagrin ?
Les immigrants de la premiĂšre gĂ©nĂ©ration sont une espĂšce Ă part. Ils sâhabillent en beige, gris ou brun. Des couleurs qui nâattirent pas lâattention. Des couleurs qui chuchotent, qui ne crient jamais. Des maniĂšres cĂ©rĂ©monieuses, un dĂ©sir quâon les traite avec dignitĂ©. Ils se dĂ©placent avec une lĂ©gĂšre gaucherie, pas tout Ă fait Ă lâaise dans leur environnement. Ă la fois pĂ©nĂ©trĂ©s dâune Ă©ternelle gratitude pour les chances que la vie leur a offertes et marquĂ©s par ce quâelle leur a arrachĂ©, jamais Ă leur place, sĂ©parĂ©s des autres par quelque expĂ©rience muette, comme les survivants dâun accident de voiture.
Jâaurais aimĂ© pouvoir lui dire que la solitude est une invention humaine. Les arbres ne sont jamais esseulĂ©s. Les humains croient savoir avec certitude oĂč sâarrĂȘte leur ĂȘtre et oĂč commence celui de lâautre. Avec leurs racines entremĂȘlĂ©es et piĂ©gĂ©es sous terre, combinĂ©es aux champignons et aux bactĂ©ries, les arbres ne se nourrissent pas de telles illusions. Pour nous, tout est reliĂ©.
Les gens supposent que câest une question de personnalitĂ©, cette diffĂ©rence entre optimistes et pessimistes. Mais je crois que tout cela vient dâune inaptitude Ă oublier. Plus grands sont vos pouvoirs de rĂ©tention, plus minces vos chances dâoptimisme. (âŠ)
Câest une malĂ©diction, cette mĂ©moire tenace. Quand les vieilles Chypriotes souhaitent du mal Ă quelquâun, elles ne demandent pas quâun terrible malheur le frappe. Elles ne prient pas pour que surviennent des nuages de foudre, des accidents imprĂ©vus ou de brusques revers de fortune. Elles se contentent de dire : Que jamais tu ne parviennes Ă oublier. Que tu descendes dans la tombe avec tes souvenirs.
Certaines espĂšces sont dioĂŻques â ça veut dire que chaque arbre est nettement soit mĂąle, soit femelle. Saule, peuplier, if, mĂ»rier, tremble, genĂ©vrier, houx⊠ils sont tous comme ça. Mais une quantitĂ© dâautres sont monoĂŻques, des fleurs mĂąles et femelles poussent sur le mĂȘme arbre. ChĂȘne, cyprĂšs, pin, bouleau, noisetier, cĂšdre, chĂątaignierâŠ
â Et les figuiers sont femelles ?
â Les figuiers, câest compliquĂ©, dit Kostas. La moitiĂ© sont monoĂŻques, lâautre moitiĂ© dioĂŻques. Il y a des variĂ©tĂ©s agricoles de figuiers, et puis il y a le caprifiguier sauvage de MĂ©diterranĂ©e qui donne des fruits immangeables, on sâen sert dâhabitude pour nourrir les chĂšvres. Notre Ficus caprica est femelle, dâune variĂ©tĂ© parthĂ©nocarpique â ça veut dire quâelle peut produire des fruits toute seule, sans avoir besoin dâun arbre mĂąle Ă proximitĂ©.
Les scientifiques sâaccordent Ă dire que les arbres nâĂ©prouvent pas de sensations, pas au sens oĂč la plupart des gens utilisent le motâŠ
â Mais tu nâas pas lâair dâaccord ?
â Eh bien, jâestime quâil y a encore beaucoup de choses qui nous Ă©chappent, nous commençons tout juste Ă dĂ©couvrir le langage des arbres. Mais on peut dire avec certitude quâils peuvent entendre, sentir une odeur, communiquer â et, câest sĂ»r, se souvenir. Ils sont sensibles Ă lâeau, Ă la lumiĂšre, au danger. Ils peuvent envoyer des signaux aux autres plantes et sâentraider. Ils sont beaucoup plus vivants que les gens nâen ont conscience.
Il se dit que la diffĂ©rence la plus parlante entre les jeunes et les vieux se nichait dans ce dĂ©tail. En vieillissant, on se moquait de plus en plus de ce que les autres pensaient de vous, et câest alors seulement quâon devenait plus libre.
Câest une malĂ©diction, cette mĂ©moire tenace. Quand les vieilles Chypriotes souhaitent du mal Ă quelquâun, elles ne demandent pas quâun terrible malheur le frappe. Elles ne prient pas pour que surviennent des nuages de foudre, des accidents imprĂ©vus ou de brusques revers de fortune. Elles se contentent de dire : Que jamais tu ne parviennes Ă oublier. Que tu descendes dans la tombe avec tes souvenirs.
Certaines espĂšces sont dioĂŻques â ça veut dire que chaque arbre est nettement soit mĂąle, soit femelle. Saule, peuplier, if, mĂ»rier, tremble, genĂ©vrier, houx⊠ils sont tous comme ça. Mais une quantitĂ© dâautres sont monoĂŻques, des fleurs mĂąles et femelles poussent sur le mĂȘme arbre. ChĂȘne, cyprĂšs, pin, bouleau, noisetier, cĂšdre, chĂątaignierâŠ
â Et les figuiers sont femelles ?
â Les figuiers, câest compliquĂ©, dit Kostas. La moitiĂ© sont monoĂŻques, lâautre moitiĂ© dioĂŻques. Il y a des variĂ©tĂ©s agricoles de figuiers, et puis il y a le caprifiguier sauvage de MĂ©diterranĂ©e qui donne des fruits immangeables, on sâen sert dâhabitude pour nourrir les chĂšvres. Notre Ficus caprica est femelle, dâune variĂ©tĂ© parthĂ©nocarpique â ça veut dire quâelle peut produire des fruits toute seule, sans avoir besoin dâun arbre mĂąle Ă proximitĂ©.
Les scientifiques sâaccordent Ă dire que les arbres nâĂ©prouvent pas de sensations, pas au sens oĂč la plupart des gens utilisent le motâŠ
â Mais tu nâas pas lâair dâaccord ?
â Eh bien, jâestime quâil y a encore beaucoup de choses qui nous Ă©chappent, nous commençons tout juste Ă dĂ©couvrir le langage des arbres. Mais on peut dire avec certitude quâils peuvent entendre, sentir une odeur, communiquer â et, câest sĂ»r, se souvenir. Ils sont sensibles Ă lâeau, Ă la lumiĂšre, au danger. Ils peuvent envoyer des signaux aux autres plantes et sâentraider. Ils sont beaucoup plus vivants que les gens nâen ont conscience.
Il se dit que la diffĂ©rence la plus parlante entre les jeunes et les vieux se nichait dans ce dĂ©tail. En vieillissant, on se moquait de plus en plus de ce que les autres pensaient de vous, et câest alors seulement quâon devenait plus libre.
Ă mon avis, les humains Ă©vitent dĂ©libĂ©rĂ©ment dâen apprendre plus long sur nous, peut-ĂȘtre parce quâils pressentent, par une sorte dâinstinct primitif, que leurs dĂ©couvertes risquent dâĂȘtre trĂšs perturbantes. Ont-ils envie de savoir, par exemple, que les arbres peuvent sâadapter et changer de comportement avec intention, et si câest vrai, que lâintelligence se passe peut-ĂȘtre de cerveau ? Seraient-ils heureux dâapprendre quâen envoyant des signaux par un rĂ©seau mycorhizien de fungus enfoui sous le sol, les arbres peuvent avertir leurs voisins de dangers proches â un prĂ©dateur qui rĂŽde ou des microbes pathogĂšnes â et que ces signaux de dĂ©tresse ont franchi un seuil derniĂšrement, du fait de la dĂ©forestation, de la dĂ©gradation des forĂȘts et de la sĂ©cheresse, toutes provoquĂ©es directement par les humains ? Ou que la liane camĂ©lĂ©on, Bocula trifoliolata, peut modifier ses feuilles pour imiter la forme et la couleur de la plante sur laquelle elle grimpe, conduisant les scientifiques Ă se demander si la vigne aurait une forme dâacuitĂ© visuelle ? Ou que les anneaux dâun tronc dâarbre ne rĂ©vĂšlent pas seulement son Ăąge, mais aussi les traumatismes quâil a endurĂ©s, y compris les incendies de forĂȘt, et quâainsi sâest gravĂ©e profondĂ©ment dans chaque cercle une expĂ©rience de mort imminente, une cicatrice inguĂ©rissable ? Ou que lâodeur dâune prairie fraĂźchement tondue, cet arĂŽme que les humains associent Ă la propretĂ© et Ă la rĂ©novation, aux choses nouvelles et exubĂ©rantes, est en fait encore un signal de dĂ©tresse Ă©mis par lâherbe pour avertir la flore avoisinante et demander de lâaide ? Ou que les plantes savent reconnaĂźtre celles de leur parentĂ©, et sentir que vous les touchez, et mĂȘme compter, comme la dionĂ©e attrape-mouche ? Ou que les arbres de la forĂȘt devinent Ă quel moment les cerfs vont venir les manger, et quâils se dĂ©fendent en infusant Ă leurs feuilles un type dâacide salicylique pour faciliter la production de tannins, substance redoutĂ©e par leurs ennemis, et les repoussent ainsi avec ingĂ©niositĂ© ? Ou bien que naguĂšre, il y avait encore un acacia dans le dĂ©sert saharien â « lâarbre le plus seul du monde », comme on lâappelait â, lĂ , au carrefour des anciennes routes de caravanes, et que cette crĂ©ature miraculeuse, en Ă©tendant ses racines loin et profond, a survĂ©cu par ses seuls moyens malgrĂ© la chaleur torride et le manque dâeau, jusquâĂ ce quâun chauffard ivre lâabatte ? Ou que nombre de plantes, quand on les menace, agresse ou coupe, peuvent produire de lâĂ©thylĂšne en guise dâanesthĂ©siant, et que cet Ă©panchement chimique, aux dires de certains chercheurs, donne lâimpression dâentendre hurler une plante affolĂ©e ?
Il y a une raison qui explique pourquoi les humains ont tant de peine Ă comprendre les plantes, câest, je crois, parce quâavant de pouvoir se lier Ă autre chose quâeux-mĂȘmes et lui ĂȘtre sincĂšrement attachĂ©s, ils ont besoin dâĂ©changes avec un visage, une image qui reflĂšte la leur le plus Ă©troitement possible. Plus les yeux dâun animal sont visibles, plus il sâattirera la compassion des humains.
Le temps humain est linĂ©aire, continuum parfait depuis un passĂ© supposĂ© rĂ©volu et rĂ©glĂ© vers un avenir quâon imagine pur et intact. Chaque jour se doit dâĂȘtre tout neuf, empli dâĂ©vĂ©nements nouveaux, chaque amour radicalement diffĂ©rent du prĂ©cĂ©dent. LâappĂ©tit de lâespĂšce humaine pour la nouveautĂ© est insatiable et je ne suis pas sĂ»r quâelle leur fasse grand bien.
Le temps arborĂ©en est cyclique, rĂ©current, pĂ©renne ; le passĂ© et lâavenir respirent en un mĂȘme moment, et le prĂ©sent ne coule pas nĂ©cessairement dans une seule direction ; au contraire il dessine des cercles Ă lâintĂ©rieur de cercles, comme les anneaux que vous dĂ©couvrez quand vous nous coupez.
Le temps arborĂ©en sâapparente au temps des histoires â et comme une histoire, un arbre ne pousse pas en lignes parfaitement droites, courbures impeccables et angles droits prĂ©cis, mais il se penche et se tord et bifurque en formes fantastiques, projette des branches de prodige et des arcs dâinvention.
Ils sont incompatibles, le temps humain et le temps des arbres.
Quand on quitte son foyer pour des rivages inconnus, on ne continue pas tout simplement comme avant ; une partie de soi doit mourir Ă lâintĂ©rieur pour quâune autre puisse tout recommencer.
Aujourdâhui, quand dâautres arbres me demandent mon Ăąge, jâai du mal Ă leur donner une rĂ©ponse prĂ©cise. Jâavais quatre-vingt-seize ans Ă lâĂ©poque de mes derniers souvenirs dans une taverne de Chypre. Et moi, qui ai poussĂ© dâune bouture plantĂ©e en Angleterre, jâai maintenant un peu plus de seize ans.
Est-ce quâil faut toujours calculer lâĂąge de quelquâun en additionnant les mois et les annĂ©es selon une arithmĂ©tique simple et sans dĂ©tours â ou est-ce que dans certains cas il est plus avisĂ© de compenser les passages du temps pour parvenir au total exact ? Et que dire de nos ancĂȘtres â peuvent-ils eux aussi continuer Ă exister Ă travers nous ? Est-ce pour cela que lorsquâon rencontre certains individus â tout comme avec certains arbres â on ne peut sâempĂȘcher de penser quâils doivent ĂȘtre bien plus vieux que leur Ăąge chronologique ?
OĂč commence-t-on lâhistoire de quelquâun quand chaque vie se compose de plus dâun fil, quand ce quâon appelle naissance nâest pas le seul dĂ©but, ni la mort exactement une fin ?
Le temps arborĂ©en est cyclique, rĂ©current, pĂ©renne ; le passĂ© et lâavenir respirent en un mĂȘme moment, et le prĂ©sent ne coule pas nĂ©cessairement dans une seule direction ; au contraire il dessine des cercles Ă lâintĂ©rieur de cercles, comme les anneaux que vous dĂ©couvrez quand vous nous coupez.
Le temps arborĂ©en sâapparente au temps des histoires â et comme une histoire, un arbre ne pousse pas en lignes parfaitement droites, courbures impeccables et angles droits prĂ©cis, mais il se penche et se tord et bifurque en formes fantastiques, projette des branches de prodige et des arcs dâinvention.
Ils sont incompatibles, le temps humain et le temps des arbres.
Quand on quitte son foyer pour des rivages inconnus, on ne continue pas tout simplement comme avant ; une partie de soi doit mourir Ă lâintĂ©rieur pour quâune autre puisse tout recommencer.
Aujourdâhui, quand dâautres arbres me demandent mon Ăąge, jâai du mal Ă leur donner une rĂ©ponse prĂ©cise. Jâavais quatre-vingt-seize ans Ă lâĂ©poque de mes derniers souvenirs dans une taverne de Chypre. Et moi, qui ai poussĂ© dâune bouture plantĂ©e en Angleterre, jâai maintenant un peu plus de seize ans.
Est-ce quâil faut toujours calculer lâĂąge de quelquâun en additionnant les mois et les annĂ©es selon une arithmĂ©tique simple et sans dĂ©tours â ou est-ce que dans certains cas il est plus avisĂ© de compenser les passages du temps pour parvenir au total exact ? Et que dire de nos ancĂȘtres â peuvent-ils eux aussi continuer Ă exister Ă travers nous ? Est-ce pour cela que lorsquâon rencontre certains individus â tout comme avec certains arbres â on ne peut sâempĂȘcher de penser quâils doivent ĂȘtre bien plus vieux que leur Ăąge chronologique ?
OĂč commence-t-on lâhistoire de quelquâun quand chaque vie se compose de plus dâun fil, quand ce quâon appelle naissance nâest pas le seul dĂ©but, ni la mort exactement une fin ?
« Maman, câest vrai quâAphrodite Ă©tait la plus jolie dĂ©esse de tout lâOlympe ? »
Ăcartant une mĂšche qui lui tombait sur les yeux, Defne lui jeta un regard. « Elle Ă©tait jolie, ça oui, mais est-ce quâelle Ă©tait gentille, câest une autre affaire.
â Oh ! Elle Ă©tait mĂ©chante ?
â Eh bien, il lui arrivait dâĂȘtre une vraie peau de vache, passe-moi lâexpression. Elle ne soutenait pas les autres femmes. CĂŽtĂ© fĂ©minisme, son score Ă©tait lamentable, si tu veux mon avis. »
Ada gloussa. « Tu parles dâelle comme si tu la connaissais.
â Bien sĂ»r que je la connais. Nous venons toutes de la mĂȘme Ăźle. Elle est nĂ©e Ă Chypre, de lâĂ©cume de Paphos.
â Je savais pas ça. Alors elle est la dĂ©esse de la beautĂ© et de lâamour ?
â Ouais, câest bien elle. Du dĂ©sir et du plaisir, aussi. Et de la procrĂ©ation. Certains de ces attributs lui ont Ă©tĂ© donnĂ©s plus tard, par lâintermĂ©diaire de VĂ©nus, son incarnation romaine. La premiĂšre Aphrodite Ă©tait plus subversive et Ă©goĂŻste. Sous ce beau visage se cachait une tortionnaire qui voulait contrĂŽler les femmes.
â Comment ça ?
â Eh bien, il y avait une jolie fille, brillante, qui sâappelait Polyphonte. Intelligente, volontaire. Elle observait sa mĂšre et elle observait sa tante, et elle dĂ©cida quâelle voulait mener une vie diffĂ©rente. Pas de mariage, pas dâĂ©poux, pas de biens matĂ©riels, pas dâobligations domestiques, non merci. Ă la place elle allait parcourir le monde jusquâĂ ce quâelle trouve ce quâelle cherchait. Et si elle ne le trouvait pas, elle irait rejoindre ArtĂ©mis comme vierge prĂȘtresse. CâĂ©tait ça son plan. Quand Aphrodite lâapprit, elle entra dans une colĂšre noire. Tu sais ce quâelle a fait Ă Polyphonte ? Elle lâa rendue folle. La pauvre fille a perdu lâesprit.
â Pourquoi une dĂ©esse ferait une chose pareille ?
â Excellente question. Dans tous les mythes et les contes de fĂ©es, une femme qui enfreint les conventions sociales est toujours punie. Et en gĂ©nĂ©ral, le chĂątiment est psychologique, mental. Classique, nâest-ce pas ? Tu te rappelles la premiĂšre femme de Mr Rochester dans Jane Eyre ? Polyphonte est notre version mĂ©diterranĂ©enne de la femme dĂ©mente, sauf que nous ne lâavons pas enfermĂ©e dans le grenier, nous lâavons jetĂ©e en pĂąture Ă un ours. Une fin tout sauf civilisĂ©e pour une femme qui ne voulait pas faire partie de la civilisation. »
Ada sâefforça de sourire, mais un dĂ©clic intĂ©rieur lâen empĂȘcha.
« En tout cas, voilà comment elle était, ton Aphrodite, dit Defne. Pas une amie des femmes. Mais oui, jolie ! »
Ăcartant une mĂšche qui lui tombait sur les yeux, Defne lui jeta un regard. « Elle Ă©tait jolie, ça oui, mais est-ce quâelle Ă©tait gentille, câest une autre affaire.
â Oh ! Elle Ă©tait mĂ©chante ?
â Eh bien, il lui arrivait dâĂȘtre une vraie peau de vache, passe-moi lâexpression. Elle ne soutenait pas les autres femmes. CĂŽtĂ© fĂ©minisme, son score Ă©tait lamentable, si tu veux mon avis. »
Ada gloussa. « Tu parles dâelle comme si tu la connaissais.
â Bien sĂ»r que je la connais. Nous venons toutes de la mĂȘme Ăźle. Elle est nĂ©e Ă Chypre, de lâĂ©cume de Paphos.
â Je savais pas ça. Alors elle est la dĂ©esse de la beautĂ© et de lâamour ?
â Ouais, câest bien elle. Du dĂ©sir et du plaisir, aussi. Et de la procrĂ©ation. Certains de ces attributs lui ont Ă©tĂ© donnĂ©s plus tard, par lâintermĂ©diaire de VĂ©nus, son incarnation romaine. La premiĂšre Aphrodite Ă©tait plus subversive et Ă©goĂŻste. Sous ce beau visage se cachait une tortionnaire qui voulait contrĂŽler les femmes.
â Comment ça ?
â Eh bien, il y avait une jolie fille, brillante, qui sâappelait Polyphonte. Intelligente, volontaire. Elle observait sa mĂšre et elle observait sa tante, et elle dĂ©cida quâelle voulait mener une vie diffĂ©rente. Pas de mariage, pas dâĂ©poux, pas de biens matĂ©riels, pas dâobligations domestiques, non merci. Ă la place elle allait parcourir le monde jusquâĂ ce quâelle trouve ce quâelle cherchait. Et si elle ne le trouvait pas, elle irait rejoindre ArtĂ©mis comme vierge prĂȘtresse. CâĂ©tait ça son plan. Quand Aphrodite lâapprit, elle entra dans une colĂšre noire. Tu sais ce quâelle a fait Ă Polyphonte ? Elle lâa rendue folle. La pauvre fille a perdu lâesprit.
â Pourquoi une dĂ©esse ferait une chose pareille ?
â Excellente question. Dans tous les mythes et les contes de fĂ©es, une femme qui enfreint les conventions sociales est toujours punie. Et en gĂ©nĂ©ral, le chĂątiment est psychologique, mental. Classique, nâest-ce pas ? Tu te rappelles la premiĂšre femme de Mr Rochester dans Jane Eyre ? Polyphonte est notre version mĂ©diterranĂ©enne de la femme dĂ©mente, sauf que nous ne lâavons pas enfermĂ©e dans le grenier, nous lâavons jetĂ©e en pĂąture Ă un ours. Une fin tout sauf civilisĂ©e pour une femme qui ne voulait pas faire partie de la civilisation. »
Ada sâefforça de sourire, mais un dĂ©clic intĂ©rieur lâen empĂȘcha.
« En tout cas, voilà comment elle était, ton Aphrodite, dit Defne. Pas une amie des femmes. Mais oui, jolie ! »
Prenez une poignĂ©e de terre, serrez-la entre vos paumes, sentez sa chaleur, sa texture, son mystĂšre. Il y a plus de micro-organismes dans cette petite motte quâil nây a dâindividus sur le globe. Pleine de bactĂ©ries, de champignons, dâarchĂ©es, dâalgues, et ces petits vers frĂ©tillants, sans compter les tessons de vieilles poteries, tous contribuant Ă transformer la matiĂšre organique en nutriments auxquels nous les plantes nous sommes reconnaissantes dâassurer notre croissance, la terre est complexe, endurante, gĂ©nĂ©reuse. Chaque pouce de terrain est le rĂ©sultat dâun travail ardu. Il faut Ă une multitude de vers et de micro-organismes des siĂšcles de labeur incessant pour produire ce peu de chose. Une boue saine, argileuse, est plus prĂ©cieuse que des diamants et des rubis, mĂȘme si je nâai jamais entendu des humains en faire lâĂ©loge en ces termes.
Je suis venu au monde en 1878, lâannĂ©e oĂč le sultan AbdĂŒlhamid II, assis sur son trĂŽne dâor Ă Istanbul, a conclu un accord secret avec la reine Victoria, assise sur son trĂŽne dâor Ă Londres. LâEmpire ottoman a acceptĂ© de cĂ©der lâadministration de notre Ăźle Ă lâEmpire britannique en Ă©change de sa protection contre une agression de la Russie. Cette annĂ©e-lĂ , le Premier ministre britannique, Benjamin Disraeli, a surnommĂ© mon pays natal « la clef de lâAsie occidentale », et ajoutĂ© : « Un pas en avant, non vers la MĂ©diterranĂ©e, mais vers lâInde. » LâĂźle, bien que sans grande valeur Ă©conomique Ă ses yeux, Ă©tait idĂ©alement situĂ©e sur des routes commerciales lucratives.
Sur et sous terre, nous les arbres nous communiquons tout le temps. Nous ne partageons pas seulement lâeau et les nutriments, mais aussi les informations vitales. MĂȘme si nous sommes parfois en compĂ©tition pour les ressources, nous assurons trĂšs bien la protection et le soutien mutuels. La vie dâun arbre, si paisible quâelle paraisse vue de lâextĂ©rieur, est pleine de danger : Ă©cureuils qui arrachent notre Ă©corce, chenilles qui nous envahissent et dĂ©truisent nos feuilles, incendies du voisinage, bĂ»cherons Ă tronçonneuse⊠DĂ©foliĂ©s par le vent, rĂŽtis par le soleil, attaquĂ©s par les insectes, menacĂ©s par les feux de forĂȘt, nous devons travailler ensemble. MĂȘme si nous pouvons paraĂźtre hautains, car nous poussons loin des autres Ă lâorĂ©e des bois, nous restons quand mĂȘme en contact Ă travers de larges pans de terre, envoyant des signaux chimiques par voie aĂ©rienne et grĂące au partage de nos rĂ©seaux mycorhiziens. Les humains et les animaux peuvent errer pendant des kilomĂštres en quĂȘte de nourriture, dâun abri ou dâun compagnon et sâadapter aux changements environnementaux, mais nous, nous devons faire tout cela et plus en restant enracinĂ©s Ă notre place.
Je suis venu au monde en 1878, lâannĂ©e oĂč le sultan AbdĂŒlhamid II, assis sur son trĂŽne dâor Ă Istanbul, a conclu un accord secret avec la reine Victoria, assise sur son trĂŽne dâor Ă Londres. LâEmpire ottoman a acceptĂ© de cĂ©der lâadministration de notre Ăźle Ă lâEmpire britannique en Ă©change de sa protection contre une agression de la Russie. Cette annĂ©e-lĂ , le Premier ministre britannique, Benjamin Disraeli, a surnommĂ© mon pays natal « la clef de lâAsie occidentale », et ajoutĂ© : « Un pas en avant, non vers la MĂ©diterranĂ©e, mais vers lâInde. » LâĂźle, bien que sans grande valeur Ă©conomique Ă ses yeux, Ă©tait idĂ©alement situĂ©e sur des routes commerciales lucratives.
Sur et sous terre, nous les arbres nous communiquons tout le temps. Nous ne partageons pas seulement lâeau et les nutriments, mais aussi les informations vitales. MĂȘme si nous sommes parfois en compĂ©tition pour les ressources, nous assurons trĂšs bien la protection et le soutien mutuels. La vie dâun arbre, si paisible quâelle paraisse vue de lâextĂ©rieur, est pleine de danger : Ă©cureuils qui arrachent notre Ă©corce, chenilles qui nous envahissent et dĂ©truisent nos feuilles, incendies du voisinage, bĂ»cherons Ă tronçonneuse⊠DĂ©foliĂ©s par le vent, rĂŽtis par le soleil, attaquĂ©s par les insectes, menacĂ©s par les feux de forĂȘt, nous devons travailler ensemble. MĂȘme si nous pouvons paraĂźtre hautains, car nous poussons loin des autres Ă lâorĂ©e des bois, nous restons quand mĂȘme en contact Ă travers de larges pans de terre, envoyant des signaux chimiques par voie aĂ©rienne et grĂące au partage de nos rĂ©seaux mycorhiziens. Les humains et les animaux peuvent errer pendant des kilomĂštres en quĂȘte de nourriture, dâun abri ou dâun compagnon et sâadapter aux changements environnementaux, mais nous, nous devons faire tout cela et plus en restant enracinĂ©s Ă notre place.
Un arbre sait que la vie est affaire de connaissance de soi. Sous lâeffet du stress nous produisons de nouvelles combinaisons dâADN, de nouvelles variantes gĂ©nĂ©tiques. Non seulement les plantes stressĂ©es le font, mais aussi leurs surgeons, mĂȘme sâils nâont pas subi de traumatisme physique ou environnemental Ă©quivalent. Appelez ça mĂ©moire transgĂ©nĂ©rationnelle. Au bout du compte, nous nous rappelons et nous essayons dâoublier pour la mĂȘme raison : afin de survivre dans un monde qui ne nous comprend ni ne nous apprĂ©cie.
LĂ oĂč il y a traumatisme, cherchez les signes, car il y en a toujours. Des craquelures sur nos troncs, des fentes qui ne guĂ©rissent pas, des feuilles qui affichent des couleurs dâautomne au printemps, une Ă©corce qui pĂšle comme de la peau Ă©caillĂ©e. Mais peu importe le genre dâĂ©preuve quâil traverse, un arbre sait toujours quâil est reliĂ© Ă dâinnombrables formes de vie â depuis les armillaires, la plus grande espĂšce vivante, jusquâaux plus petites bactĂ©ries et archĂ©es â et que son existence nâest pas un hasard isolĂ© mais fait partie intrinsĂšque dâune communautĂ© plus vaste. MĂȘme les arbres dâespĂšces diffĂ©rentes font preuve de solidaritĂ© entre eux sans tenir compte de leurs dissemblances, et on ne peut pas en dire autant de quantitĂ© dâhumains.
La vie Ă©tait structurĂ©e par des rĂšgles, et Ă ces rĂšgles il fallait obĂ©ir. Le sel, les Ćufs, le pain ne doivent pas sortir de la maison aprĂšs le coucher du soleil. Sâils sortent, ils ne doivent jamais rentrer Ă nouveau. RĂ©pandre de lâhuile dâolive est de trĂšs mauvais augure. Si cela se produit, il faut renverser un verre de vin rouge pour rĂ©tablir lâĂ©quilibre. Quand on creuse le sol, on ne doit jamais poser la pelle sur son Ă©paule, sinon quelquâun risque de mourir. Tout aussi important, Ă©viter de compter les verrues sur votre corps (elles se multiplieraient) ou les piĂšces dans vos poches (elles disparaĂźtraient). De tous les jours de la semaine, le mardi est le plus dĂ©favorable. On ne devrait jamais se marier un mardi ni entamer un voyage, ni accoucher si on peut lâĂ©viter.
Panagiota expliquait que câĂ©tait un mardi de mai, il y a des siĂšcles, que les Ottomans sâĂ©taient emparĂ©s de la reine des citĂ©s, Constantinople. Cela sâĂ©tait produit aprĂšs la chute dâune statue de la Vierge Marie, emportĂ©e vers un abri pour la protĂ©ger des dĂ©sordres du siĂšge en cours, qui sâĂ©tait brisĂ©e en si petits morceaux quâil fut impossible de la reconstituer. CâĂ©tait un signe, mais les gens ne lâavaient pas compris Ă temps. Panagiota disait quâil fallait toujours ĂȘtre attentif aux signes. Le hululement dâun hibou dans le noir, un balai qui tombe tout seul, une phalĂšne qui vous vole dans le nez â tout cela ne prĂ©sage rien de bon. Elle croyait que certains arbres Ă©taient chrĂ©tiens, dâautres mahomĂ©tans, dâautres paĂŻens, et il fallait vous assurer de bien planter les bons dans votre jardin.
Il y avait tant de gens portĂ©s disparus Ă Chypre, Ă lâĂ©poque. Leurs proches les attendaient, espĂ©rant quâils Ă©taient toujours en vie, retenus prisonniers quelque part. CâĂ©taient des annĂ©es atroces. » Elle releva le menton, serra les lĂšvres si fort quâelles devinrent dâune pĂąleur maladive. « Les gens des deux cĂŽtĂ©s de lâĂźle ont souffert â et des deux cĂŽtĂ©s ils Ă©taient furieux si on le disait tout haut.
â Pourquoi ?
â Parce que le passĂ© est un miroir sombre, dĂ©formant. Tu le regardes, tu ne vois que ton propre chagrin. Il nây a lĂ aucune place pour la douleur des autres.
LĂ oĂč il y a traumatisme, cherchez les signes, car il y en a toujours. Des craquelures sur nos troncs, des fentes qui ne guĂ©rissent pas, des feuilles qui affichent des couleurs dâautomne au printemps, une Ă©corce qui pĂšle comme de la peau Ă©caillĂ©e. Mais peu importe le genre dâĂ©preuve quâil traverse, un arbre sait toujours quâil est reliĂ© Ă dâinnombrables formes de vie â depuis les armillaires, la plus grande espĂšce vivante, jusquâaux plus petites bactĂ©ries et archĂ©es â et que son existence nâest pas un hasard isolĂ© mais fait partie intrinsĂšque dâune communautĂ© plus vaste. MĂȘme les arbres dâespĂšces diffĂ©rentes font preuve de solidaritĂ© entre eux sans tenir compte de leurs dissemblances, et on ne peut pas en dire autant de quantitĂ© dâhumains.
La vie Ă©tait structurĂ©e par des rĂšgles, et Ă ces rĂšgles il fallait obĂ©ir. Le sel, les Ćufs, le pain ne doivent pas sortir de la maison aprĂšs le coucher du soleil. Sâils sortent, ils ne doivent jamais rentrer Ă nouveau. RĂ©pandre de lâhuile dâolive est de trĂšs mauvais augure. Si cela se produit, il faut renverser un verre de vin rouge pour rĂ©tablir lâĂ©quilibre. Quand on creuse le sol, on ne doit jamais poser la pelle sur son Ă©paule, sinon quelquâun risque de mourir. Tout aussi important, Ă©viter de compter les verrues sur votre corps (elles se multiplieraient) ou les piĂšces dans vos poches (elles disparaĂźtraient). De tous les jours de la semaine, le mardi est le plus dĂ©favorable. On ne devrait jamais se marier un mardi ni entamer un voyage, ni accoucher si on peut lâĂ©viter.
Panagiota expliquait que câĂ©tait un mardi de mai, il y a des siĂšcles, que les Ottomans sâĂ©taient emparĂ©s de la reine des citĂ©s, Constantinople. Cela sâĂ©tait produit aprĂšs la chute dâune statue de la Vierge Marie, emportĂ©e vers un abri pour la protĂ©ger des dĂ©sordres du siĂšge en cours, qui sâĂ©tait brisĂ©e en si petits morceaux quâil fut impossible de la reconstituer. CâĂ©tait un signe, mais les gens ne lâavaient pas compris Ă temps. Panagiota disait quâil fallait toujours ĂȘtre attentif aux signes. Le hululement dâun hibou dans le noir, un balai qui tombe tout seul, une phalĂšne qui vous vole dans le nez â tout cela ne prĂ©sage rien de bon. Elle croyait que certains arbres Ă©taient chrĂ©tiens, dâautres mahomĂ©tans, dâautres paĂŻens, et il fallait vous assurer de bien planter les bons dans votre jardin.
Il y avait tant de gens portĂ©s disparus Ă Chypre, Ă lâĂ©poque. Leurs proches les attendaient, espĂ©rant quâils Ă©taient toujours en vie, retenus prisonniers quelque part. CâĂ©taient des annĂ©es atroces. » Elle releva le menton, serra les lĂšvres si fort quâelles devinrent dâune pĂąleur maladive. « Les gens des deux cĂŽtĂ©s de lâĂźle ont souffert â et des deux cĂŽtĂ©s ils Ă©taient furieux si on le disait tout haut.
â Pourquoi ?
â Parce que le passĂ© est un miroir sombre, dĂ©formant. Tu le regardes, tu ne vois que ton propre chagrin. Il nây a lĂ aucune place pour la douleur des autres.
Leurs graines [les caroubiers] sont pratiquement toujours identiques en poids et en taille, dâune telle uniformitĂ© que dans lâancien temps les marchands sâen servaient pour peser lâor â câest dâelles que vient le mot « carat ».
Ă lâinstar de tous les arbres qui de maniĂšre pĂ©renne communiquent, rivalisent et coopĂšrent, sur et sous terre, les histoires germent, poussent et fleurissent en se partageant des racines invisibles.
Si les familles ressemblent Ă des arbres, comme ils disent, des structures arborescentes aux racines mĂȘlĂ©es et aux branches individuelles adoptant des angles bizarres, les traumatismes familiaux ressemblent Ă de la rĂ©sine Ă©paisse, translucide qui coule dâune entaille dans lâĂ©corce. Ils coulent Ă travers les gĂ©nĂ©rations. Ils suintent lentement, un Ă©panchement si mince quâil est imperceptible, glisse dans lâespace et le temps jusquâĂ ce quâil trouve une fente dans laquelle sâinstaller et coaguler. Le chemin suivi par un traumatisme transmis est arbitraire ; on ne sait jamais qui va en hĂ©riter, mais il atteindra quelquâun. Parmi les enfants qui grandissent sous le mĂȘme toit, certains en sont plus affectĂ©s que dâautres. Avez-vous dĂ©jĂ croisĂ© une paire de frĂšres qui ont eu Ă peu prĂšs les mĂȘmes occasions de sâaffirmer, et pourtant lâun des deux est plus mĂ©lancolique et solitaire ? Ăa arrive. Parfois le traumatisme saute une gĂ©nĂ©ration et redouble son emprise sur la suivante. On rencontre des petits-enfants qui endossent en silence les blessures et les souffrances de leurs grands-parents.
(⊠) je peux vous dire une chose Ă propos des humains : ils rĂ©agissent Ă la disparition dâune espĂšce de la mĂȘme façon quâils rĂ©agissent Ă tout le reste â en se plaçant au centre de lâunivers.
Les humains trouvent les rats et les souris infects, mais les hamsters et les gerbilles charmants. Les colombes signifient la paix dans le monde, les pigeons ne font que charrier la crasse urbaine. Ils dĂ©crĂštent que les porcelets sont trop chou, les sangliers Ă peine tolĂ©rables. Ils admirent les casse-noix mouchetĂ©s, mais ils Ă©vitent leurs cousins bruyants, les corbeaux. Les chiens leur inspirent un sentiment de chaleur ouatĂ©e, tandis que les loups Ă©voquent des contes horribles. Les papillons ont droit Ă leur sympathie, les mites pas du tout. Ils ont un faible pour les coccinelles, mais si jamais ils aperçoivent un hanneton, ils lâĂ©crasent sĂ©ance tenante. Les abeilles sont apprĂ©ciĂ©es, Ă la grande diffĂ©rence des guĂȘpes. Les tourteaux passent pour exquis, mais câest une tout autre histoire quand on parle de leurs lointaines cousines, les araignĂ©esâŠ
Y parvenir est ta destination ultime Mais ne te hùte point dans ton voyage⊠(Cavafy)
Ă lâinstar de tous les arbres qui de maniĂšre pĂ©renne communiquent, rivalisent et coopĂšrent, sur et sous terre, les histoires germent, poussent et fleurissent en se partageant des racines invisibles.
Si les familles ressemblent Ă des arbres, comme ils disent, des structures arborescentes aux racines mĂȘlĂ©es et aux branches individuelles adoptant des angles bizarres, les traumatismes familiaux ressemblent Ă de la rĂ©sine Ă©paisse, translucide qui coule dâune entaille dans lâĂ©corce. Ils coulent Ă travers les gĂ©nĂ©rations. Ils suintent lentement, un Ă©panchement si mince quâil est imperceptible, glisse dans lâespace et le temps jusquâĂ ce quâil trouve une fente dans laquelle sâinstaller et coaguler. Le chemin suivi par un traumatisme transmis est arbitraire ; on ne sait jamais qui va en hĂ©riter, mais il atteindra quelquâun. Parmi les enfants qui grandissent sous le mĂȘme toit, certains en sont plus affectĂ©s que dâautres. Avez-vous dĂ©jĂ croisĂ© une paire de frĂšres qui ont eu Ă peu prĂšs les mĂȘmes occasions de sâaffirmer, et pourtant lâun des deux est plus mĂ©lancolique et solitaire ? Ăa arrive. Parfois le traumatisme saute une gĂ©nĂ©ration et redouble son emprise sur la suivante. On rencontre des petits-enfants qui endossent en silence les blessures et les souffrances de leurs grands-parents.
(⊠) je peux vous dire une chose Ă propos des humains : ils rĂ©agissent Ă la disparition dâune espĂšce de la mĂȘme façon quâils rĂ©agissent Ă tout le reste â en se plaçant au centre de lâunivers.
Les humains trouvent les rats et les souris infects, mais les hamsters et les gerbilles charmants. Les colombes signifient la paix dans le monde, les pigeons ne font que charrier la crasse urbaine. Ils dĂ©crĂštent que les porcelets sont trop chou, les sangliers Ă peine tolĂ©rables. Ils admirent les casse-noix mouchetĂ©s, mais ils Ă©vitent leurs cousins bruyants, les corbeaux. Les chiens leur inspirent un sentiment de chaleur ouatĂ©e, tandis que les loups Ă©voquent des contes horribles. Les papillons ont droit Ă leur sympathie, les mites pas du tout. Ils ont un faible pour les coccinelles, mais si jamais ils aperçoivent un hanneton, ils lâĂ©crasent sĂ©ance tenante. Les abeilles sont apprĂ©ciĂ©es, Ă la grande diffĂ©rence des guĂȘpes. Les tourteaux passent pour exquis, mais câest une tout autre histoire quand on parle de leurs lointaines cousines, les araignĂ©esâŠ
Y parvenir est ta destination ultime Mais ne te hùte point dans ton voyage⊠(Cavafy)
Les superstitions sont les ombres de terreurs inconnues.
Un narrateur nâest jamais entiĂšrement objectif. Mais je me suis toujours appliquĂ© Ă saisir chaque histoire sous diffĂ©rents angles, dĂ©placements de perspective, rĂ©cits contradictoires. La vĂ©ritĂ© est un rhizome â une tige souterraine avec des ramifications. Vous devez creuser loin pour lâatteindre, et quand vous lâavez dĂ©terrĂ©e, vous devez la traiter avec respect.
Au dĂ©but des annĂ©es 1970, les figuiers de Chypre ont Ă©tĂ© atteints par un virus qui les tuait lentement. (âŠ)
Une chose que jâai remarquĂ©e Ă lâĂ©poque, et jamais oubliĂ©e, câest que les arbres Ă©loignĂ©s et apparemment solitaires nâĂ©taient pas aussi touchĂ©s que ceux qui vivaient ensemble dans une grande promiscuitĂ©. Aujourdâhui, je considĂšre le fanatisme â de tout ordre â comme une maladie virale. Il avance en rampant, scande le temps comme le balancier dâune pendule qui ne sâarrĂȘte jamais, sâempare de vous plus vite si vous faites partie dâune unitĂ© fermĂ©e, homogĂšne. Mieux vaut se tenir Ă distance de toutes les croyances et les certitudes collectives, câest que je ne cesse de me dire.
Ă la fin de cet Ă©tĂ© interminable, quatre mille quatre cents personnes Ă©taient mortes, des milliers dâautres disparues. Environ cent soixante mille Grecs qui vivaient dans le nord partirent pour le sud, et environ cinquante mille Turcs sâinstallĂšrent dans le nord. Les gens devenaient des rĂ©fugiĂ©s dans leur propre pays. Les familles ont perdu des ĂȘtres chers, abandonnĂ© leur demeure, leur village et leur ville ; des voisins de longue date et de bons amis se sont sĂ©parĂ©s, parfois trahis mutuellement. Tout cela doit ĂȘtre Ă©crit dans les livres dâhistoire, bien que chaque cĂŽtĂ© ne raconte que sa version des faits. Des rĂ©cits qui vont en sens contraire, sans jamais se toucher, comme les droites parallĂšles ne se croisent jamais.
Mais sur une Ăźle meurtrie par des annĂ©es de violence ethnique et de terribles atrocitĂ©s, les humains nâont pas Ă©tĂ© les seuls Ă souffrir. Nous aussi les arbres â et les animaux â avons vĂ©cu des temps difficiles et souffert Ă mesure que notre habitat disparaissait. Ăa ne signifiait rien pour personne, ce qui nous est arrivĂ© Ă nous.
Mais pour moi ça compte, et aussi longtemps que je serai en mesure de raconter cette histoire, jây inclurai les crĂ©atures de mon Ă©cosystĂšme â oiseaux, chauves-souris, papillons, abeilles, fourmis, moustiques et souris, car il y a au moins une chose que jâai apprise : partout oĂč il y a la guerre et une partition douloureuse, il nây aura jamais de vainqueurs, ni humains ni autres.
Lâoubli est le remĂšde des blessures.
â Mais nous avons besoin de nous rappeler pour guĂ©rir.
Un narrateur nâest jamais entiĂšrement objectif. Mais je me suis toujours appliquĂ© Ă saisir chaque histoire sous diffĂ©rents angles, dĂ©placements de perspective, rĂ©cits contradictoires. La vĂ©ritĂ© est un rhizome â une tige souterraine avec des ramifications. Vous devez creuser loin pour lâatteindre, et quand vous lâavez dĂ©terrĂ©e, vous devez la traiter avec respect.
Au dĂ©but des annĂ©es 1970, les figuiers de Chypre ont Ă©tĂ© atteints par un virus qui les tuait lentement. (âŠ)
Une chose que jâai remarquĂ©e Ă lâĂ©poque, et jamais oubliĂ©e, câest que les arbres Ă©loignĂ©s et apparemment solitaires nâĂ©taient pas aussi touchĂ©s que ceux qui vivaient ensemble dans une grande promiscuitĂ©. Aujourdâhui, je considĂšre le fanatisme â de tout ordre â comme une maladie virale. Il avance en rampant, scande le temps comme le balancier dâune pendule qui ne sâarrĂȘte jamais, sâempare de vous plus vite si vous faites partie dâune unitĂ© fermĂ©e, homogĂšne. Mieux vaut se tenir Ă distance de toutes les croyances et les certitudes collectives, câest que je ne cesse de me dire.
Ă la fin de cet Ă©tĂ© interminable, quatre mille quatre cents personnes Ă©taient mortes, des milliers dâautres disparues. Environ cent soixante mille Grecs qui vivaient dans le nord partirent pour le sud, et environ cinquante mille Turcs sâinstallĂšrent dans le nord. Les gens devenaient des rĂ©fugiĂ©s dans leur propre pays. Les familles ont perdu des ĂȘtres chers, abandonnĂ© leur demeure, leur village et leur ville ; des voisins de longue date et de bons amis se sont sĂ©parĂ©s, parfois trahis mutuellement. Tout cela doit ĂȘtre Ă©crit dans les livres dâhistoire, bien que chaque cĂŽtĂ© ne raconte que sa version des faits. Des rĂ©cits qui vont en sens contraire, sans jamais se toucher, comme les droites parallĂšles ne se croisent jamais.
Mais sur une Ăźle meurtrie par des annĂ©es de violence ethnique et de terribles atrocitĂ©s, les humains nâont pas Ă©tĂ© les seuls Ă souffrir. Nous aussi les arbres â et les animaux â avons vĂ©cu des temps difficiles et souffert Ă mesure que notre habitat disparaissait. Ăa ne signifiait rien pour personne, ce qui nous est arrivĂ© Ă nous.
Mais pour moi ça compte, et aussi longtemps que je serai en mesure de raconter cette histoire, jây inclurai les crĂ©atures de mon Ă©cosystĂšme â oiseaux, chauves-souris, papillons, abeilles, fourmis, moustiques et souris, car il y a au moins une chose que jâai apprise : partout oĂč il y a la guerre et une partition douloureuse, il nây aura jamais de vainqueurs, ni humains ni autres.
Lâoubli est le remĂšde des blessures.
â Mais nous avons besoin de nous rappeler pour guĂ©rir.
Mais tout le monde nâa pas besoin dâĂȘtre un guerrier, ma chĂšre. Autrement nous nâaurions plus de poĂštes, dâartistes, de chercheursâŠ
â Je ne suis pas dâaccord, dit Defne Ă son verre de vin. Il y a des moments dans la vie oĂč chacun doit devenir une sorte de guerrier. Si tu es poĂšte, tu combats avec tes mots ; si tu es peintre, tu combats avec tes toiles⊠Mais tu ne peux pas dire : âDĂ©solĂ©, je suis poĂšte, je passe mon chemin.â Tu ne dis pas ça quand il y a tellement de souffrance, dâinĂ©galitĂ©, dâinjustice.
Mais en moyenne, les hommes qui perdent leur Ă©pouse se remarient beaucoup plus vite que les femmes dans la mĂȘme situation. Les femmes portent le deuil, les hommes remplacent.
La cruauté de la vie ne tenait pas seulement à ses injustices, blessures et atrocités, mais aussi à leur caractÚre aléatoire.
Des « faiseurs de veuve », câest comme ça quâon les appelait. Les eucalyptus, en dĂ©pit de leur charme, ont la manie de lĂącher des branches entiĂšres, blessant, parfois tuant, les campeurs assez sots pour planter leur tente en dessous.
Parce que dans la vraie vie, Ă la diffĂ©rence des livres dâhistoire, les rĂ©cits ne nous arrivent pas complets mais par piĂšces et morceaux, segments brisĂ©s et Ă©chos partiels, une phrase entiĂšre ici, un fragment lĂ , un indice cachĂ© entre les deux. Dans la vie, Ă la diffĂ©rence des livres, nous devons tisser nos histoires Ă lâaide de fils aussi fins que les capillaires des ailes de papillon.
Les moustiques sont la nĂ©mĂ©sis de lâhumanitĂ©. Ils ont tuĂ© la moitiĂ© des ĂȘtres humains qui ont habitĂ© la terre. Ăa me sidĂšre toujours que les gens aient une peur bleue des tigres, des crocodiles et des requins, sans parler des vampires et zombies imaginaires, en oubliant que leur ennemi le plus mortel nâest autre que le minuscule moustique.
Si vous allez Ă Chypre aujourdâhui, vous trouverez encore des tombes de veuves grecques et de veuves turques, gravĂ©es dans des alphabets diffĂ©rents mais formulant la mĂȘme requĂȘte : Si vous trouvez mon mari, veuillez lâenterrer prĂšs de moi.
Elle Ă©tait pourtant troublĂ©e de relever des failles profondes entre les gĂ©nĂ©rations dâune mĂȘme famille. Bien trop souvent, la premiĂšre vague des survivants, ceux qui avaient le plus souffert, gardaient leur douleur proche de la surface, des souvenirs comme des Ă©chardes logĂ©es sous la peau, certaines saillantes, dâautres complĂštement invisibles Ă lâĆil nu. Cependant, la deuxiĂšme gĂ©nĂ©ration choisissait de supprimer le passĂ©, autant ce quâils en savaient que ce quâils en ignoraient. Par contraste, la troisiĂšme gĂ©nĂ©ration Ă©tait prompte Ă creuser et Ă dĂ©terrer les silences. CâĂ©tait si Ă©trange que dans des familles meurtries par les guerres, les dĂ©placements forcĂ©s et les agressions brutales, ce soient les plus jeunes qui semblent garder la mĂ©moire la plus ancienne.
â Je ne suis pas dâaccord, dit Defne Ă son verre de vin. Il y a des moments dans la vie oĂč chacun doit devenir une sorte de guerrier. Si tu es poĂšte, tu combats avec tes mots ; si tu es peintre, tu combats avec tes toiles⊠Mais tu ne peux pas dire : âDĂ©solĂ©, je suis poĂšte, je passe mon chemin.â Tu ne dis pas ça quand il y a tellement de souffrance, dâinĂ©galitĂ©, dâinjustice.
Mais en moyenne, les hommes qui perdent leur Ă©pouse se remarient beaucoup plus vite que les femmes dans la mĂȘme situation. Les femmes portent le deuil, les hommes remplacent.
La cruauté de la vie ne tenait pas seulement à ses injustices, blessures et atrocités, mais aussi à leur caractÚre aléatoire.
Des « faiseurs de veuve », câest comme ça quâon les appelait. Les eucalyptus, en dĂ©pit de leur charme, ont la manie de lĂącher des branches entiĂšres, blessant, parfois tuant, les campeurs assez sots pour planter leur tente en dessous.
Parce que dans la vraie vie, Ă la diffĂ©rence des livres dâhistoire, les rĂ©cits ne nous arrivent pas complets mais par piĂšces et morceaux, segments brisĂ©s et Ă©chos partiels, une phrase entiĂšre ici, un fragment lĂ , un indice cachĂ© entre les deux. Dans la vie, Ă la diffĂ©rence des livres, nous devons tisser nos histoires Ă lâaide de fils aussi fins que les capillaires des ailes de papillon.
Les moustiques sont la nĂ©mĂ©sis de lâhumanitĂ©. Ils ont tuĂ© la moitiĂ© des ĂȘtres humains qui ont habitĂ© la terre. Ăa me sidĂšre toujours que les gens aient une peur bleue des tigres, des crocodiles et des requins, sans parler des vampires et zombies imaginaires, en oubliant que leur ennemi le plus mortel nâest autre que le minuscule moustique.
Si vous allez Ă Chypre aujourdâhui, vous trouverez encore des tombes de veuves grecques et de veuves turques, gravĂ©es dans des alphabets diffĂ©rents mais formulant la mĂȘme requĂȘte : Si vous trouvez mon mari, veuillez lâenterrer prĂšs de moi.
Elle Ă©tait pourtant troublĂ©e de relever des failles profondes entre les gĂ©nĂ©rations dâune mĂȘme famille. Bien trop souvent, la premiĂšre vague des survivants, ceux qui avaient le plus souffert, gardaient leur douleur proche de la surface, des souvenirs comme des Ă©chardes logĂ©es sous la peau, certaines saillantes, dâautres complĂštement invisibles Ă lâĆil nu. Cependant, la deuxiĂšme gĂ©nĂ©ration choisissait de supprimer le passĂ©, autant ce quâils en savaient que ce quâils en ignoraient. Par contraste, la troisiĂšme gĂ©nĂ©ration Ă©tait prompte Ă creuser et Ă dĂ©terrer les silences. CâĂ©tait si Ă©trange que dans des familles meurtries par les guerres, les dĂ©placements forcĂ©s et les agressions brutales, ce soient les plus jeunes qui semblent garder la mĂ©moire la plus ancienne.
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