samedi 2 avril 2022

[Shafak, Elif] L'Ăźle aux arbres disparus

 




Coup de coeur 💓

 

Titre : L'Ăźle aux arbres disparus
            (The Island of Missing Trees)

Auteur : Elif SHAFAK

Traduction : Dominique GOY-BLANQUET

Parution : en anglais en 2021,
                  en français en 2022 (Flammarion)

Pages : 432

 

 

 

 

 

PrĂ©sentation de l'Ă©diteur :  

Ce roman commence par un cri et s’achĂšve par un rĂȘve. Le cri, interminable, est celui que lance aujourd’hui une adolescente de seize ans, prĂ©nommĂ©e Ada, en plein cours d’histoire dans un lycĂ©e londonien.
Le rĂȘve est celui d’une renaissance. Entre les deux a lieu la rencontre du Grec Kostas Kazantzakis et d’une jeune fille turque, Defne, en 1974, dans une Chypre dĂ©chirĂ©e par la guerre civile. Elif Shafak crĂ©e des personnages dĂ©bordant d’humanitĂ© mais aussi de failles et de doutes, d’élans de gĂ©nĂ©rositĂ© et de contradictions, pour conter l’histoire d’un amour interdit dans un climat de haine et de violence qui balaie tout sur son passage. Sa prose puissante convoque un savant mĂ©lange de merveilleux, de rĂȘve, d’amour, de chagrin et d’imagination pour libĂ©rer la parole des gĂ©nĂ©rations prĂ©cĂ©dentes, souvent rĂ©duites au silence.

 

Le mot de l'Ă©diteur sur l'auteur :

Elif Shafak est l'auteure de douze romans saluĂ©s par la critique, notamment L'architecte du Sultan, La BĂątarde d'Istanbul, Trois filles d’Ève, et 10 minutes et 38 secondes dans ce monde Ă©trange. Son Ɠuvre, pour laquelle elle a reçu la dĂ©coration de Chevalier des Arts et des Lettres, est traduite dans le monde entier. Elle milite pour les droits des femmes, et collabore rĂ©guliĂšrement avec des quotidiens internationaux comme The New York Times, The Guardian et La Republica.

 

Avis :

Ada Kazantzakis a seize ans. Elle est nĂ©e et a toujours vĂ©cu Ă  Londres, avec pour seule famille sa mĂšre Defne – morte maintenant depuis un an – et son pĂšre Kostas. De l’histoire de ses parents, elle ne sait rien, si ce n’est leur origine chypriote, ce qui ne l’empĂȘche pas d’en porter inconsciemment le poids. Pour comprendre cet hĂ©ritage mystĂ©rieux qui la ronge Ă  son insu, il lui faudrait remonter Ă  1974, lorsque la guerre civile Ă  Chypre aboutit Ă  la partition de l’üle, et que la vague de haine et de violence condamne irrĂ©mĂ©diablement l’amour qui lie Defne, jeune fille turque, Ă  Kostas, garçon grec...

Comme toujours, Elif Shafak a su trouver l’angle et le ton pour faire de son Ă©vocation un texte aussi puissant qu’original, en tous les cas ardemment motivĂ© par la dĂ©fense des causes qui lui sont chĂšres et qui lui font dire par l’un de ces personnages : Il y a des moments dans la vie oĂč chacun doit devenir une sorte de guerrier. Si tu es poĂšte, tu combats avec tes mots ; si tu es peintre, tu combats avec tes toiles
 Mais tu ne peux pas dire : “DĂ©solĂ©, je suis poĂšte, je passe mon chemin." Tu ne dis pas ça quand il y a tellement de souffrance, d’inĂ©galitĂ©, d’injustice. Si on y retrouve aussi en filigrane la cause des femmes pour laquelle elle a dĂ©jĂ  tant Ă©crit, le combat qui porte ce livre est cette fois la libĂ©ration de la parole sur le drame chypriote, un sujet qui ne va pas manquer, une fois de plus, de froisser la susceptibilitĂ© d’une patrie qu’elle a dĂ» fuir en raison de sa libre expression de femme et d’écrivain.

Qui de mieux placĂ© que l’auteur pour Ă©voquer les dĂ©chirures de l’exil forcĂ©, leur transmission de gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ration d’immigrĂ©s, et, par dessus-tout, les ravages souterrains causĂ©s par les drames que l’on tente d’enfouir dans le silence d’un oubli illusoire ? Il en va de la guerre civile Ă  Chypre comme du gĂ©nocide armĂ©nien : l’histoire n’a toujours pas rĂ©ussi Ă  admettre toute la vĂ©ritĂ©, maintenant des gĂ©nĂ©rations dans un purgatoire oĂč l’on ne cicatrise jamais. A Chypre, l’on cherche encore, prĂšs de cinquante ans aprĂšs les heurts intercommunautaires, des milliers de disparus grecs et turcs qui continuent d’empĂȘcher deuils et rĂ©conciliations. C’est sur cette perpĂ©tuation sans fin de la souffrance qu’insiste ce roman, dans un rĂ©cit bĂąti sur une fascinante comparaison entre l’existence humaine et celle des arbres.

Nombreuses sont les observations marquantes et Ă©tonnantes qui Ă©maillent la narration, sur l’histoire et la culture chypriotes bien sĂ»r, mais aussi sur le milieu naturel de cette Ăźle. L’on s’y Ă©merveille des incroyables migrations d’oiseaux et de papillons, l’on dĂ©couvre avec stupĂ©faction le caviar de Chypre et son industrie massive du braconnage d’oiseaux, l’on y apprend avec consternation ce qui a rassemblĂ© des milliers de bĂ©bĂ©s britanniques dans un cimetiĂšre chypriote
 Mais surtout, le roman se nourrit de fascinantes constatations dendrologiques qui, un peu comme Michael Christie dans Lorsque le dernier arbre, permettent Ă  l’auteur d’édifiantes illustrations relatives Ă  l’épigĂ©nĂ©tique, Ă  la transmission des traumatismes et Ă  l’absolue nĂ©cessitĂ© de se souvenir pour guĂ©rir.

Plus que jamais « guerriĂšre des mots Â», Elif Shafak ne laissera personne indiffĂ©rent Ă  ce brillant plaidoyer pour ce prĂ©-requis Ă  la rĂ©conciliation chypriote qu’est la libĂ©ration de la parole. Ce roman bouleversant est aussi sans doute celui de l’auteur qui, au-delĂ  de l’originalitĂ© de sa construction, se nourrit le plus d’observations aussi stupĂ©fiantes que passionnantes. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations : 

Mais les lĂ©gendes sont lĂ  pour nous dire ce que l’histoire a oubliĂ©.

Une carte est une image Ă  deux dimensions marquĂ©e de symboles arbitraires et de lignes incises qui dĂ©cident qui sera ton ennemi et qui ton ami, qui mĂ©rite notre amour, qui notre haine, et qui notre simple indiffĂ©rence.  
La cartographie est un synonyme pour les histoires racontĂ©es par les vainqueurs.  
Quant aux histoires racontĂ©es par ceux qui ont perdu, il n’y en a pas.

Nicosie, aujourd’hui la seule capitale divisĂ©e du monde.
La chose semblait presque positive, dite de la sorte ; parĂ©e d’une qualitĂ© spĂ©ciale, voire unique, le sentiment de dĂ©fier la gravitation, comme l’unique grain de sable poussĂ© vers le ciel dans un sablier qu’on vient de retourner. Mais en rĂ©alitĂ© Nicosie n’était pas une exception, juste un nom supplĂ©mentaire ajoutĂ© Ă  la liste des lieux de sĂ©grĂ©gation et des communautĂ©s sĂ©parĂ©es, ceux enregistrĂ©s par l’histoire et ceux Ă  venir.

Maintes fois par le passĂ© elle s’était doutĂ©e qu’elle transportait une tristesse qui ne lui appartenait pas tout Ă  fait. On leur avait appris en cours de science que chaque individu hĂ©rite d’un chromosome de sa mĂšre et un de son pĂšre – de longs fils d’ADN porteurs de milliers de gĂšnes qui fabriquaient des millions de neutrons reliĂ©s par des milliards de connexions. Cette somme d’informations gĂ©nĂ©tiques se transmettait des parents Ă  leur progĂ©niture – survie, croissance, reproduction, couleur des cheveux, forme du nez, taches de rousseur ou non, tendance Ă  Ă©ternuer sous l’effet du soleil –, tout Ă©tait lĂ -dedans. Mais aucune ne rĂ©pondait Ă  la seule question qui lui brĂ»lait l’esprit : Ă©tait-ce possible d’hĂ©riter d’une chose aussi intangible et incommensurable que le chagrin ?

Les immigrants de la premiĂšre gĂ©nĂ©ration sont une espĂšce Ă  part. Ils s’habillent en beige, gris ou brun. Des couleurs qui n’attirent pas l’attention. Des couleurs qui chuchotent, qui ne crient jamais. Des maniĂšres cĂ©rĂ©monieuses, un dĂ©sir qu’on les traite avec dignitĂ©. Ils se dĂ©placent avec une lĂ©gĂšre gaucherie, pas tout Ă  fait Ă  l’aise dans leur environnement. À la fois pĂ©nĂ©trĂ©s d’une Ă©ternelle gratitude pour les chances que la vie leur a offertes et marquĂ©s par ce qu’elle leur a arrachĂ©, jamais Ă  leur place, sĂ©parĂ©s des autres par quelque expĂ©rience muette, comme les survivants d’un accident de voiture.

J’aurais aimĂ© pouvoir lui dire que la solitude est une invention humaine. Les arbres ne sont jamais esseulĂ©s. Les humains croient savoir avec certitude oĂč s’arrĂȘte leur ĂȘtre et oĂč commence celui de l’autre. Avec leurs racines entremĂȘlĂ©es et piĂ©gĂ©es sous terre, combinĂ©es aux champignons et aux bactĂ©ries, les arbres ne se nourrissent pas de telles illusions. Pour nous, tout est reliĂ©.
 
Les gens supposent que c’est une question de personnalitĂ©, cette diffĂ©rence entre optimistes et pessimistes. Mais je crois que tout cela vient d’une inaptitude Ă  oublier. Plus grands sont vos pouvoirs de rĂ©tention, plus minces vos chances d’optimisme. (
)
C’est une malĂ©diction, cette mĂ©moire tenace. Quand les vieilles Chypriotes souhaitent du mal Ă  quelqu’un, elles ne demandent pas qu’un terrible malheur le frappe. Elles ne prient pas pour que surviennent des nuages de foudre, des accidents imprĂ©vus ou de brusques revers de fortune. Elles se contentent de dire :  Que jamais tu ne parviennes Ă  oublier. Que tu descendes dans la tombe avec tes souvenirs.

Certaines espĂšces sont dioĂŻques – ça veut dire que chaque arbre est nettement soit mĂąle, soit femelle. Saule, peuplier, if, mĂ»rier, tremble, genĂ©vrier, houx
 ils sont tous comme ça. Mais une quantitĂ© d’autres sont monoĂŻques, des fleurs mĂąles et femelles poussent sur le mĂȘme arbre. ChĂȘne, cyprĂšs, pin, bouleau, noisetier, cĂšdre, chĂątaignier

 â€” Et les figuiers sont femelles ?
 â€” Les figuiers, c’est compliquĂ©, dit Kostas. La moitiĂ© sont monoĂŻques, l’autre moitiĂ© dioĂŻques. Il y a des variĂ©tĂ©s agricoles de figuiers, et puis il y a le caprifiguier sauvage de MĂ©diterranĂ©e qui donne des fruits immangeables, on s’en sert d’habitude pour nourrir les chĂšvres. Notre Ficus caprica est femelle, d’une variĂ©tĂ© parthĂ©nocarpique – ça veut dire qu’elle peut produire des fruits toute seule, sans avoir besoin d’un arbre mĂąle Ă  proximitĂ©.

Les scientifiques s’accordent Ă  dire que les arbres n’éprouvent pas de sensations, pas au sens oĂč la plupart des gens utilisent le mot

 â€” Mais tu n’as pas l’air d’accord ?
 â€” Eh bien, j’estime qu’il y a encore beaucoup de choses qui nous Ă©chappent, nous commençons tout juste Ă  dĂ©couvrir le langage des arbres. Mais on peut dire avec certitude qu’ils peuvent entendre, sentir une odeur, communiquer – et, c’est sĂ»r, se souvenir. Ils sont sensibles Ă  l’eau, Ă  la lumiĂšre, au danger. Ils peuvent envoyer des signaux aux autres plantes et s’entraider. Ils sont beaucoup plus vivants que les gens n’en ont conscience.

Il se dit que la diffĂ©rence la plus parlante entre les jeunes et les vieux se nichait dans ce dĂ©tail. En vieillissant, on se moquait de plus en plus de ce que les autres pensaient de vous, et c’est alors seulement qu’on devenait plus libre.
 
À mon avis, les humains Ă©vitent dĂ©libĂ©rĂ©ment d’en apprendre plus long sur nous, peut-ĂȘtre parce qu’ils pressentent, par une sorte d’instinct primitif, que leurs dĂ©couvertes risquent d’ĂȘtre trĂšs perturbantes. Ont-ils envie de savoir, par exemple, que les arbres peuvent s’adapter et changer de comportement avec intention, et si c’est vrai, que l’intelligence se passe peut-ĂȘtre de cerveau ? Seraient-ils heureux d’apprendre qu’en envoyant des signaux par un rĂ©seau mycorhizien de fungus enfoui sous le sol, les arbres peuvent avertir leurs voisins de dangers proches – un prĂ©dateur qui rĂŽde ou des microbes pathogĂšnes – et que ces signaux de dĂ©tresse ont franchi un seuil derniĂšrement, du fait de la dĂ©forestation, de la dĂ©gradation des forĂȘts et de la sĂ©cheresse, toutes provoquĂ©es directement par les humains ? Ou que la liane camĂ©lĂ©on, Bocula trifoliolata, peut modifier ses feuilles pour imiter la forme et la couleur de la plante sur laquelle elle grimpe, conduisant les scientifiques Ă  se demander si la vigne aurait une forme d’acuitĂ© visuelle ? Ou que les anneaux d’un tronc d’arbre ne rĂ©vĂšlent pas seulement son Ăąge, mais aussi les traumatismes qu’il a endurĂ©s, y compris les incendies de forĂȘt, et qu’ainsi s’est gravĂ©e profondĂ©ment dans chaque cercle une expĂ©rience de mort imminente, une cicatrice inguĂ©rissable ? Ou que l’odeur d’une prairie fraĂźchement tondue, cet arĂŽme que les humains associent Ă  la propretĂ© et Ă  la rĂ©novation, aux choses nouvelles et exubĂ©rantes, est en fait encore un signal de dĂ©tresse Ă©mis par l’herbe pour avertir la flore avoisinante et demander de l’aide ? Ou que les plantes savent reconnaĂźtre celles de leur parentĂ©, et sentir que vous les touchez, et mĂȘme compter, comme la dionĂ©e attrape-mouche ? Ou que les arbres de la forĂȘt devinent Ă  quel moment les cerfs vont venir les manger, et qu’ils se dĂ©fendent en infusant Ă  leurs feuilles un type d’acide salicylique pour faciliter la production de tannins, substance redoutĂ©e par leurs ennemis, et les repoussent ainsi avec ingĂ©niositĂ© ? Ou bien que naguĂšre, il y avait encore un acacia dans le dĂ©sert saharien – « l’arbre le plus seul du monde Â», comme on l’appelait â€“, lĂ , au carrefour des anciennes routes de caravanes, et que cette crĂ©ature miraculeuse, en Ă©tendant ses racines loin et profond, a survĂ©cu par ses seuls moyens malgrĂ© la chaleur torride et le manque d’eau, jusqu’à ce qu’un chauffard ivre l’abatte ? Ou que nombre de plantes, quand on les menace, agresse ou coupe, peuvent produire de l’éthylĂšne en guise d’anesthĂ©siant, et que cet Ă©panchement chimique, aux dires de certains chercheurs, donne l’impression d’entendre hurler une plante affolĂ©e ?
 
Il y a une raison qui explique pourquoi les humains ont tant de peine Ă  comprendre les plantes, c’est, je crois, parce qu’avant de pouvoir se lier Ă  autre chose qu’eux-mĂȘmes et lui ĂȘtre sincĂšrement attachĂ©s, ils ont besoin d’échanges avec un visage, une image qui reflĂšte la leur le plus Ă©troitement possible. Plus les yeux d’un animal sont visibles, plus il s’attirera la compassion des humains.
 
Le temps humain est linĂ©aire, continuum parfait depuis un passĂ© supposĂ© rĂ©volu et rĂ©glĂ© vers un avenir qu’on imagine pur et intact. Chaque jour se doit d’ĂȘtre tout neuf, empli d’évĂ©nements nouveaux, chaque amour radicalement diffĂ©rent du prĂ©cĂ©dent. L’appĂ©tit de l’espĂšce humaine pour la nouveautĂ© est insatiable et je ne suis pas sĂ»r qu’elle leur fasse grand bien.  
Le temps arborĂ©en est cyclique, rĂ©current, pĂ©renne ; le passĂ© et l’avenir respirent en un mĂȘme moment, et le prĂ©sent ne coule pas nĂ©cessairement dans une seule direction ; au contraire il dessine des cercles Ă  l’intĂ©rieur de cercles, comme les anneaux que vous dĂ©couvrez quand vous nous coupez.  
Le temps arborĂ©en s’apparente au temps des histoires – et comme une histoire, un arbre ne pousse pas en lignes parfaitement droites, courbures impeccables et angles droits prĂ©cis, mais il se penche et se tord et bifurque en formes fantastiques, projette des branches de prodige et des arcs d’invention.  
Ils sont incompatibles, le temps humain et le temps des arbres.

Quand on quitte son foyer pour des rivages inconnus, on ne continue pas tout simplement comme avant ; une partie de soi doit mourir Ă  l’intĂ©rieur pour qu’une autre puisse tout recommencer.

Aujourd’hui, quand d’autres arbres me demandent mon Ăąge, j’ai du mal Ă  leur donner une rĂ©ponse prĂ©cise. J’avais quatre-vingt-seize ans Ă  l’époque de mes derniers souvenirs dans une taverne de Chypre. Et moi, qui ai poussĂ© d’une bouture plantĂ©e en Angleterre, j’ai maintenant un peu plus de seize ans.
Est-ce qu’il faut toujours calculer l’ñge de quelqu’un en additionnant les mois et les annĂ©es selon une arithmĂ©tique simple et sans dĂ©tours – ou est-ce que dans certains cas il est plus avisĂ© de compenser les passages du temps pour parvenir au total exact ? Et que dire de nos ancĂȘtres – peuvent-ils eux aussi continuer Ă  exister Ă  travers nous ? Est-ce pour cela que lorsqu’on rencontre certains individus – tout comme avec certains arbres – on ne peut s’empĂȘcher de penser qu’ils doivent ĂȘtre bien plus vieux que leur Ăąge chronologique ?
OĂč commence-t-on l’histoire de quelqu’un quand chaque vie se compose de plus d’un fil, quand ce qu’on appelle naissance n’est pas le seul dĂ©but, ni la mort exactement une fin ?
 
« Maman, c’est vrai qu’Aphrodite Ă©tait la plus jolie dĂ©esse de tout l’Olympe ? Â»  
Écartant une mĂšche qui lui tombait sur les yeux, Defne lui jeta un regard. « Elle Ă©tait jolie, ça oui, mais est-ce qu’elle Ă©tait gentille, c’est une autre affaire.  
— Oh ! Elle Ă©tait mĂ©chante ?  
— Eh bien, il lui arrivait d’ĂȘtre une vraie peau de vache, passe-moi l’expression. Elle ne soutenait pas les autres femmes. CĂŽtĂ© fĂ©minisme, son score Ă©tait lamentable, si tu veux mon avis. Â»  
Ada gloussa. « Tu parles d’elle comme si tu la connaissais.  
— Bien sĂ»r que je la connais. Nous venons toutes de la mĂȘme Ăźle. Elle est nĂ©e Ă  Chypre, de l’écume de Paphos.  
— Je savais pas ça. Alors elle est la dĂ©esse de la beautĂ© et de l’amour ?  
— Ouais, c’est bien elle. Du dĂ©sir et du plaisir, aussi. Et de la procrĂ©ation. Certains de ces attributs lui ont Ă©tĂ© donnĂ©s plus tard, par l’intermĂ©diaire de VĂ©nus, son incarnation romaine. La premiĂšre Aphrodite Ă©tait plus subversive et Ă©goĂŻste. Sous ce beau visage se cachait une tortionnaire qui voulait contrĂŽler les femmes.  
— Comment ça ?  
— Eh bien, il y avait une jolie fille, brillante, qui s’appelait Polyphonte. Intelligente, volontaire. Elle observait sa mĂšre et elle observait sa tante, et elle dĂ©cida qu’elle voulait mener une vie diffĂ©rente. Pas de mariage, pas d’époux, pas de biens matĂ©riels, pas d’obligations domestiques, non merci. À la place elle allait parcourir le monde jusqu’à ce qu’elle trouve ce qu’elle cherchait. Et si elle ne le trouvait pas, elle irait rejoindre ArtĂ©mis comme vierge prĂȘtresse. C’était ça son plan. Quand Aphrodite l’apprit, elle entra dans une colĂšre noire. Tu sais ce qu’elle a fait Ă  Polyphonte ? Elle l’a rendue folle. La pauvre fille a perdu l’esprit.  
— Pourquoi une dĂ©esse ferait une chose pareille ?  
— Excellente question. Dans tous les mythes et les contes de fĂ©es, une femme qui enfreint les conventions sociales est toujours punie. Et en gĂ©nĂ©ral, le chĂątiment est psychologique, mental. Classique, n’est-ce pas ? Tu te rappelles la premiĂšre femme de Mr Rochester dans Jane Eyre ? Polyphonte est notre version mĂ©diterranĂ©enne de la femme dĂ©mente, sauf que nous ne l’avons pas enfermĂ©e dans le grenier, nous l’avons jetĂ©e en pĂąture Ă  un ours. Une fin tout sauf civilisĂ©e pour une femme qui ne voulait pas faire partie de la civilisation. Â»  
Ada s’efforça de sourire, mais un dĂ©clic intĂ©rieur l’en empĂȘcha.  
« En tout cas, voilĂ  comment elle Ă©tait, ton Aphrodite, dit Defne. Pas une amie des femmes. Mais oui, jolie ! Â»
 
Prenez une poignĂ©e de terre, serrez-la entre vos paumes, sentez sa chaleur, sa texture, son mystĂšre. Il y a plus de micro-organismes dans cette petite motte qu’il n’y a d’individus sur le globe. Pleine de bactĂ©ries, de champignons, d’archĂ©es, d’algues, et ces petits vers frĂ©tillants, sans compter les tessons de vieilles poteries, tous contribuant Ă  transformer la matiĂšre organique en nutriments auxquels nous les plantes nous sommes reconnaissantes d’assurer notre croissance, la terre est complexe, endurante, gĂ©nĂ©reuse. Chaque pouce de terrain est le rĂ©sultat d’un travail ardu. Il faut Ă  une multitude de vers et de micro-organismes des siĂšcles de labeur incessant pour produire ce peu de chose. Une boue saine, argileuse, est plus prĂ©cieuse que des diamants et des rubis, mĂȘme si je n’ai jamais entendu des humains en faire l’éloge en ces termes.

Je suis venu au monde en 1878, l’annĂ©e oĂč le sultan AbdĂŒlhamid II, assis sur son trĂŽne d’or Ă  Istanbul, a conclu un accord secret avec la reine Victoria, assise sur son trĂŽne d’or Ă  Londres. L’Empire ottoman a acceptĂ© de cĂ©der l’administration de notre Ăźle Ă  l’Empire britannique en Ă©change de sa protection contre une agression de la Russie. Cette annĂ©e-lĂ , le Premier ministre britannique, Benjamin Disraeli, a surnommĂ© mon pays natal « la clef de l’Asie occidentale Â», et ajoutĂ© : « Un pas en avant, non vers la MĂ©diterranĂ©e, mais vers l’Inde. Â» L’üle, bien que sans grande valeur Ă©conomique Ă  ses yeux, Ă©tait idĂ©alement situĂ©e sur des routes commerciales lucratives.

Sur et sous terre, nous les arbres nous communiquons tout le temps. Nous ne partageons pas seulement l’eau et les nutriments, mais aussi les informations vitales. MĂȘme si nous sommes parfois en compĂ©tition pour les ressources, nous assurons trĂšs bien la protection et le soutien mutuels. La vie d’un arbre, si paisible qu’elle paraisse vue de l’extĂ©rieur, est pleine de danger : Ă©cureuils qui arrachent notre Ă©corce, chenilles qui nous envahissent et dĂ©truisent nos feuilles, incendies du voisinage, bĂ»cherons Ă  tronçonneuse
 DĂ©foliĂ©s par le vent, rĂŽtis par le soleil, attaquĂ©s par les insectes, menacĂ©s par les feux de forĂȘt, nous devons travailler ensemble. MĂȘme si nous pouvons paraĂźtre hautains, car nous poussons loin des autres Ă  l’orĂ©e des bois, nous restons quand mĂȘme en contact Ă  travers de larges pans de terre, envoyant des signaux chimiques par voie aĂ©rienne et grĂące au partage de nos rĂ©seaux mycorhiziens. Les humains et les animaux peuvent errer pendant des kilomĂštres en quĂȘte de nourriture, d’un abri ou d’un compagnon et s’adapter aux changements environnementaux, mais nous, nous devons faire tout cela et plus en restant enracinĂ©s Ă  notre place.
 
Un arbre sait que la vie est affaire de connaissance de soi. Sous l’effet du stress nous produisons de nouvelles combinaisons d’ADN, de nouvelles variantes gĂ©nĂ©tiques. Non seulement les plantes stressĂ©es le font, mais aussi leurs surgeons, mĂȘme s’ils n’ont pas subi de traumatisme physique ou environnemental Ă©quivalent. Appelez ça mĂ©moire transgĂ©nĂ©rationnelle. Au bout du compte, nous nous rappelons et nous essayons d’oublier pour la mĂȘme raison : afin de survivre dans un monde qui ne nous comprend ni ne nous apprĂ©cie.  
LĂ  oĂč il y a traumatisme, cherchez les signes, car il y en a toujours. Des craquelures sur nos troncs, des fentes qui ne guĂ©rissent pas, des feuilles qui affichent des couleurs d’automne au printemps, une Ă©corce qui pĂšle comme de la peau Ă©caillĂ©e. Mais peu importe le genre d’épreuve qu’il traverse, un arbre sait toujours qu’il est reliĂ© Ă  d’innombrables formes de vie – depuis les armillaires, la plus grande espĂšce vivante, jusqu’aux plus petites bactĂ©ries et archĂ©es – et que son existence n’est pas un hasard isolĂ© mais fait partie intrinsĂšque d’une communautĂ© plus vaste. MĂȘme les arbres d’espĂšces diffĂ©rentes font preuve de solidaritĂ© entre eux sans tenir compte de leurs dissemblances, et on ne peut pas en dire autant de quantitĂ© d’humains.

La vie Ă©tait structurĂ©e par des rĂšgles, et Ă  ces rĂšgles il fallait obĂ©ir. Le sel, les Ɠufs, le pain ne doivent pas sortir de la maison aprĂšs le coucher du soleil. S’ils sortent, ils ne doivent jamais rentrer Ă  nouveau. RĂ©pandre de l’huile d’olive est de trĂšs mauvais augure. Si cela se produit, il faut renverser un verre de vin rouge pour rĂ©tablir l’équilibre. Quand on creuse le sol, on ne doit jamais poser la pelle sur son Ă©paule, sinon quelqu’un risque de mourir. Tout aussi important, Ă©viter de compter les verrues sur votre corps (elles se multiplieraient) ou les piĂšces dans vos poches (elles disparaĂźtraient). De tous les jours de la semaine, le mardi est le plus dĂ©favorable. On ne devrait jamais se marier un mardi ni entamer un voyage, ni accoucher si on peut l’éviter.  
Panagiota expliquait que c’était un mardi de mai, il y a des siĂšcles, que les Ottomans s’étaient emparĂ©s de la reine des citĂ©s, Constantinople. Cela s’était produit aprĂšs la chute d’une statue de la Vierge Marie, emportĂ©e vers un abri pour la protĂ©ger des dĂ©sordres du siĂšge en cours, qui s’était brisĂ©e en si petits morceaux qu’il fut impossible de la reconstituer. C’était un signe, mais les gens ne l’avaient pas compris Ă  temps. Panagiota disait qu’il fallait toujours ĂȘtre attentif aux signes. Le hululement d’un hibou dans le noir, un balai qui tombe tout seul, une phalĂšne qui vous vole dans le nez – tout cela ne prĂ©sage rien de bon. Elle croyait que certains arbres Ă©taient chrĂ©tiens, d’autres mahomĂ©tans, d’autres paĂŻens, et il fallait vous assurer de bien planter les bons dans votre jardin.

Il y avait tant de gens portĂ©s disparus Ă  Chypre, Ă  l’époque. Leurs proches les attendaient, espĂ©rant qu’ils Ă©taient toujours en vie, retenus prisonniers quelque part. C’étaient des annĂ©es atroces. Â» Elle releva le menton, serra les lĂšvres si fort qu’elles devinrent d’une pĂąleur maladive. « Les gens des deux cĂŽtĂ©s de l’üle ont souffert − et des deux cĂŽtĂ©s ils Ă©taient furieux si on le disait tout haut.  
— Pourquoi ?  
— Parce que le passĂ© est un miroir sombre, dĂ©formant. Tu le regardes, tu ne vois que ton propre chagrin. Il n’y a lĂ  aucune place pour la douleur des autres.
 
Leurs graines [les caroubiers] sont pratiquement toujours identiques en poids et en taille, d’une telle uniformitĂ© que dans l’ancien temps les marchands s’en servaient pour peser l’or − c’est d’elles que vient le mot « carat Â».

À l’instar de tous les arbres qui de maniĂšre pĂ©renne communiquent, rivalisent et coopĂšrent, sur et sous terre, les histoires germent, poussent et fleurissent en se partageant des racines invisibles.

Si les familles ressemblent Ă  des arbres, comme ils disent, des structures arborescentes aux racines mĂȘlĂ©es et aux branches individuelles adoptant des angles bizarres, les traumatismes familiaux ressemblent Ă  de la rĂ©sine Ă©paisse, translucide qui coule d’une entaille dans l’écorce. Ils coulent Ă  travers les gĂ©nĂ©rations.  Ils suintent lentement, un Ă©panchement si mince qu’il est imperceptible, glisse dans l’espace et le temps jusqu’à ce qu’il trouve une fente dans laquelle s’installer et coaguler. Le chemin suivi par un traumatisme transmis est arbitraire ; on ne sait jamais qui va en hĂ©riter, mais il atteindra quelqu’un. Parmi les enfants qui grandissent sous le mĂȘme toit, certains en sont plus affectĂ©s que d’autres. Avez-vous dĂ©jĂ  croisĂ© une paire de frĂšres qui ont eu Ă  peu prĂšs les mĂȘmes occasions de s’affirmer, et pourtant l’un des deux est plus mĂ©lancolique et solitaire ? Ça arrive. Parfois le traumatisme saute une gĂ©nĂ©ration et redouble son emprise sur la suivante. On rencontre des petits-enfants qui endossent en silence les blessures et les souffrances de leurs grands-parents.

(
 ) je peux vous dire une chose Ă  propos des humains : ils rĂ©agissent Ă  la disparition d’une espĂšce de la mĂȘme façon qu’ils rĂ©agissent Ă  tout le reste − en se plaçant au centre de l’univers.

Les humains trouvent les rats et les souris infects, mais les hamsters et les gerbilles charmants. Les colombes signifient la paix dans le monde, les pigeons ne font que charrier la crasse urbaine. Ils dĂ©crĂštent que les porcelets sont trop chou, les sangliers Ă  peine tolĂ©rables. Ils admirent les casse-noix mouchetĂ©s, mais ils Ă©vitent leurs cousins bruyants, les corbeaux. Les chiens leur inspirent un sentiment de chaleur ouatĂ©e, tandis que les loups Ă©voquent des contes horribles. Les papillons ont droit Ă  leur sympathie, les mites pas du tout. Ils ont un faible pour les coccinelles, mais si jamais ils aperçoivent un hanneton, ils l’écrasent sĂ©ance tenante. Les abeilles sont apprĂ©ciĂ©es, Ă  la grande diffĂ©rence des guĂȘpes. Les tourteaux passent pour exquis, mais c’est une tout autre histoire quand on parle de leurs lointaines cousines, les araignĂ©es


Y parvenir est ta destination ultime  Mais ne te hĂąte point dans ton voyage
 (Cavafy)
 
Les superstitions sont les ombres de terreurs inconnues.

Un narrateur n’est jamais entiĂšrement objectif. Mais je me suis toujours appliquĂ© Ă  saisir chaque histoire sous diffĂ©rents angles, dĂ©placements de perspective, rĂ©cits contradictoires. La vĂ©ritĂ© est un rhizome − une tige souterraine avec des ramifications. Vous devez creuser loin pour l’atteindre, et quand vous l’avez dĂ©terrĂ©e, vous devez la traiter avec respect.

Au début des années 1970, les figuiers de Chypre ont été atteints par un virus qui les tuait lentement. (
)
Une chose que j’ai remarquĂ©e Ă  l’époque, et jamais oubliĂ©e, c’est que les arbres Ă©loignĂ©s et apparemment solitaires n’étaient pas aussi touchĂ©s que ceux qui vivaient ensemble dans une grande promiscuitĂ©. Aujourd’hui, je considĂšre le fanatisme − de tout ordre − comme une maladie virale. Il avance en rampant, scande le temps comme le balancier d’une pendule qui ne s’arrĂȘte jamais, s’empare de vous plus vite si vous faites partie d’une unitĂ© fermĂ©e, homogĂšne. Mieux vaut se tenir Ă  distance de toutes les croyances et les certitudes collectives, c’est que je ne cesse de me dire.

À la fin de cet Ă©tĂ© interminable, quatre mille quatre cents personnes Ă©taient mortes, des milliers d’autres disparues. Environ cent soixante mille Grecs qui vivaient dans le nord partirent pour le sud, et environ cinquante mille Turcs s’installĂšrent dans le nord. Les gens devenaient des rĂ©fugiĂ©s dans leur propre pays. Les familles ont perdu des ĂȘtres chers, abandonnĂ© leur demeure, leur village et leur ville ; des voisins de longue date et de bons amis se sont sĂ©parĂ©s, parfois trahis mutuellement. Tout cela doit ĂȘtre Ă©crit dans les livres d’histoire, bien que chaque cĂŽtĂ© ne raconte que sa version des faits. Des rĂ©cits qui vont en sens contraire, sans jamais se toucher, comme les droites parallĂšles ne se croisent jamais.
Mais sur une Ăźle meurtrie par des annĂ©es de violence ethnique et de terribles atrocitĂ©s, les humains n’ont pas Ă©tĂ© les seuls Ă  souffrir. Nous aussi les arbres − et les animaux − avons vĂ©cu des temps difficiles et souffert Ă  mesure que notre habitat disparaissait. Ça ne signifiait rien pour personne, ce qui nous est arrivĂ© Ă  nous.
Mais pour moi ça compte, et aussi longtemps que je serai en mesure de raconter cette histoire, j’y inclurai les crĂ©atures de mon Ă©cosystĂšme − oiseaux, chauves-souris, papillons, abeilles, fourmis, moustiques et souris, car il y a au moins une chose que j’ai apprise : partout oĂč il y a la guerre et une partition douloureuse, il n’y aura jamais de vainqueurs, ni humains ni autres.

L’oubli est le remĂšde des blessures.  
— Mais nous avons besoin de nous rappeler pour guĂ©rir.
 
Mais tout le monde n’a pas besoin d’ĂȘtre un guerrier, ma chĂšre. Autrement nous n’aurions plus de poĂštes, d’artistes, de chercheurs
  
— Je ne suis pas d’accord, dit Defne Ă  son verre de vin. Il y a des moments dans la vie oĂč chacun doit devenir une sorte de guerrier. Si tu es poĂšte, tu combats avec tes mots ; si tu es peintre, tu combats avec tes toiles
 Mais tu ne peux pas dire : “DĂ©solĂ©, je suis poĂšte, je passe mon chemin.” Tu ne dis pas ça quand il y a tellement de souffrance, d’inĂ©galitĂ©, d’injustice.

Mais en moyenne, les hommes qui perdent leur Ă©pouse se remarient beaucoup plus vite que les femmes dans la mĂȘme situation. Les femmes portent le deuil, les hommes remplacent.

La cruauté de la vie ne tenait pas seulement à ses injustices, blessures et atrocités, mais aussi à leur caractÚre aléatoire.

Des « faiseurs de veuve Â», c’est comme ça qu’on les appelait. Les eucalyptus, en dĂ©pit de leur charme, ont la manie de lĂącher des branches entiĂšres, blessant, parfois tuant, les campeurs assez sots pour planter leur tente en dessous.

Parce que dans la vraie vie, Ă  la diffĂ©rence des livres d’histoire, les rĂ©cits ne nous arrivent pas complets mais par piĂšces et morceaux, segments brisĂ©s et Ă©chos partiels, une phrase entiĂšre ici, un fragment lĂ , un indice cachĂ© entre les deux. Dans la vie, Ă  la diffĂ©rence des livres, nous devons tisser nos histoires Ă  l’aide de fils aussi fins que les capillaires des ailes de papillon.

Les moustiques sont la nĂ©mĂ©sis de l’humanitĂ©. Ils ont tuĂ© la moitiĂ© des ĂȘtres humains qui ont habitĂ© la terre. Ça me sidĂšre toujours que les gens aient une peur bleue des tigres, des crocodiles et des requins, sans parler des vampires et zombies imaginaires, en oubliant que leur ennemi le plus mortel n’est autre que le minuscule moustique.

Si vous allez Ă  Chypre aujourd’hui, vous trouverez encore des tombes de veuves grecques et de veuves turques, gravĂ©es dans des alphabets diffĂ©rents mais formulant la mĂȘme requĂȘte : Si vous trouvez mon mari, veuillez l’enterrer prĂšs de moi.

Elle Ă©tait pourtant troublĂ©e de relever des failles profondes entre les gĂ©nĂ©rations d’une mĂȘme famille. Bien trop souvent, la premiĂšre vague des survivants, ceux qui avaient le plus souffert, gardaient leur douleur proche de la surface, des souvenirs comme des Ă©chardes logĂ©es sous la peau, certaines saillantes, d’autres complĂštement invisibles Ă  l’Ɠil nu. Cependant, la deuxiĂšme gĂ©nĂ©ration choisissait de supprimer le passĂ©, autant ce qu’ils en savaient que ce qu’ils en ignoraient. Par contraste, la troisiĂšme gĂ©nĂ©ration Ă©tait prompte Ă  creuser et Ă  dĂ©terrer les silences. C’était si Ă©trange que dans des familles meurtries par les guerres, les dĂ©placements forcĂ©s et les agressions brutales, ce soient les plus jeunes qui semblent garder la mĂ©moire la plus ancienne. 

 

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