dimanche 3 mai 2020

[Altan, Ahmet] Je ne reverrai plus le monde





Au-delà du coup de coeur 💓💓💓

 

Titre : Je ne reverrai plus le monde
           (
Dünyayi Bir Daha Gôrmeyecegim)

Auteur : Ahmet ALTAN

Traducteur : Julien LAPEYRE

Parution : en turc en 2018,
                en français en 2019 chez Actes Sud

Pages : 224

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

Ahmet Altan est romancier, essayiste et journaliste, il était aussi rédacteur en chef du quotidien Taraf jusqu’au 15 juillet 2016. À cette date, la Turquie s’enflamme, des milliers de personnes descendent dans la rue à Istanbul et à Ankara suite à une tentative de putsch. Le lendemain commence une vague d’arrestations parmi les fonctionnaires, les enseignants, l’armée et les journalistes. Ahmet Altan fait partie de ceux-là, il sera condamné à perpétuité, accusé d’avoir appelé au renversement du gouvernement de l’AKP. Ahmet Altan a 69 ans.

Ces textes sont écrits du fond de sa geôle. Poignants, remarquablement maîtrisés, ces allers-retours entre réflexions, méditations et sensations expriment le quotidien du prisonnier mais ils disent aussi combien l’écriture est pour lui salvatrice. Tel un credo il s’en remet à son imagination, à la force des mots qui seule lui permet de survivre et de franchir les murs. Un livre de résilience exemplaire.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

[12 novembre 2019] Une semaine après sa libération de prison, l’écrivain et romancier turc Ahmet Altan a été de nouveau arrêté, sur une décision de justice.

 

 

Avis :

L’écrivain et journaliste turc Ahmet Altan a été emprisonné lors de la vague d’arrestations consécutives à la tentative de putsch de 2016 en Turquie. Ses caractéristiques : il est célèbre et, favorable à l’opposition, s’est exprimé dans le passé contre le gouvernement en place. Aujourd’hui âgé de soixante-neuf ans, condamné à perpétuité sans motif connu ni procès digne de ce nom, il a écrit ce livre du fond de sa cellule.

Voici une lecture qui laisse abasourdi et sans voix, horrifié de cette flagrante et révoltante atteinte aux droits de l’homme, mais tout autant étonné de la force de cet auteur, de taille à résister à l’anéantissement et, toujours, à faire entendre une voix que tout contribue à faire taire. Digne et douloureux, ce texte est un véritable pied-de-nez à l’oppression, la démonstration du pouvoir des mots, capables de traverser les murailles et de donner son vrai sens à la liberté.

Etonnamment légère et facile à lire, l’écriture est magnifique : éclairée, cultivée, profonde et élégante, elle impressionne par la sagesse et la qualité de ses réflexions, elle émeut par son humour et sa poésie, et elle vous plonge dans un profond respect tant pour l’auteur que pour son œuvre. Ce témoignage d’une injustice et d’une expérience d’enfermement que le lecteur ressentira presque physiquement, est aussi un essai philosophique et un formidable hommage à la littérature, à la force des rêves et à l’indomptabilité de l’esprit. Tant qu’il y aura des livres, la pensée et les émotions seront toujours libres de voyager. Au-delà du coup de coeur. (6/5)

 

 

Citations :

J’assistais de nouveau à ce phénomène qui veut que lorsque votre existence doit affronter une réalité qui en bouleverse le cours, au lieu de vous laisser renverser par cette réalité comme par les eaux d’un torrent déchaîné, vous vous pliez à sa loi pour vous y adapter, naturellement, comme si vous y étiez préparé depuis longtemps. Et puisque je suis cet homme qui s’est retrouvé pris, jeté, ballotté dans les flots crasseux d’une réalité sordide, je peux dire avec assez de certitude que les “victimes” sont toujours les êtres “raisonnables” qui croient à la nécessité de “s’adapter” aux circonstances.


Dans certaines épreuves, lorsque le danger menace de tous côtés, que le réel vous encercle, on attend de vous certains mots, certaines réactions ; mais si vous ne vous conformez pas aux attentes, si à cet instant-là vous faites preuve d’une réaction ou d’une parole inattendues, alors c’est le réel lui-même qui se brise en miettes contre cette digue que votre esprit a farouchement dressée pour le contenir. Ensuite, dans la rade paisible de l’esprit, ramassant ces débris, vous trouverez sans peine la force de construire une réalité nouvelle.



Ma vie serait faite de toutes ces invisibles luttes que livre la conscience entre quatre murs de pierre ; j’allais être contraint de vivre en m’accrochant aux branches de mon propre esprit, les pieds suspendus au-dessus du gouffre, sans pouvoir jamais m’abandonner, ne serait-ce que l’espace d’un instant de faiblesse, à ces douces ivresses qui font dévier les hommes de leur route.
J’étais face au monstre de la réalité. Et il me faudrait désormais vivre au bord du gouffre comme un homme agrippé à sa branche.
Avoir peur, perdre le contrôle, me laisser envahir par l’effroi, m’abandonner au désir d’être libre, devenir fou, prêter le flanc, même une seconde : tout cela m’était interdit.
Un instant de faiblesse et tout ce que j’aurais fait, mon présent, mon futur, mon existence seraient anéantis. Si je lâchais ne fût-ce qu’une seule fois la branche à laquelle je m’accrochais tant bien que mal, c’en serait fini, ce serait le premier et l’ultime décrochage, après quoi on me retrouverait au fond du gouffre, petit tas d’os et de sang.
Mais combien de jours, de semaines, d’années, arriverais-je à tenir agrippé à cette branche sans jamais la lâcher, les pieds balançant au-dessus du vide ?
Si je lâchais la branche et finissais en morceaux au fond du gouffre de l’apathie, il n’y aurait pas que mon passé et mon futur de brisés, aussi ma force d’écrire.
L’éventualité de ne plus pouvoir écrire étant ma plus grande terreur, j’y puiserais une force capable de réprimer cette peur et toutes les autres ; la peur me donnerait du courage.



Je suis certain que vous n’avez jamais passé ne fût-ce qu’une seule journée sans voir votre visage. Vous en avez tellement l’habitude que vous finissez par oublier que c’est un miracle de voir votre visage, un miracle pour l’homme que de tomber face à lui-même.
(…)
Le miroir te regarde, il prouve que tu existes. La distance entre le miroir et toi crée un espace qui t’est propre, un espace qui te circonscrit, où les autres ne pénètrent pas, un espace qui t’appartient. L’absence de miroir avait aboli cette distance. Dès lors, tout et tout le monde se collait à toi, te pressait, t’oppressait. Tu pouvais voir tes mains, tes bras, tes jambes, tes pieds, mais pas ton visage. Et ces bras, ces mains, ces pieds, ces jambes dépourvus de visage te faisaient ressembler à l’une de ces créatures entre le singe et l’oiseau comme on en trouve dans les forêts de Madagascar. Maintenant que ton visage avait disparu, tu n’étais même plus vraiment certain que ces mains et ces jambes t’appartiennent encore.
Dans tout ce quartier de cages, on ne trouvait pas un seul miroir, ni bout de verre réfléchissant, pas la moindre surface brillante. Qui que soit le concepteur de cet endroit, il l’avait conçu sciemment afin que les détenus y vivent sans visage. Il devait penser qu’on briserait plus facilement la résistance des gens lors des interrogatoires s’ils avaient d’abord “perdu” leur visage.



À force d’aimer on s’habitue à l’amour. Or, pour comprendre l’immensité de l’amour que cette habitude recouvre, il faut parfois en avoir été brutalement sevré.



Quelles que puissent être par ailleurs les idées, les opinions ou la foi de ceux qui croupissent avec vous au cachot, il y a toujours quelqu’un pour vous tendre la main. Tout le monde s’entraide. Un bloc compact et solidaire, comme les étourneaux lorsqu’ils s’unissent contre les oiseaux de proie. 



L’une des plus grandes libertés qui puissent être accordées à l’homme : oublier. Prison, cellule, murs, portes, verrous, questions, hommes – tout et tous s’effacent au seuil de cette frontière qu’il leur est strictement défendu de franchir.
Le fait d’écrire contient ce paradoxe fabuleux qu’il est à la fois un refuge à l’abri du monde et un moyen de l’atteindre. Il te permet en même temps d’oublier et de rester dans les mémoires. Comme tous les écrivains, je veux oublier le monde et que le monde se souvienne de moi.

(...)
Et laissez-moi vous dire que lorsqu’on est condamné à l’oubli, égaré sur une chaise en plastique dans une cellule fermée par une porte en fer, il n’est pas de plus humaine revanche que de désirer qu’on se souvienne de vous.
Quand j’écris, je me dis : “Moi je vais vous oublier, et vous vous souviendrez de moi.”



Nous vivons sur une planète où les vivants mangent les vivants. Les hommes ne se con­tentent pas de tuer d’autres créatures, ils s’assassinent aussi entre eux, constamment. Les montagnes crachent du feu, la terre s’ou­vre, engloutit hommes et bêtes, les eaux se déchaînent, détruisent tout sur leur passage, des éclairs tombent du ciel.
Ici me semble résider l’un des paradoxes les plus curieux du genre humain, capable de concevoir que la terre, ce lieu affreux, puisse être l’œuvre d’une puissance “parfaitement bonne”, et d’ainsi démontrer que les hommes sont dotés, malgré la barbarie constitutive de leur existence, d’une imagination exagérément optimiste. Ils croient qu’“une force” a créé tout cela, mais au lieu de s’en plaindre et de la détester, ils l’adulent, pleins de gratitude et reconnaissance.
Aussi suis-je fasciné, depuis ma jeunesse, par cette religion qui fait voir aux hommes une “bonté” à l’œuvre derrière le spectacle des horreurs terrestres qu’ils constatent chaque jour. Dieu, sublime métaphore.
Comme tant d’autres écrivains, j’aime à rôder autour de cette métaphore prodigieuse. L’effort infini, le hasardeux désespoir dont font preuve les hommes lorsque, cherchant à “bonifier” leur nature, inquiète de sa propre barbarie, effrayée de sa propre malignité, ils imaginent ce “foyer de bonté” situé hors d’eux-mêmes, voilà quelle pathétique recherche me semble résumer l’aventure humaine.
Non moins effrayante, l’idée qu’après avoir dégoté un Dieu qui les exhorte à “être bons”, s’être ensuite éventuellement massacrés en son nom, ils veulent en plus croire que ce Dieu, dans sa “bonté parfaite”, possède les clefs d’une chambre de torture qu’on appelle l’“enfer”. Enfer dont je soupçonne qu’il occupe dans leurs âmes infiniment plus de place que le paradis.
Que Dante, dans sa Divine Comédie, se livre à une description bien plus frappante et spectaculaire de l’enfer que du paradis, imaginant avec une espèce d’enthousiasme irrépressible le détail individuel des souffrances qu’on y inflige, voilà qui alimente littérairement ce soupçon : ce n’est pas tant le paradis que nous attendons de Dieu, mais surtout l’enfer pour nos ennemis.
Un Dieu qui crée le Diable, l’enfer… Peut-être l’homme est-il simplement incapable d’imaginer une “bonté pure et parfaite”…   



L’écrivain ne doit être apprécié ni loué pour rien d’autre que son œuvre, et face à son lecteur paraître toujours nu, son texte seul à la main.


J’ai grandi dans une maison pleine de livres. J’ai passé toute mon enfance parmi eux. Les livres étaient comme des fées au milieu d’une forêt qui me semblait oppressante, effrayante, et à cette forêt dont la nature profonde m’échappait, j’aimais mieux les charmes scintillants des fées, leur ravissant mystère et leurs sourires pleins de promesses.
(…)
Il te suffit de poser le regard sur cette flopée de signes minuscules étalés sur le papier et aussitôt, ils s’animent, pétillent, changent de forme sans cesse, tour à tour villes inconnues, ruelles étroites, roches escarpées, déserts, palais. Une poudre magique ruisselle sur ton front et soudain, te voilà quelqu’un d’autre, te voilà Peter Pan, ou le chevalier de Pardaillan, Arsène Lupin, Sherlock Holmes, Ivanhoé, Lancelot !



Là où la littérature du XIXe s’était attachée à décrire, avec une profondeur inouïe, les sentiments des hommes, et ainsi à “révéler les secrets les mieux cachés de la nature humaine”, celle du XXe siècle, virant de bord, choisit de mettre le cap sur la “pensée”.
La pensée fut donc le nouvel horizon littéraire, puisque toujours plus simple à mettre en scène que les sentiments, moins ardue à exposer qu’il ne l’est de “lire dans les âmes”.
Or, inclure une “pensée” dans le roman comporte de grands risques, car c’est d’abord et avant tout l’auteur lui-même qu’elle met en scène, et plus il la développe dans son roman, plus il y prend de place, réduisant en proportion celle dévolue aux personnages, ainsi empêchés d’évoluer dans l’intrigue et, pis, de gagner en profondeur psychologique.
Regardez tous les grands classiques du XIXe, vous verrez que ce sont toujours les personnages, non leur auteur, qui y occupent le premier plan. Balzac s’efface devant le père Goriot, Tolstoï devant Anna Karénine, Flaubert devant Emma Bovary, Dostoïevski devant les frères Karamazov.
Au XXe siècle en revanche, c’est le contraire qui se produit, et généralement, l’auteur de­­vient son propre personnage.



Pour ma part, j’aime mieux lire des romans où les sentiments des personnages et les relations qu’ils entretiennent sont au premier plan.
À la clarté d’une pensée, je préfère la brume des sentiments, car c’est là que mes chères fées s’ébattent de leur mieux, tandis qu’elles se fanent sous une forte lumière.
Ce n’est pas à la pensée d’écrire le roman, c’est au roman d’inventer une pensée.  



En prison, on s’inquiète pour ses proches. Que font-ils, est-ce que tout va bien pour eux “dehors”, sont-ils en bonne santé, ont-ils assez d’argent ? Ces questions ne cessent de vous hanter. Les nouvelles qui vous parviennent de l’extérieur sont passées par une série de filtres et d’“opérations”, comme dans un laboratoire de chimie on précipite et on décante la matière dans une série de tuyaux en verre. Les événements dont on pense qu’ils vous rendraient triste, on vous les cache. Et il vous faut reconstituer la vérité à partir des bribes d’informations que vos proches, quand ils vous rendent visite, trahissent malgré eux, par leur regard, leur ton de voix, leurs hésitations, leurs phrases suspendues…


J’ai repensé à Viktor Frankl, inventeur de la “logothérapie”, et d’abord rescapé d’Auschwitz où il avait été pendant plusieurs années témoin et victime de la bestialité nazie. Il avait observé que chez les prisonniers comme chez les gardiens du camp, les comportements différaient grandement d’un individu à l’autre, constat banal en apparence, mais tout à fait percutant, qu’il formulait ainsi : “Certains êtres possèdent une noblesse d’âme, d’autres sont vils ; aussi peut-on rencontrer autant d’êtres vils parmi les prisonniers, que d’âmes nobles parmi les gardiens.”



La “vilénie” sans doute, dès lors qu’elle trouvait un climat propice, pouvait croître et se répandre sous n’importe quel habit. Elle ne se révélait qu’ensuite, chez ceux qui en étaient “dotés”, lorsque se présentait une occasion de faire le mal.



C’était, me semble-t-il, la méthode que j’avais trouvée pour me protéger : me détacher émotionnellement des petites méchancetés et humiliations pour pouvoir hiérarchiser les comportements et en déterminer les causes, enfin leur faire une place exprès dans un compartiment de ma mémoire, pour les traiter ensuite par l’écriture. Une méthode qui faisait ses preuves. Un parti pris presque inconscient grâce auquel je parvenais à me défendre, grâce auquel se dressait désormais, entre la réalité vécue et moi, un mur invisible. Quand ils vous traitent comme si vous étiez moins que rien, traitez-les à votre tour comme des sujets d’analyse scientifique, et vous rétablirez l’équilibre de la balance.



Ce qui compte, c’est de savoir qu’il existe des gens en dehors de ta cellule, d’affirmer ta propre existence en t’adressant à eux.
Pour nous, le “monde”, ce sont ces cours voisines que nous rejoignons par la voix, et en criant, c’est “avec le monde” que nous communiquons.
Un jour de printemps, Selman discutait avec la “voix” de la cour d’à côté.
Selman : “Les oiseaux sont de retour.”
La voix : “Oui, en ce moment je nourris une perruche… Elle est née dans la prison, puis sa mère est morte. Depuis, c’est moi qui l’élève…”
Selman : “Je ne l’ai encore jamais vue voler, votre perruche… J’ai pas eu cette chance, faut croire…”
La voix : “Elle ne vole pas.” Puis, avec la tendresse d’un père qui s’inquiète pour son fils : “Elle a peur du ciel…”



Je sais que tant que ces gens ne vivront que dans ma tête, je serai schizophrène, et quand, devenus phrases, ils peupleront les pages d’un livre, je serai écrivain.



Me jeter en prison était dans vos cordes ; mais aucune de vos cordes ne sera jamais assez puissante pour m’y retenir. Je suis écrivain. Je ne suis ni là où je suis, ni là où je ne suis pas. Enfermez-moi où vous voulez, je parcours encore le monde avec les ailes de l’imagination. Et bien que je n’en connaisse pas le quart, j’ai des amis aux quatre coins du monde qui m’aident dans mon voyage. Chaque œil qui lit les phrases que j’écris, chaque voix qui répète mon nom est comme un petit nuage qui me prend par la main et m’emporte dans le ciel pour survoler les plaines, les sources et les forêts, les rues, les fleuves et les mers. Et je m’invite sans un bruit dans les maisons, les chambres, les salons. Je parcours le monde depuis une cellule de prison.



Je suis écrivain. Je ne suis ni là où je suis, ni là où je ne suis pas. Vous pouvez me jeter en prison, vous ne m’en­fermerez jamais. Car comme tous les écrivains, j’ai un pouvoir magique : je passe sans encombre les murailles.

 

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