J'ai beaucoup aimé
Titre : Des torrents de sang et d'argent
Auteur : Philippe CUISSET
Parution : 2022 (Kyklos)
Pages : 180
Présentation de l'éditeur :
Entre 1904 et 1908, dépossédés de leurs
terres, les peuples herero et nama se révoltent contre la colonisation
allemande. Le général von Trotha mate l’insurrection et signe le premier
ordre écrit d’extermination totale. Les deux peuples sont décimés.
L’opinion internationale s’émeut, le génocide est différé.
Insidieusement le crime se poursuit : le camp de Shark Island constitue une ébauche de purification ethnique. Épuisement et sous-alimentation tuent encore, les crânes des prisonniers sont livrés aux médecins racialistes pour cautionner cette suppression radicale. Après la découverte du premier diamant namibien, l’Empire décide de construire un chemin de fer sur lequel les rescapés meurent en nombre le long des voies.
Esther endurera la déportation sur la sinistre Île aux requins, elle sera ensuite l’une des esclaves du rail : une vie comme une traversée du désert à l’image de ces peuples broyés par la machine coloniale.
Ce crime de l’histoire coloniale africaine est aujourd’hui reconnu comme le premier génocide du XXe siècle.
Un mot sur l'auteur :
Philippe Cuisset vit à Reims où il enseigne le français.
Il a publié son premier roman
Zacharie Blondel, voleur de poules en 2018, puis Miranda en 2020.
Avis :
Que l’on évoque suprémacisme racial et eugénisme, déportation, travail forcé et camps de la mort, génocide, et vient aussitôt à l’esprit l’état allemand nazi dirigé par Adolph Hitler. Mais qui sait que des crimes tout à fait semblables avaient déjà été perpétrés par le Deuxième Reich, au nom de la colonisation allemande en Namibie ?
En 1904, les peuples herero et nama se révoltent contre l’envahisseur allemand qui les chasse de leurs terres. Le général Lothar von Trotha signe l’ordre de les exterminer et entame une répression féroce qui conduit au massacre. Les survivants sont enfermés dans des camps de concentration, d’ailleurs pas les premiers de l’Histoire, puisque les Allemands s’inspirent alors de ceux créés quelques années plus tôt par les Britanniques en Afrique du Sud, lors de la guerre des Boers. En quelques années, entre les exécutions, les mauvais traitements et l’épuisement, la malnutrition et la maladie, quatre-vingts pour cent des autochtones disparaissent dans des conditions innommables, pendant que des médecins entament d’atroces expériences sur l’hérédité, au nom de la théorie d’« hygiène raciale » que les nazis devaient plus tard reprendre à leur compte.
Déportée en 1908 au camp de Shark Island, Esther est envoyée sur le terrible chantier du chemin de fer qui doit faciliter l’exploitation du diamant de Namibie, dont on vient de découvrir les premiers échantillons. Pendant que ses semblables tombent comme des mouches le long des voies qui traverseront le désert, elle assiste aux dernières échauffourées de la guérilla où les autochtones jettent leurs ultimes forces, avec l’espoir d’un soutien de la part des autres puissances occidentales présentes dans les pays d’Afrique voisins. Parfaitement informées mais redoutant la contagion d’une rébellion au sein de leurs propres colonies, celles-ci se garderont d’intervenir.
Sobre et implacable, le récit peint en traits d’effroi ce qu’Esther perçoit de l’épouvantable agonie de son peuple. Assommé par l’horreur, le lecteur ressent son épuisement et sa colère, mais aussi un effarement aussi choqué que consterné. Non seulement l’aberration nazie avait des racines bien plus profondes que l’on ne se l’imagine habituellement, puisqu’elle s’est développée sur des théories et des pratiques déjà mises en œuvre en Afrique une poignée de décennies plus tôt, mais le monde occidental dans son entier, avant tout préoccupé de ses propres intérêts coloniaux, a fermé les yeux sur ce qu’il ne peut prétendre avoir alors ignoré de ce qu’il se passait en Namibie.
L’on achève cette lecture profondément perturbé par la citation d’Aimé Césaire qui la conclut. Le monde ne s’est battu contre Hitler que parce que celui-ci s’est attaqué à l’homme blanc, et non parce qu’il s’est rendu coupable de crimes contre l’humanité. Ces mêmes crimes, considérés avec indifférence lorsqu’ils décimaient des "Nègres d’Afrique", ne sont devenus insupportables que lorsque les théories racialistes qui les motivaient se sont retrouvées appliquées en Europe. Comment ne pas se sentir accablé, lorsqu’à ce jour encore, la Namibie doit se contenter de la simple reconnaissance, obtenue en 2004 seulement, de la responsabilité du gouvernement allemand dans le génocide Herero, à des années lumière de la condamnation du nazisme ?
Après le néo-esclavagisme colonial des bagnes français, après l’abandon par le monde de tant de migrants à la dérive, Philippe Cuisset a choisi pour son troisième roman une cause encore une fois particulièrement terrible et bouleversante, et, pour le coup, totalement méconnue. Une lecture édifiante, dont on sort ébranlé. (4/5)
Elle a suivi toute la conversation entre ces deux hommes blancs et elle trouve extraordinaire le naturel avec lequel ces Européens considèrent que toute chose en ce bas-monde leur appartient. Qu’il s’agisse de terres, de cheptels ou de familles, leur aptitude à ne les considérer qu’en termes de possession est remarquable. Bien qu’elle ait compris depuis des années, cette faculté exceptionnelle de prédation, elle n’en reste pas moins abasourdie. A l’instar de ces cauchemars où d’irrépressibles courants l’emportent vers une mort certaine, elle ressent à cet instant précis tout le poids de cette fatalité. Pire que les épidémies de peste bovine ou que les tempêtes de sable, ces peuples obscurcissent tout ce qu’ils approchent, détruisent tout ce qu’ils étreignent et transforment aussi bien le sang des brebis ou les cailloux du désert en papier monnaie.
Elle a surtout entendu les souvenirs de cet ancien combattant de 1904. Sans vergogne, pendant de longues minutes, l’homme a osé évoquer la bataille du Waterberg. Il raconte cette tuerie comme s’il s’agissait d’une victoire glorieuse de l’armée impériale. Il n’éprouve aucun remords, aucune pitié pour les dizaines de milliers de victimes. Pour un peu, Esther admirerait cette prodigieuse faculté, cette délirante capacité qui relève d’une amnésie proprement géniale. Ces coupes franches dans l’épopée de cette guerre sale obéissent à une diabolique alchimie. Emil Kreplin finira forcément par croire en ses propres mensonges et fera de cette mise à mort de tout un peuple rebelle une odyssée glorieuse, un mensonge captivant que les petits enfants écouteront soir après soir, les yeux écarquillés et la bouche bée.
En 1904, les peuples herero et nama se révoltent contre l’envahisseur allemand qui les chasse de leurs terres. Le général Lothar von Trotha signe l’ordre de les exterminer et entame une répression féroce qui conduit au massacre. Les survivants sont enfermés dans des camps de concentration, d’ailleurs pas les premiers de l’Histoire, puisque les Allemands s’inspirent alors de ceux créés quelques années plus tôt par les Britanniques en Afrique du Sud, lors de la guerre des Boers. En quelques années, entre les exécutions, les mauvais traitements et l’épuisement, la malnutrition et la maladie, quatre-vingts pour cent des autochtones disparaissent dans des conditions innommables, pendant que des médecins entament d’atroces expériences sur l’hérédité, au nom de la théorie d’« hygiène raciale » que les nazis devaient plus tard reprendre à leur compte.
Déportée en 1908 au camp de Shark Island, Esther est envoyée sur le terrible chantier du chemin de fer qui doit faciliter l’exploitation du diamant de Namibie, dont on vient de découvrir les premiers échantillons. Pendant que ses semblables tombent comme des mouches le long des voies qui traverseront le désert, elle assiste aux dernières échauffourées de la guérilla où les autochtones jettent leurs ultimes forces, avec l’espoir d’un soutien de la part des autres puissances occidentales présentes dans les pays d’Afrique voisins. Parfaitement informées mais redoutant la contagion d’une rébellion au sein de leurs propres colonies, celles-ci se garderont d’intervenir.
Sobre et implacable, le récit peint en traits d’effroi ce qu’Esther perçoit de l’épouvantable agonie de son peuple. Assommé par l’horreur, le lecteur ressent son épuisement et sa colère, mais aussi un effarement aussi choqué que consterné. Non seulement l’aberration nazie avait des racines bien plus profondes que l’on ne se l’imagine habituellement, puisqu’elle s’est développée sur des théories et des pratiques déjà mises en œuvre en Afrique une poignée de décennies plus tôt, mais le monde occidental dans son entier, avant tout préoccupé de ses propres intérêts coloniaux, a fermé les yeux sur ce qu’il ne peut prétendre avoir alors ignoré de ce qu’il se passait en Namibie.
L’on achève cette lecture profondément perturbé par la citation d’Aimé Césaire qui la conclut. Le monde ne s’est battu contre Hitler que parce que celui-ci s’est attaqué à l’homme blanc, et non parce qu’il s’est rendu coupable de crimes contre l’humanité. Ces mêmes crimes, considérés avec indifférence lorsqu’ils décimaient des "Nègres d’Afrique", ne sont devenus insupportables que lorsque les théories racialistes qui les motivaient se sont retrouvées appliquées en Europe. Comment ne pas se sentir accablé, lorsqu’à ce jour encore, la Namibie doit se contenter de la simple reconnaissance, obtenue en 2004 seulement, de la responsabilité du gouvernement allemand dans le génocide Herero, à des années lumière de la condamnation du nazisme ?
Après le néo-esclavagisme colonial des bagnes français, après l’abandon par le monde de tant de migrants à la dérive, Philippe Cuisset a choisi pour son troisième roman une cause encore une fois particulièrement terrible et bouleversante, et, pour le coup, totalement méconnue. Une lecture édifiante, dont on sort ébranlé. (4/5)
Citations :
Une année a passé depuis l’exode du capitaine Marengo. De Windhoek à Berlin en passant par Lüderitz, on a célébré la victoire des troupes impériales sur les sauvages du Sud-Ouest africain. Toute la presse proche du Kaiser y est allée de son habituel couplet triomphal. La victoire a été acquise de façon éclatante contre des peuples primitifs et désorganisés. Le fameux Napoléon noir inspire toujours les mêmes illustrateurs satiriques et c’est à chaque fois un festival de caricatures. Jacob marengo y est représenté avec des allures de vagabond crasseux. Hirsute et dépenaillé, c’est un pauvre clown au cuir usé et aux yeux plissés, on l’affuble de tous les attributs grotesques du bandit de grand chemin. A sa façon, le journalisme de ce début de siècle corrobore les thèses raciales d’Eugen Fischer et le peuple, dans sa grande majorité, se dit que l’Afrique serait une terre idéale d’exil et d’aventure si seulement on parvenait à venir à bout, une bonne fois pour toutes, de ces cannibales répugnants et sanguinaires. Tous ou presque épousent finalement l’opinion du massacreur du Waterberg. Lothar von Trotha, après avoir clairement ordonné la destruction des peuples nama et kherero, avait bien précisé que cette table rase allait enfin permettre d’éclaircir l’horizon colonial. Il avait affirmé que sa stratégie militaire consistait à « exercer la violence par tous les moyens possibles, y compris terroristes. »
Et son but ultime était clair comme de l’eau de roche : « Il faut détruire les tribus africaines par un torrent de sang et d’argent. Car ce n’est qu’une fois ce nettoyage accompli que quelque chose de nouveau pourra émerger, et qui restera. »
Et son but ultime était clair comme de l’eau de roche : « Il faut détruire les tribus africaines par un torrent de sang et d’argent. Car ce n’est qu’une fois ce nettoyage accompli que quelque chose de nouveau pourra émerger, et qui restera. »
Elle a suivi toute la conversation entre ces deux hommes blancs et elle trouve extraordinaire le naturel avec lequel ces Européens considèrent que toute chose en ce bas-monde leur appartient. Qu’il s’agisse de terres, de cheptels ou de familles, leur aptitude à ne les considérer qu’en termes de possession est remarquable. Bien qu’elle ait compris depuis des années, cette faculté exceptionnelle de prédation, elle n’en reste pas moins abasourdie. A l’instar de ces cauchemars où d’irrépressibles courants l’emportent vers une mort certaine, elle ressent à cet instant précis tout le poids de cette fatalité. Pire que les épidémies de peste bovine ou que les tempêtes de sable, ces peuples obscurcissent tout ce qu’ils approchent, détruisent tout ce qu’ils étreignent et transforment aussi bien le sang des brebis ou les cailloux du désert en papier monnaie.
Elle a surtout entendu les souvenirs de cet ancien combattant de 1904. Sans vergogne, pendant de longues minutes, l’homme a osé évoquer la bataille du Waterberg. Il raconte cette tuerie comme s’il s’agissait d’une victoire glorieuse de l’armée impériale. Il n’éprouve aucun remords, aucune pitié pour les dizaines de milliers de victimes. Pour un peu, Esther admirerait cette prodigieuse faculté, cette délirante capacité qui relève d’une amnésie proprement géniale. Ces coupes franches dans l’épopée de cette guerre sale obéissent à une diabolique alchimie. Emil Kreplin finira forcément par croire en ses propres mensonges et fera de cette mise à mort de tout un peuple rebelle une odyssée glorieuse, un mensonge captivant que les petits enfants écouteront soir après soir, les yeux écarquillés et la bouche bée.
(…) dans un passage crucial du Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire : « Ce nazisme-là, on l’a supporté avant de le subir, on l’a absous, on a fermé l’oeil là-dessus, on l’a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s’était appliqué qu’à des peuples non-européens ; que ce nazisme-là, on l’a cultivé, on en est responsable, et qu’il sourd, qu’il perce, qu’il goutte, avant de l’engloutir dans ses eaux rougies, de toutes les fissures de la civilisation occidentale et chrétienne. Oui, il vaudrait la peine d’étudier, cliniquement, dans le détail, les démarches d’Hitler et de l’hitlérisme et de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXe siècle qu’il porte en lui un Hitler qui s’ignore, qu’Hitler l’habite, qu’Hitler est son démon, que s’il le vitupère, c’est par manque de logique, et qu’au fond, ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, c’est l’humiliation de l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies d’Inde et les nègres d’Afrique. »
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