J'ai beaucoup aimé
Titre : Anéantir
Auteur : Michel HOUELLEBECQ
Parution : 2022 (Flammarion)
Pages : 736
Présentation de l'éditeur :
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Romancier, essayiste, poète, considéré par de nombreux critiques comme
l’écrivain français le plus marquant de notre époque, il est lu dans le
monde entier depuis Extension du domaine de la lutte (1994). Michel Houellebecq a reçu le prix Goncourt pour son roman La Carte et le territoire, en 2010.
Soumission, paru en 2015, a suscité admiration et polémique ; il a été un best-seller dans la plupart des pays européens. Aujourd'hui, il demeure toujours parmi les auteurs français contemporains les plus lus. Parmi les livres de Michel Houellebecq les plus marquants, citons également La possibilité d'une île (2013) et plus récemment Les particules élémentaires (nouvelle édition parue en 2019).
Soumission, paru en 2015, a suscité admiration et polémique ; il a été un best-seller dans la plupart des pays européens. Aujourd'hui, il demeure toujours parmi les auteurs français contemporains les plus lus. Parmi les livres de Michel Houellebecq les plus marquants, citons également La possibilité d'une île (2013) et plus récemment Les particules élémentaires (nouvelle édition parue en 2019).
Avis :
Paul Raison est un haut fonctionnaire de l’État, au service de Bruno Juge, ministre de l’Économie et des Finances. En cette année 2026, la campagne présidentielle se déroule dans un climat incertain : une série d’attentats, non revendiqués mais manifestement coordonnés par un groupe d’une étonnante puissance technologique et financière, frappe des cibles apparemment sans lien de par le monde. Bientôt quinquagénaire, Paul doit par ailleurs composer avec une accumulation de graves problèmes personnels et familiaux.
Parvenu en ce qu’il aimerait considérer comme le mitan de son existence, Paul se retrouve en fait baigné dans une atmosphère crépusculaire. Sa lucidité désabusée lui fait appréhender un monde décadent au bord du précipice, tandis que sa sphère privée lui semble se résumer à un déprimant vide existentiel. Comment ne pas se sentir sombrer quand les perspectives ne cessent de s’assombrir, entre une société où l’on ne se reconnaît plus et le vieillissement qui grignote de plus en plus avidement l’avenir ? Les doutes de Paul sont l’occasion d’une peinture froidement pessimiste, pleine d’un cynisme aussi caustique que désespéré, de la société contemporaine et de ses dérives, entraînant une large réflexion sur ce qu’il reste de portes de sortie pour éviter de s’y anéantir. Une certaine résignation pousse notre homme à se replier sur son individualité pour trouver l’apaisement. Et tandis que, comme lui, chacun des personnages explore sa voie, entre spiritualité, engagement et famille, en s’y perdant parfois, c’est l’amour qui met tout le monde d’accord, en une série de tableaux d’autant plus lumineux qu’ils s’inscrivent en faux contre l’inanité fatale et absurde de la condition humaine.
Les sept-cent-trente pages de ce livre se parcourent avec plaisir et facilité, au gré des multiples facettes de la narration. Tout à la fois cyber thriller, satire sociétale et chronique familiale, Anéantir est une œuvre protéiforme, où la profonde mélancolie de l’auteur face au destin d’anéantissement de l’homme, mais aussi de toute civilisation, trouve la rémission dans la célébration du bonheur d’aimer, seule valeur qui tienne dans cette vallée de larmes. De ce texte en clair-obscur, se détachent plusieurs magnifiques portraits de femmes, où elles paraissent, bien mieux que les hommes, savoir faire spontanément la part de l’essentiel. Pour parvenir aux mêmes priorités et enfin décrypter les messages freudiens des rêves qui ne cessent de le poursuivre, il aura fallu à Paul l’écrasant poids de l’impondérable. Seulement alors, avant qu’il ne soit définitivement trop tard, trouvera-t-il la force de se réconcilier avec sa mortelle, et peut-être pas si absurde, condition d’être humain.
Parvenu en ce qu’il aimerait considérer comme le mitan de son existence, Paul se retrouve en fait baigné dans une atmosphère crépusculaire. Sa lucidité désabusée lui fait appréhender un monde décadent au bord du précipice, tandis que sa sphère privée lui semble se résumer à un déprimant vide existentiel. Comment ne pas se sentir sombrer quand les perspectives ne cessent de s’assombrir, entre une société où l’on ne se reconnaît plus et le vieillissement qui grignote de plus en plus avidement l’avenir ? Les doutes de Paul sont l’occasion d’une peinture froidement pessimiste, pleine d’un cynisme aussi caustique que désespéré, de la société contemporaine et de ses dérives, entraînant une large réflexion sur ce qu’il reste de portes de sortie pour éviter de s’y anéantir. Une certaine résignation pousse notre homme à se replier sur son individualité pour trouver l’apaisement. Et tandis que, comme lui, chacun des personnages explore sa voie, entre spiritualité, engagement et famille, en s’y perdant parfois, c’est l’amour qui met tout le monde d’accord, en une série de tableaux d’autant plus lumineux qu’ils s’inscrivent en faux contre l’inanité fatale et absurde de la condition humaine.
Les sept-cent-trente pages de ce livre se parcourent avec plaisir et facilité, au gré des multiples facettes de la narration. Tout à la fois cyber thriller, satire sociétale et chronique familiale, Anéantir est une œuvre protéiforme, où la profonde mélancolie de l’auteur face au destin d’anéantissement de l’homme, mais aussi de toute civilisation, trouve la rémission dans la célébration du bonheur d’aimer, seule valeur qui tienne dans cette vallée de larmes. De ce texte en clair-obscur, se détachent plusieurs magnifiques portraits de femmes, où elles paraissent, bien mieux que les hommes, savoir faire spontanément la part de l’essentiel. Pour parvenir aux mêmes priorités et enfin décrypter les messages freudiens des rêves qui ne cessent de le poursuivre, il aura fallu à Paul l’écrasant poids de l’impondérable. Seulement alors, avant qu’il ne soit définitivement trop tard, trouvera-t-il la force de se réconcilier avec sa mortelle, et peut-être pas si absurde, condition d’être humain.
Humour grinçant, mais aussi émotions, sont au rendez-vous de ce livre, qui, à partir de constats terriblement noirs et anxiogènes sur le monde contemporain, mène une analyse aussi juste que féroce, et trouve à se recentrer sur ce qui peut, malgré tout, préserver un sens à notre existence. (4/5)
Citations :
Dix ans plus tôt son père avait été mis à la retraite, et quelques jours plus tard sa mère mourait. Paul avait alors sérieusement craint pour la santé, et même pour la vie de son père. Il n’avait plus son travail, il n’avait plus sa femme, il ne savait tout simplement plus aller. Il restait là, des heures entières, à feuilleter ses anciens dossiers. Faire sa toilette, manger ne lui traversaient plus l’esprit ; il buvait par contre toujours, malheureusement, et même plutôt davantage. Un séjour à l’hôpital psychiatrique de Mâcon-Bellevue apporta une solution partielle, sous la forme de psychotropes variés qu’il absorbait avec une bonne volonté remarquable, c’était un patient tout à fait compliant, pour reprendre les termes du médecin-chef. Puis il y eut le retour à Saint-Joseph, dans cette maison qu’il aimait, qui était une partie de sa vie, mais qui n’était qu’une partie de sa vie. Il y avait eu son travail à la DGSI, c’était fini ; son mariage, c’était fini également ; son existence venait de se simplifier dans des proportions considérables ; la maison demeurait, certes, mais ce ne serait peut-être pas suffisant.
C’était une aide-ménagère, capable d’accomplir les tâches classiques (ménage, courses, cuisine, lavage, repassage) auxquelles son père était radicalement inapte, comme tous les hommes de sa génération - non que les hommes de la génération suivante aient gagné en compétence, mais les femmes avaient perdu de leur côté, et une certaine égalité s’était de mauvaise grâce installée, ayant pour conséquence chez les riches et les demi-riches une externalisation des tâches (comme on le disait aussi pour les entreprises, qui sous-traitaient en général ménage et gardiennage à des prestataires extérieurs), chez les autres une progression générale de la mauvaise humeur, des attaques parasitaires et plus généralement de la saleté.
Au chômage ? Comment est-ce qu’un notaire pouvait être au chômage ? Il se souvint soudain qu’Hervé avait beau être notaire il n’était pas issu d’un milieu aisé, bien au contraire. Il venait de Valenciennes ou de Denain, enfin d’une de ces villes du Nord où les gens sont au chômage depuis trois générations ; lors de leur première rencontre, lorsqu’il lui avait demandé ce que faisaient ses parents, il avait d’ailleurs répondu « chômeurs », sur le ton de l’évidence.
« Il était notaire salarié cadre 4 quand son étude a fait faillite, poursuivit Cécile. Retrouver un emploi dans la région ce n’est vraiment pas facile, la crise immobilière est terrible, les transactions sont au point mort. Et l’immobilier c’est la base, pour les notaires.
– Mais. ça va ? Vous vous en sortez ?
– Tant qu’il est indemnisé, oui ; mais ça ne va pas durer longtemps. Après, il va falloir que je trouve quelque chose. Mais je n’ai pas fait d’études, tu sais bien ; je n’ai même jamais vraiment travaillé. À part la cuisine et le ménage, je ne sais rien faire. »
C’est à partir de ce moment de la soirée que Paul commença à se sentir gêné en pensant à ses huit mille euros mensuels - ce salaire n’était pas du tout anormal, compte tenu de son parcours universitaire et professionnel, mais il commença à se sentir gêné. Il avait choisi un travail et une femme qui le rendaient malheureux - avait-il choisi, d’ailleurs ? La femme, oui, sûrement, un peu, et le travail aussi, un peu, sûrement -mais au moins il n’avait pas de problèmes d’argent. Au fond, lui et Cécile s’étaient engagés dans des voies diamétralement opposées, et leur destin, avec ce pénible déterminisme qui caractérise en général le destin, était lui aussi diamétralement opposé.
Son pavé de skrei norvégien mi-salé n’avait pas été desservi au moment où le serveur apporta leurs desserts ; une légère faute avait été commise dans un service jusqu’à présent parfait. Paul ne chercha pas à la minimiser ; il accueillit les excuses du serveur avec le sourire demi-indulgent de l’homme riche - l’homme riche qui pardonne, mais qui pardonne seulement pour cette fois.
Comme l’espérait Paul, l’évocation des filles de Cécile avait notablement allégé l’atmosphère, au fond les jeunes n’ont jamais de vrais problèmes, de problèmes lourds, on s’imagine toujours que les choses vont s’arranger, pour les jeunes. Un homme de cinquante ans qui se retrouve au chômage, par contre, personne ne croit plus vraiment à ses chances de retrouver un emploi. On feint de le croire pourtant, les conseillers de Pôle Emploi produisent de remarquables imitations d’optimisme, ils sont payés pour ça, sans doute ont-ils des stages de théâtre, voire des ateliers de clown, ça s’était beaucoup amélioré, ces dernières années, la prise en charge psychologique des chômeurs. Le taux de chômage par contre n’avait pas baissé, c’était un des seuls véritables échecs de Bruno en tant que ministre ; il avait réussi à le stabiliser, c’est tout. L’économie française était pourtant redevenue puissante et exportatrice, mais le niveau de productivité du travail avait augmenté dans des proportions hallucinantes, les emplois non qualifiés avaient à peu près complètement disparu.
Les quais de la Saône étaient beaucoup plus calmes que ceux du Rhône, la circulation y était à peu près inexistante. Sur la rive opposée s’étendaient des collines boisées entrecoupées de groupes d’immeubles anciens, datant probablement du début du XXe siècle, il y avait également des pavillons, et même quelques hôtels particuliers. Tout cela était plutôt harmonieux, et surtout remarquablement apaisant. On ne pouvait malheureusement pas s’empêcher de constater qu’un paysage agréable, aujourd’hui, était presque nécessairement un paysage préservé de toute intervention humaine depuis au moins un siècle.
Un autre concurrent surprenant s’était manifesté depuis peu. Benjamin Sarfati, dit parfois « Ben », ou encore « Big Ben », sortait des zones les plus basses du divertissement télévisuel. Il avait fait toute sa carrière sur TF1, où il avait d’abord animé une émission destinée aux adolescents, nettement inspirée de Jackass, à ceci près que les défis proposés jouaient beaucoup plus sur l’humiliation que sur le danger : déculottages, vomissements et pets constituaient la matière première d’un programme qui devait permettre à TF1, pour la première fois de son histoire, d’arriver en tête des audiences sur le segment des adolescents et des jeunes adultes. Sa carrière devait ensuite être marquée par une totale fidélité à la chaîne, ainsi que par une druckerisation, équivalent télévisuel de la gentrification des quartiers urbains, qui devait culminer lors de son invitation à l’émission d’adieux de Michel Drucker, le jour de son quatre-vingtième anniversaire - un des moments majeurs de la télévision des années 2020. À son talk-show hebdomadaire, puis quotidien, se pressèrent bientôt hommes politiques de premier plan et grandes consciences - le plus difficile à convaincre fut Stéphane Bern, qui craignait la frilosité de son public du quatrième âge ; mais il vint lui aussi, et ce fut l’une des plus grandes joies de la carrière de Sarfati, qui avait bénéficié presque en même temps de la sortie de route de Cyril Hanouna. (…)
Sans jamais favoriser de manière trop ostensible le parti du président - cela aurait été contraire à son éthique d’animateur - Benjamin Sarfati faisait implicitement connaître ses positions politiques, ne serait-ce que par son choix des opposants les plus médiocres - il n’en manquait pas - lorsqu’il s’agissait d’organiser une confrontation avec un membre important du gouvernement ; il commença ainsi à se rapprocher des cercles les plus intimes du pouvoir. Il lui restait pas mal d’étapes à franchir avant d’envisager une candidature à la présidentielle, mais il s’employait à les franchir, nul ne le contestait plus à présent. Un moment décisif avait certainement été sa rencontre avec Solène Signal, présidente du cabinet de consulting Confluences, qui s’occupait depuis de sa communication.
Contrairement à la plupart de ses concurrents, Solène croyait peu à la nécessité d’occuper le terrain sur Internet. Internet, aimait-elle à dire, n’avait que deux utilités : télécharger du porno, insulter autrui sans risques ; seule une minorité de gens particulièrement haineux et vulgaires s’exprimait en réalité sur le Net. Internet constituait cependant une sorte de passage obligé d’un point de vue fictionnel, un élément nécessaire de la story ; mais il lui paraissait suffisant, et même préférable, de faire savoir qu’on était populaire sur le Net, sans que cela ne corresponde à aucune réalité. On pouvait annoncer sans crainte des chiffres de centaines de milliers, voire de millions de vues ; aucune vérification n’était envisageable.
La véritable innovation de Solène était la seconde étape, celle qui suivait immédiatement Internet, et qui, sous son influence, devint peu à peu incontournable, pour tous les cabinets de consulting, dans l’établissement d’une story moderne : celle des people intermédiaires (actrices prometteuses, chanteurs en devenir). Leur fonction, dans les médias auxquels ils avaient accès - hype le plus souvent, mais occasionnellement lourds - était de relayer inlassablement le même message concernant le candidat : humanité, proximité, empathie - mais aussi patriotisme, sérieux, attachement aux valeurs de la république. Cette étape, la plus importante selon elle, était aussi la plus longue, et de loin la plus coûteuse en temps comme en investissement individuel ; car il fallait bien rencontrer ces people intermédiaires, leur parler, sympathiser avec leurs ego aussi démesurés que lamentables. Benjamin, à cet égard, était particulièrement favorisé : sa position télévisuelle, l’incroyable audience de son talk en faisaient, pour les people intermédiaires, un interlocuteur indispensable. Ils pouvaient tout au plus envisager de légers différends avec lui ; mais se fâcher avec Benjamin, pour un people intermédiaire, n’était pas une option.
Sur la troisième étape, le troisième étage de la fusée, Solène n’apportait aucune innovation, ses contacts étaient exactement les mêmes que ceux de ses concurrents. Elle connaissait les mêmes sénateurs, les mêmes directeurs de cabinet, les mêmes journalistes des quotidiens de référence ; c’est au second stade surtout qu’elle entendait creuser l’écart (et, depuis quelque temps, Benjamin Sarfati était clairement passé au troisième) ; elle était chère évidemment, mais son cabinet était encore jeune, elle ne pouvait pas se permettre d’être hors de prix.
Sans jamais favoriser de manière trop ostensible le parti du président - cela aurait été contraire à son éthique d’animateur - Benjamin Sarfati faisait implicitement connaître ses positions politiques, ne serait-ce que par son choix des opposants les plus médiocres - il n’en manquait pas - lorsqu’il s’agissait d’organiser une confrontation avec un membre important du gouvernement ; il commença ainsi à se rapprocher des cercles les plus intimes du pouvoir. Il lui restait pas mal d’étapes à franchir avant d’envisager une candidature à la présidentielle, mais il s’employait à les franchir, nul ne le contestait plus à présent. Un moment décisif avait certainement été sa rencontre avec Solène Signal, présidente du cabinet de consulting Confluences, qui s’occupait depuis de sa communication.
Contrairement à la plupart de ses concurrents, Solène croyait peu à la nécessité d’occuper le terrain sur Internet. Internet, aimait-elle à dire, n’avait que deux utilités : télécharger du porno, insulter autrui sans risques ; seule une minorité de gens particulièrement haineux et vulgaires s’exprimait en réalité sur le Net. Internet constituait cependant une sorte de passage obligé d’un point de vue fictionnel, un élément nécessaire de la story ; mais il lui paraissait suffisant, et même préférable, de faire savoir qu’on était populaire sur le Net, sans que cela ne corresponde à aucune réalité. On pouvait annoncer sans crainte des chiffres de centaines de milliers, voire de millions de vues ; aucune vérification n’était envisageable.
La véritable innovation de Solène était la seconde étape, celle qui suivait immédiatement Internet, et qui, sous son influence, devint peu à peu incontournable, pour tous les cabinets de consulting, dans l’établissement d’une story moderne : celle des people intermédiaires (actrices prometteuses, chanteurs en devenir). Leur fonction, dans les médias auxquels ils avaient accès - hype le plus souvent, mais occasionnellement lourds - était de relayer inlassablement le même message concernant le candidat : humanité, proximité, empathie - mais aussi patriotisme, sérieux, attachement aux valeurs de la république. Cette étape, la plus importante selon elle, était aussi la plus longue, et de loin la plus coûteuse en temps comme en investissement individuel ; car il fallait bien rencontrer ces people intermédiaires, leur parler, sympathiser avec leurs ego aussi démesurés que lamentables. Benjamin, à cet égard, était particulièrement favorisé : sa position télévisuelle, l’incroyable audience de son talk en faisaient, pour les people intermédiaires, un interlocuteur indispensable. Ils pouvaient tout au plus envisager de légers différends avec lui ; mais se fâcher avec Benjamin, pour un people intermédiaire, n’était pas une option.
Sur la troisième étape, le troisième étage de la fusée, Solène n’apportait aucune innovation, ses contacts étaient exactement les mêmes que ceux de ses concurrents. Elle connaissait les mêmes sénateurs, les mêmes directeurs de cabinet, les mêmes journalistes des quotidiens de référence ; c’est au second stade surtout qu’elle entendait creuser l’écart (et, depuis quelque temps, Benjamin Sarfati était clairement passé au troisième) ; elle était chère évidemment, mais son cabinet était encore jeune, elle ne pouvait pas se permettre d’être hors de prix.
Les couples qui vont bien n’aiment pas, en général, se pencher sur le sort des couples qui vont mal, on dirait qu’ils éprouvent une espèce de crainte, comme si la mésentente conjugale était un état contagieux, comme s’ils étaient tétanisés par l’idée que tout couple marié, de nos jours, est presque nécessairement un couple en instance de divorce. À ce recul instinctif, animal, émouvante tentative de conjurer le sort commun de la séparation et de la mort solitaire, s’ajoute l’écrasante sensation de leur incompétence ; c’est un peu comme les non-cancéreux, ils ont toujours du mal à parler aux cancéreux, à trouver le ton juste.
Ce n’était pas grand-chose, les vignes, à cette époque de l’année : de médiocres entités tordues et noirâtres, plutôt laides, tentant de préserver leur essence au cours de la traversée de l’hiver, on n’imaginait nullement que de si vilaines petites choses puissent plus tard donner naissance à du vin, le monde était quand même bizarrement organisé, se dit Paul en circulant entre les ceps. Si Dieu existait vraiment, comme le pensait Cécile, il aurait pu donner davantage d’indications sur ses vues, Dieu était un très mauvais communicant, un tel degré d’amateurisme n’aurait pas été admis, dans un cadre professionnel.
Un net silence s’ensuivit ; Bruno se servit un verre de Pomerol. Donc, la configuration du monde se modifiait à l’heure actuelle, se dit Paul. En général la configuration du monde reste stable, les choses vont sur leur erre ; mais il arrive parfois, rarement, qu’un événement ait lieu. Il en va de même, songea-t-il de manière plus générale et plus vague, de la configuration des vies humaines. La vie humaine est constituée d’une succession de difficultés administratives et techniques, entrecoupée par des problèmes médicaux ; l’âge venant, les aspects médicaux prennent le dessus. La vie change alors de nature, et se met à ressembler à une course de haies : des examens médicaux de plus en plus fréquents et variés scrutent l’état de vos organes. Ils concluent que la situation est normale, ou du moins acceptable, jusqu’à ce que l’un d’entre eux rende un verdict différent. La vie change alors de nature une seconde fois, pour devenir un parcours plus ou moins long et douloureux vers la mort.
Dans le célèbre début de La Fille aux yeux d’or, où Balzac dépeint les humains comme mus par la quête du plaisir et de l’or, on peut s’étonner qu’il ait omis de parler de l’ambition, cette troisième passion, d’une nature tout à fait différente, à laquelle il était lui-même particulièrement soumis. Bruno par exemple n’avait jamais paru porté par un grand appétit de jouissance, de lucre encore moins ; mais ambitieux, oui, il l’était. On ne pouvait d’ailleurs pas très bien déterminer si l’ambition était une passion généreuse ou égoïste ; si elle correspondait au désir de laisser une trace positive dans l’histoire de l’humanité, ou à la simple vanité d’être compté parmi ceux ayant laissé une telle trace. En somme, Balzac avait un peu simplifié.
La vraie raison de l’euthanasie, en réalité, c’est que nous ne supportons plus les vieux, nous ne voulons même pas savoir qu’ils existent, c’est pour ça que nous les parquons dans des endroits spécialisés, hors de la vue des autres humains. La quasi-totalité des gens aujourd’hui considèrent que la valeur d’un être humain décroît au fur et à mesure que son âge augmente ; que la vie d’un jeune homme, et plus encore d’un enfant, a largement plus de valeur que celle d’une très vieille personne ; je suppose que vous serez également d’accord avec moi là-dessus ?
– Oui, tout à fait.
– Eh bien ça, c’est un retournement complet, une mutation anthropologique radicale. Bien sûr, du fait que le pourcentage de vieillards dans la population ne cesse d’augmenter, c’est assez malencontreux. Mais il y a autre chose, de beaucoup plus grave. » Il se tut à nouveau, réfléchit encore une à deux minutes.
« Dans toutes les civilisations antérieures, dit-il finalement, ce qui déterminait l’estime, voire l’admiration qu on pouvait porter à un homme, ce qui permettait de juger de sa valeur, c était la manière dont il s’était effectivement comporté tout au long de sa vie ; même l’honorabilité bourgeoise n’était accordée que de confiance, à titre provisoire ; il fallait ensuite, par toute une vie d’honnêteté, la mériter. En accordant plus de valeur à la vie d’un enfant - alors que nous ne savons nullement ce qu’il va devenir, s’il sera intelligent ou stupide, un génie, un criminel ou un saint - nous dénions toute valeur à nos actions réelles. Nos actes héroïques ou généreux, tout ce que nous avons réussi à accomplir, nos réalisations, nos œuvres, rien de tout cela n’a plus le moindre prix aux yeux du monde - et, très vite, n’en a pas davantage à nos propres yeux. Nous ôtons ainsi toute motivation et tout sens à la vie ; c est, très exactement, ce que l’on appelle le nihilisme. Dévaluer le passé et le présent au profit du devenir, dévaluer le réel pour lui préférer une virtualité située dans un futur vague, ce sont des symptômes du nihilisme européen bien plus décisifs que tous ceux que Nietzsche a pu relever - enfin maintenant il faudrait parler du nihilisme occidental, voire du nihilisme moderne, je ne suis pas du tout certain que les pays asiatiques soient épargnés à moyen terme. Il est vrai que Nietzsche ne pouvait pas repérer le phénomène, il ne s’est manifesté que largement après sa mort. Alors non, en effet, je ne suis pas chrétien ; j ai même tendance à considérer que c est avec le christianisme que ça a commencé, cette tendance à se résigner au monde présent, aussi insupportable soit-il, dans l’attente d’un sauveur et d’un avenir hypothétique ; le péché originel du christianisme, à mes yeux, c’est l’espérance. »
– Oui, tout à fait.
– Eh bien ça, c’est un retournement complet, une mutation anthropologique radicale. Bien sûr, du fait que le pourcentage de vieillards dans la population ne cesse d’augmenter, c’est assez malencontreux. Mais il y a autre chose, de beaucoup plus grave. » Il se tut à nouveau, réfléchit encore une à deux minutes.
« Dans toutes les civilisations antérieures, dit-il finalement, ce qui déterminait l’estime, voire l’admiration qu on pouvait porter à un homme, ce qui permettait de juger de sa valeur, c était la manière dont il s’était effectivement comporté tout au long de sa vie ; même l’honorabilité bourgeoise n’était accordée que de confiance, à titre provisoire ; il fallait ensuite, par toute une vie d’honnêteté, la mériter. En accordant plus de valeur à la vie d’un enfant - alors que nous ne savons nullement ce qu’il va devenir, s’il sera intelligent ou stupide, un génie, un criminel ou un saint - nous dénions toute valeur à nos actions réelles. Nos actes héroïques ou généreux, tout ce que nous avons réussi à accomplir, nos réalisations, nos œuvres, rien de tout cela n’a plus le moindre prix aux yeux du monde - et, très vite, n’en a pas davantage à nos propres yeux. Nous ôtons ainsi toute motivation et tout sens à la vie ; c est, très exactement, ce que l’on appelle le nihilisme. Dévaluer le passé et le présent au profit du devenir, dévaluer le réel pour lui préférer une virtualité située dans un futur vague, ce sont des symptômes du nihilisme européen bien plus décisifs que tous ceux que Nietzsche a pu relever - enfin maintenant il faudrait parler du nihilisme occidental, voire du nihilisme moderne, je ne suis pas du tout certain que les pays asiatiques soient épargnés à moyen terme. Il est vrai que Nietzsche ne pouvait pas repérer le phénomène, il ne s’est manifesté que largement après sa mort. Alors non, en effet, je ne suis pas chrétien ; j ai même tendance à considérer que c est avec le christianisme que ça a commencé, cette tendance à se résigner au monde présent, aussi insupportable soit-il, dans l’attente d’un sauveur et d’un avenir hypothétique ; le péché originel du christianisme, à mes yeux, c’est l’espérance. »
Le philosophe René Girard est connu pour sa théorie du désir mimétique, ou désir triangulaire, selon laquelle on désire ce que les autres désirent, et par imitation. Amusante sur le papier, cette théorie est en réalité fausse. Les gens sont à peu près indifférents aux désirs d’autrui, et s’ils sont unanimes à désirer les mêmes choses et les mêmes êtres, c’est simplement parce que ceux-ci sont objectivement désirables. De même, le fait qu’une autre femme désire Aurélien ne conduisait nullement Indy à le désirer à son tour. Elle était par contre furieuse, et presque folle de rage, à l’idée qu’Aurélien désire une autre femme et ne la désire pas, elle ; les stimulations narcissiques basées sur la compétition et sur la haine avaient depuis longtemps, et peut-être depuis toujours, pris le pas en elle sur les stimulations sexuelles ; et elles sont, dans leur principe, illimitées.
Les chrétiens ont du mal en général, avec l’absurde, ça n’entre pas vraiment dans leurs catégories. Dans la vision chrétienne du monde Dieu prend les événements en main, parfois le monde semble temporairement abandonné au pouvoir de Satan, mais dans tous les cas les choses ont un sens fort ; et le christianisme a été conçu pour des êtres forts, au vouloir nettement marqué, parfois orienté vers la vertu, parfois malheureusement vers le péché. Quand les créatures de Dieu tombent sous l’emprise du péché, alors la miséricorde peut intervenir. Il se souvint soudain d’un verset de Claudel qui l’avait frappé quand il avait quinze ans : « Je sais que là où le péché abonde, là votre miséricorde surabonde. » Le mot de surabonder était assez laid, il n’y avait bien que dans un poème de Claudel qu’on pouvait trouver des mots pareils, heureusement il se rattrapait avec le verset suivant : « Il faut prier, car c’est l’heure du Prince du monde. » Mais ces mots, devait-on les entendre au sens littéral ? La miséricorde devait-elle être considérée comme une conséquence du péché ? Et le péché n’avait-il été autorisé que pour permettre la surrection de la grâce, et partant de la miséricorde ? (...°
Le déterminisme, pas davantage que l’absurde, ne fait réellement partie des catégories chrétiennes ; les deux sont d’ailleurs liés, un monde intégralement déterministe apparaît toujours plus ou moins absurde, non seulement à un chrétien, mais à un homme en général.
Lorsqu il songeait à ces questions dans sa jeunesse, Dieu tel qu’il se l’imaginait s’accommodait parfaitement du déterminisme, puisque c était lui qui en avait créé les lois, et c était certainement à son avis quelqu un comme Isaac Newton qui s’était approché au plus près de la nature divine. Ou peut-être David Hilbert, mais c était moins sûr, les mathématiques pouvaient parfaitement se passer du monde pour exister, devait-on considérer David Hilbert comme une sorte de collègue de Dieu ? À vrai dire il n’avait jamais consacré énormément d’efforts intellectuels à ces questions, y compris pendant sa jeunesse, sans doute même y avait-il uniquement pensé pendant son année de terminale, la seule de sa scolarité qui prévoyait une « initiation aux grands textes philosophiques ». Son intérêt pour la philosophie avait donc commencé à l’âge de dix-sept ans et trois mois, pour prendre fin à dix-huit ans tout ronds.
Le déterminisme, pas davantage que l’absurde, ne fait réellement partie des catégories chrétiennes ; les deux sont d’ailleurs liés, un monde intégralement déterministe apparaît toujours plus ou moins absurde, non seulement à un chrétien, mais à un homme en général.
Lorsqu il songeait à ces questions dans sa jeunesse, Dieu tel qu’il se l’imaginait s’accommodait parfaitement du déterminisme, puisque c était lui qui en avait créé les lois, et c était certainement à son avis quelqu un comme Isaac Newton qui s’était approché au plus près de la nature divine. Ou peut-être David Hilbert, mais c était moins sûr, les mathématiques pouvaient parfaitement se passer du monde pour exister, devait-on considérer David Hilbert comme une sorte de collègue de Dieu ? À vrai dire il n’avait jamais consacré énormément d’efforts intellectuels à ces questions, y compris pendant sa jeunesse, sans doute même y avait-il uniquement pensé pendant son année de terminale, la seule de sa scolarité qui prévoyait une « initiation aux grands textes philosophiques ». Son intérêt pour la philosophie avait donc commencé à l’âge de dix-sept ans et trois mois, pour prendre fin à dix-huit ans tout ronds.
Paul se souvenait encore du jour où son dentiste lui avait annoncé son départ à la retraite. À l’époque il n’avait pas encore rencontré Bruno, ses relations avec Prudence étaient inexistantes, sa solitude était presque absolue. Lorsque le vieil homme lui avait annoncé qu’il cessait son activité, il avait été envahi par une vague de tristesse disproportionnée, affreuse, il avait failli fondre en larmes à l’idée qu’ils allaient mourir sans se revoir, alors qu’ils n’avaient jamais été particulièrement proches, que leurs relations n’avaient jamais dépassé celles d’un praticien et de son patient, il ne se souvenait même pas qu’ils aient eu de véritable conversation, qu’ils aient abordé ensemble des sujets non-dentaires. Ce qu’il ne supportait pas, il s’en était rendu compte avec inquiétude, c était l’impermanence en elle-même ; c était l’idée qu’une chose, quelle qu’elle soit, se termine ; ce qu’il ne supportait pas, ce n’était rien d’autre qu’une des conditions essentielles de la vie.
La cérémonie d’hommage eut lieu mercredi, le surlendemain ; aucun chef d’État n’avait fait défaut, et elle fut retransmise par l’ensemble des chaînes info. Sans surprises, le commentateur avait décidé d’axer sa péroraison sur la dignité, ça faisait déjà pas mal d’années que la dignité avait le vent en poupe, mais cette fois de l’avis général le président avait envoyé du bois, son niveau de dignité avait été tout à fait exceptionnel. Au bout de quelques minutes, Paul coupa le son. Quand des gens manifestement en désaccord sur tous les points se retrouvent pour célébrer certains mots, et le mot de « dignité » en était un parfait exemple, c’est que ces mots ont perdu toute signification, se dit Paul.
Il n’avait pourtant pas tellement été heureux dans ces bureaux, du moins avant sa rencontre avec Bruno, mais ce n’est pas le fait d’avoir été heureux dans un endroit qui vous rend douloureuse la perspective de le quitter, c’est simplement le fait de le quitter, de laisser derrière soi une partie de sa vie, aussi morne ou même aussi déplaisante qu’elle ait pu être, de la voir s’effondrer dans le néant ; en d’autres termes, c’est le fait de vieillir.
On communique toujours, plus ou moins, à l’intérieur d’une même tranche d’âge ; les gens qui appartiennent à une tranche d’âge différente, et qui ne vous sont par ailleurs pas apparentés par un lien familial direct, les milliards d’êtres humains qui partagent avec vous cette planète, n’ont pas d’existence réelle à vos yeux.
Au fond, avait finalement dit Bruno à Paul, le président a une conviction politique, et une seule. Elle est exactement la même que celle de tous ses prédécesseurs, et peut se résumer en une phrase : “Je suis fait pour être président de la république.” Sur tout le reste, les décisions à prendre, l’orientation de l’action publique, il est prêt à peu près à n’importe quoi, pourvu que ça lui paraisse aller dans le sens de ses intérêts politiques.
L’amour des parents pour leurs enfants est attesté, c’est une sorte de phénomène naturel, surtout chez les femmes ; mais les enfants ne répondent jamais à cet amour et n’en sont jamais dignes, l’amour des enfants pour leurs parents est absolument contre nature. Si par malheur ils avaient eu un enfant, se dit Paul, aucune chance de se retrouver avec Prudence ne leur aurait jamais été accordée. Dès qu’il atteint les rivages de l’adolescence, la première tâche que s’assigne l’enfant est de détruire le couple formé par ses parents, et en particulier de le détruire sur le plan sexuel ; l’enfant ne supporte en aucun cas que ses parents aient une activité sexuelle, et surtout pas entre eux, il considère avec logique que du moment qu’il est né cette activité n’a plus aucune raison d’être, et qu’elle ne constitue plus qu’un vice écœurant de vieillards. Ce n’est pas exactement ce que Freud avait enseigné ; mais Freud, de toute façon, n’y avait pas compris grand-chose. Après avoir détruit ses parents en tant que couple, l’enfant s’emploie à les détruire à titre individuel, sa principale préoccupation étant d’attendre qu’ils soient morts pour toucher l’héritage, comme l’établit clairement la littérature réaliste française du XIXe siècle. Encore peut-on s’estimer heureux quand ils ne s’emploient pas à hâter l’échéance, comme chez Maupassant qui n’inventait rien, les paysans normands il les connaissait mieux que personne. Enfin c’est comme ça que ça se passe, en général, avec les enfants.
C’est au fond tout récemment que les codes de politesse en vigueur dans le milieu de Paul avaient inclus l'obligation de dissimuler sa propre agonie. C'était d'abord la maladie en général qui était devenue obscène, le phénomène s’était répandu en Occident dès les années 1950, d’abord dans les pays anglo-saxons ; toute maladie, en un sens, était maintenant une maladie honteuse, et les maladies mortelles étaient naturellement les plus honteuses de toutes. Quant à la mort elle était l’indécence suprême, on convint vite de la dissimuler autant que possible. Les cérémonies funéraires se raccourcirent - l’innovation technique de l’incinération permit d’accélérer sensiblement les procédures, et dès les années 1980 les choses étaient à peu près pliées. Beaucoup plus récemment on avait entrepris, dans les couches les plus éclairées et les plus progressistes de la société, d’escamoter également l’agonie. C était devenu inévitable, les mourants avaient déçu l’espoir qu’on plaçait en eux, ils avaient souvent rechigné à envisager leur trépas comme l’occasion d’une méga teuf, des épisodes déplaisants s’étaient produits. Dans ces conditions, les couches les plus éclairées et les plus progressistes de la société étaient convenues de passer l’hospitalisation sous silence, la mission des conjoints ou à défaut des parents les plus proches étant de la présenter comme une période de vacances. Dans le cas où elle se prolongerait, la fiction déjà plus hasardeuse d’une année sabbatique avait parfois été utilisée par certains, mais elle n’était guère crédible en dehors des milieux universitaires, et de toute façon elle n’était plus que rarement nécessaire, les hospitalisations prolongées étaient devenues l’exception, la décision d’euthanasie était généralement prise en quelques semaines, voire en quelques jours. La dispersion des cendres était opérée anonymement, par un membre de la famille quand il s’en trouvait, sinon par un jeune clerc de l’étude notariale. Cette mort solitaire, plus solitaire qu’elle ne l’avait jamais été depuis les débuts de l’histoire humaine, avait récemment été célébrée par les auteurs de différents ouvrages de développement personnel, les mêmes qui encensaient le dalaï-lama il y a quelques années, et qui avaient pris plus récemment le virage de l’écologie fondamentale. Ils y voyaient le retour bienvenu à une certaine forme de sagesse animale. Ce n’étaient pas seulement les oiseaux qui se cachaient pour mourir, selon le titre francisé du célèbre best-seller d’une auteure australienne, qui avait par ailleurs donné lieu à une série télévisée encore plus célèbre et plus rémunératrice ; la grande majorité des animaux, et même lorsqu’ils appartenaient à une espèce au plus haut point sociale, comme les loups ou les éléphants, éprouvaient lorsqu’ils sentaient la mort venir le besoin de s’écarter du groupe ; ainsi parlait la voix de la nature dans sa sagesse immémoriale, soulignaient les auteurs de différents ouvrages de développement personnel.
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