mardi 26 avril 2022

[Altan, Ahmet] Madame Hayat

 





J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Madame Hayat

Auteur : Ahmet ALTAN

Traducteur : Julien LAPEYRE DE CABANES

Parution : en français (Actes Sud) en 2021

Pages : 240

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :    

Fazil, le jeune narrateur de ce livre, part faire des études de lettres loin de chez lui. Devenu boursier après le décès de son père, il loue une chambre dans une modeste pension, un lieu fané où se côtoient des êtres inoubliables à la gravité poétique, qui tentent de passer entre les mailles du filet d’une ville habitée de présences menaçantes.
Au quotidien, Fazil gagne sa vie en tant que figurant dans une émission de télévision, et c’est en ces lieux de fictions qu’il remarque une femme voluptueuse, vif-argent, qui pourrait être sa mère. Parenthèse exaltante, Fazil tombe éperdument amoureux de cette Madame Hayat qui l’entraîne comme au-delà de lui-même. Quelques jours plus tard, il fait la connaissance de la jeune Sila. Double bonheur, double initiation, double regard sur la magie d’une vie.
L’analyse tout en finesse du sentiment amoureux trouve en ce livre de singuliers échos. Le personnage de Madame Hayat, solaire, et celui de Fazil, plus littéraire, plus engagé, convoquent les subtiles métaphores d’une aspiration à la liberté absolue dans un pays qui se referme autour d’eux sans jamais les atteindre.
Pour celui qui se souvient que ce livre a été écrit en prison, l’émotion est profonde.

Prix Femina Étranger 2021.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Ahmet Altan, né en 1950, est un des journalistes les plus renommés de Turquie. Son œuvre de romancier, qui a par ailleurs connu un grand succès, est traduite en plusieurs langues. Après Comme une blessure de sabre (Actes Sud, 2000) et L'Amour au temps des révoltes (Actes Sud, 2008), ses textes de prison intitulés Je ne reverrai plus le monde ont paru en 2019. Ce livre a été couronné par le prix André Malraux 2019.

Accusé pour implication présumée dans le putsch manqué du 15 juillet 2016, Ahmet Altan a été emprisonné plus de quatre ans à Istanbul avant d'être libéré (avril 2021) sur ordre de la Cour de cassation de Turquie.

 

Avis :

Lorsque son père meurt ruiné, Fazil plonge dans la précarité. Il trouve à se loger dans un quartier populaire, et tâche de financer ses études littéraires en faisant de la figuration pour une chaîne de télévision. Tandis que la peur monte dans le pays sous la pression croissante de la violence et de l’arbitraire d’un totalitarisme religieux, le jeune homme cherche un sens à sa vie, à la croisée de sa passion pour la littérature et de son amour pour deux femmes aux antipodes l’une de l’autre. Sila est une étudiante de son âge, déterminée à partir chercher la liberté à l’étranger. Madame Hayat est une femme mûre et sensuelle, que rien ne semble pouvoir empêcher de rester elle-même, flamboyante et insaisissable.

Rédigé pendant les années d’incarcération politique d’Ahmet Altan, libéré en avril dernier, le roman file la métaphore pour un incoercible chant à la liberté. Sur l’arrière-plan d’un pays sombrant dans la terreur et l’oppression, qui, s’il n’est jamais nommé, semble pointer un futur proche en Turquie, l’apprentissage du jeune Fazil est l’occasion pour l’auteur de partager ses déchirements et ses réflexions sur la meilleure manière de rester libre. Si, à travers Sila, se profile sa passion pour cet incomparable vecteur de liberté qu’est la littérature, avec la tentation de partir la cultiver à loisir dans la fuite et dans l’exil, c’est une autre forme d’irréductible indépendance, celle qui vous vient de choix assumés sans concession, quoi qu’ils coûtent, parce qu’ils sont les plus en accord avec vous-même, qu’incarne Madame Hayat.

Cette femme, dont le nom signifie « la vie » en turc, apprend au jeune homme que l’on ne peut vivre pleinement et librement qu’en oubliant passé et avenir pour se concentrer, sans remord ni crainte, sur l’instant présent. Rien à perdre, pas de « peur d’avoir peur », juste l’évidence présente : une philosophie de vie dont on conçoit aisément à quel point elle peut façonner les choix de l’auteur dans la poursuite sans exil de son oeuvre, malgré la coercition. C’est exactement celle qui guide les irréductibles combattantes de la liberté kurdes face à Daech, dans S’il n’en reste qu’une de Patrice Franceschi...

Comment ne pas être à nouveau impressionné par cette dernière parution de l’auteur ? Plus encore qu’un formidable hommage à la littérature et à ses pouvoirs d’émancipation, c’est cette fois, face à l’oppression directement subie, une ardente déclaration d’amour à la liberté que nous livre l’irréductible plume, toujours aussi élégante et éclairée, d’Ahmet Altan. (4/5)

 

 

Citations :

À l’époque, j’ignorais encore que la vie est littéralement la proie du hasard et qu’un mot, une suggestion, ou rien qu’une carte de visite, dénués de volonté propre, par le minuscule mouvement qu’ils lui impriment, suffisent à la faire changer du tout au tout.


Ma mère avait l’habitude de dire que “comme les Blancs qui ne comprennent pas comment les Asiatiques aux yeux bridés arrivent à se reconnaître entre eux, les jeunes ne voient plus de différences entre les gens qui ont passé un certain âge”. 


En arrivant près de chez moi, je croisai un groupe d’hommes inquiétant. Costauds, barbus, armés de bâtons. J’avais entendu parler d’eux. S’ils ne s’attaquaient pas directement aux restaurants, ils attendaient que les clients sortent pour les coincer dans une ruelle déserte et les bastonner. Il y avait peu, ils avaient pris d’assaut une exposition de peinture, en plein jour, frappé les gens et détruit tous les tableaux aux cris de : “Pas d’alcool chez nous !” Les divertissements de toutes sortes, et quiconque ne leur ressemblait pas, récoltaient leur haine.


La pauvreté m’avait enlevé beaucoup de choses en un rien de temps, c’était bien plus que de l’argent que j’avais perdu. Je ressemblais à un bébé tortue à qui on a retiré sa carapace : vulnérable, désorienté, privé de toute protection. Je ressentais le moindre coup de vent, de chaleur, de froid, les rugosités de la plus petite pierre, la douceur de l’herbe même, comme une secousse ébranlant tout mon corps, un changement radical qui me bouleversait l’âme, et au moindre changement, je tremblais comme une feuille. Jamais je n’aurais imaginé que ma vieille carapace, si épaisse et si chaude, aurait pu être à ce point fracassée. Et de me découvrir être si peu de chose, une fois l’argent retiré, cela me faisait honte.
 
 
— La police est venue chez nous en pleine nuit, dit-elle.              
Son père était le patron d’une holding importante, ils habitaient dans une villa entourée d’un bocage. (...)         
L’un des actionnaires minoritaires de l’entreprise de son père, qui détenait à peine deux à trois pour cent du capital, avait été arrêté pour “préparation d’un complot contre le gouvernement”. Ils s’étaient servis de lui comme prétexte pour saisir toutes les entreprises du père.              
— C’est possible de faire ça ? lui demandai-je.            
— Aujourd’hui oui, c’est possible.              
Il y eut un moment de silence, nous marchions toujours.              
— Ils ont fouillé notre maison pendant quatre heures, puis ils nous ont dit qu’on devait partir sans délai. Une valise chacun, c’est tout ce qu’ils nous ont autorisé à emporter. Ils nous ont chassés de chez nous en pleine nuit. En sortant ils ont encore fouillé la valise de ma mère et mon sac. Ils ont pris nos cartes de crédit, ce qui n’avait d’ailleurs plus d’importance puisqu’ils avaient déjà saisi tout notre argent à la banque. (…)
— Nous avons quitté la maison en pleine nuit, juste avec une valise. Mon père a essayé de s’opposer, mais les policiers lui ont dit : n’en rajoute pas, sinon on vous coffre tous. Ils lui ont interdit d’appeler ses avocats. Ils ont même confisqué son téléphone et celui de ma mère, mais ils m’ont laissé le mien… Il y a un petit parc près de chez nous, c’est là que nous nous sommes réfugiés.


C’était mon père qui avait raison, nous le savions, et de fait, personne ne nous a tendu la main… Les riches sont des trouillards, tu sais, et plus ils sont riches, plus ils ont peur. Mais il faut tomber dans la pauvreté pour s’en rendre compte, quand on est riche cette peur-là paraît absolument naturelle…
 
 
Dès le premier cours, elle avait annoncé la couleur : “La littérature ne s’apprend pas. Je ne vous enseignerai donc pas la littérature. Je vous enseignerai plutôt quelque chose sans quoi la littérature n’existe pas : le courage, le courage littéraire. Ne vous contentez pas de répéter ce que d’autres ont déjà dit. Ce n’est pas ainsi qu’on travaille. Soyez courageux. La littérature a besoin du courage, et c’est le courage qui distingue les grands écrivains des autres. Voilà ce que vous apprendrez dans cette classe : le courage littéraire.” 


La littérature était plus réelle et plus passionnante que la vie. Elle n’était pas plus sûre, sans doute même plus dangereuse, et si certaines biographies d’auteurs m’avaient appris que l’écriture est une maladie qui entame parfois sérieusement l’existence, la littérature continuait de me paraître plus honnête que celle-là. “La littérature est un télescope braqué sur les immensités de l’âme humaine”, avait dit notre professeur d’histoire littéraire, monsieur Kaan. Et je le réentendais ajouter de sa voix caverneuse : “À travers ce télescope, vous voyez de l’homme les scintillantes étoiles aussi bien que les trous noirs. »


La question semblait surgir sous mes yeux tel un panneau publicitaire géant au coin d’une rue. J’étais pris par surprise. La question était-elle si effrayante ? “Suis-je libre ?” C’était la réponse, plus que la question, qui m’effrayait : “Non, je ne suis pas libre.” Une autre question, plus cruelle encore, se posait alors : “Serai-je jamais libre ?”              
Chacune de ces interrogations me faisait comprendre que je n’étais moi-même qu’un minuscule élément à l’intérieur de ma propre existence, un élément qui ne suffisait pas à la remplir, et n’allait nulle part. J’étais ballotté au gré des événements, indépendamment de ma volonté. Et la force me manquait pour diriger le cours de ma vie, soit qu’il s’agisse de plier, soit qu’il faille se révolter. Je n’étais rien, mon existence n’avait aucun poids.             
Comment se faisait-il que cette vérité ne m’ait encore jamais traversé l’esprit ? Comment était-ce possible que j’aie vécu jusque-là sans me poser ces questions ? Et si madame Nermin avait parlé ainsi de la liberté un an plus tôt, l’aurais-je écouté ? Aurais-je été ébranlé comme je l’étais, ou bien l’argent que j’avais alors m’aurait-il préservé ? Est-ce que tous les autres hommes se posent ces questions-là, ou bien fallait-il avoir sombré comme moi dans un abîme qui paraissait sans fond pour enfin se les poser ? Ne comprend-on le sens de la liberté que lorsqu’on a touché le fond ? Et que faire maintenant ? Qu’allais-je faire ? Comment pourrais-je vivre à présent que j’avais découvert la vérité de mon impuissance existentielle ?


J’ignorais alors qu’entrer dans la vie de quelqu’un, c’était comme pénétrer dans un labyrinthe souterrain, un lieu hanté de magie dont on ne pouvait sortir identique à la personne qu’on était avant de s’y engouffrer. Je croyais encore en la possibilité de traverser l’existence comme un personnage de roman, envoûté peut-être, mais certain de pouvoir sortir du cercle de mes émotions dès que l’envie m’en prendrait.
 
 
— C’est l’argent de cent jours de travail que vous venez de mettre dans cette lampe, lui dis-je dès que nous fûmes dehors, la lampe soigneusement emballée entre mes mains.
Je lui disais toujours “vous” quand nous n’étions pas chez elle.             
— Et dans quoi devrais-je mettre l’argent de cent jours de travail ?             
— Je ne sais pas… Ça me semble juste un peu irresponsable.             
— Irresponsable vis-à-vis de qui ?             
— De vous-même…             
— Et en quoi consiste ma responsabilité vis-à-vis de moi-même ?             
— À assurer votre sécurité matérielle.             
— C’est tout ?             
— C’est au moins ça.             
— C’est ce qu’on t’a appris ?             
— Oui.             
— Bien.             
Elle se tut. Sa façon de fuir la discussion m’insupportait, je renchéris :             
— J’ai raison, non ?             
— Peut-être pas.             
— Et pourquoi donc ?             
— Alors je suis responsable de moi-même, tu dis ?              
— Oui.             
Elle me regarda et se mit à rire.             
— Peut-être que non, je ne suis pas responsable comme tu l’entends. Peut-être que la seule responsabilité que j’aie envers moi-même est de me rendre heureuse. Comme à l’instant, ce que tu essaies de ruiner…             
— Une lampe vous rend heureuse ?             
— Oui. Très heureuse, même.             
— Et si demain vous aviez besoin de cet argent ?
— Et si demain je n’avais pas besoin de cet argent ?             
— Vous seriez quand même plus tranquille.             
— Et si être heureuse m’intéresse plus que d’être tranquille…             
J’avais conscience de tenir le rôle de l’imbécile, et têtu avec ça, mais trop tard, je ne voulais plus reculer.             
— Vous pourriez le regretter dès demain.             
— Si je ne l’avais pas achetée, j’aurais eu des regrets dès aujourd’hui.
 
 
Je découvrais au fil des jours des sentiments nouveaux, des pensées nouvelles, une autre perception du temps, une autre façon de vivre. Le temps changeait de nature dès que je la touchais, l’existence se défaisait de la gangue du temps, celle-ci comme éventrée par un couteau tranchant, dépouillée du passé et de l’avenir, révélant tel le cœur d’un fruit succulent l’instant nu que nous vivions. D’ordinaire écrasé sous les lourdes ailes du passé et du futur, et jamais véritablement vécu à cause des nécessités qu’on sent peser sur lui, le “moment présent”, ce noyau du temps qui passe, s’affranchissait du passé comme de l’avenir pour devenir la mesure infinie de l’existence. Les souvenirs d’hier disparaissaient avec les inquiétudes du lendemain, la vie tout entière ne formait plus qu’un seul et immarcescible “présent”. Un présent qui s’étirait sans aucune coupure, plein de désinvolture joyeuse, de plaisanteries, de tendre sérénité et de volupté infatigable. Il n’y avait plus ni passé ni futur quand je sentais son corps contre le mien, mais l’instant unique, tout empli de sa présence, qui seul nous rattachait à la vie.             
Telle était l’immense liberté que j’éprouvais en m’affranchissant des bornes du temps. Madame Hayat était libre. Sans compromis ni révolte, libre seulement par désintérêt, par quiétude, et à chacun de nos frôlements, sa liberté devenait la mienne.


— Les flics ont débarqué ce matin, ils ont arrêté deux gamins du premier.             
— Pourquoi ?            
— Ils avaient partagé un texte sur Facebook.            
— C’est un crime ça ?            
Celui que tout le monde appelait le Poète avait entendu ma question ; il se leva brusquement et siffla entre ses dents :            
— Faire une blague sur le gouvernement est devenu un crime. Dorénavant, interdit de blaguer.            
— Tu es sérieux ? demandai-je.            
— C’est eux qui sont sérieux.


Marchant cette fois entre les rangées, il continua d’une voix triste, comme si quelque chose dans son discours ou dans ses élèves le chagrinait :             
— Le fond de toute littérature, c’est l’être humain… Les émotions, les affects, les sentiments humains. Et le produit commun à tous ces sentiments, c’est le désir de possession. Quand vous voulez posséder quelqu’un, vous rendre maître de son cœur et de son âme, c’est l’amour. Quand vous voulez posséder le corps de quelqu’un, c’est le désir, la volupté. Quand vous voulez faire peur aux gens et les contraindre à vous obéir, c’est le pouvoir. Quand c’est l’argent que vous désirez plus que tout, c’est l’avidité. Enfin, quand vous voulez l’immortalité, la vie après la mort, c’est la foi. La littérature, en vérité, se nourrit de ces cinq grandes passions humaines dont l’unique et commune source est le désir de possession, et elle ne traite pas d’autre chose. Tel est le fond.            
Il s’arrêta pour regarder la salle.             
— Comment changerez-vous ce fond-là ? Telle est la question.
 
 
Quand on a de l’argent, on le dépense, quand on n’en a pas, on s’en passe. En ce sens, vouloir vivre richement quand on est sans le sou est aussi stupide que de vivre pauvrement quand on a de l’argent. Le jour où on n’en a plus, alors on se creuse la tête. Pour l’instant j’en ai, j’en profite.             
— N’est-ce pas trop tard de se creuser la tête quand on n’a plus rien ? Le calcul, ça existe.             
Nous étions arrivés devant son immeuble. Elle me regardait avec un sourire moqueur.
— Tu veux que j’aie peur, c’est ça ?             
— Oui.             
— Et pourquoi ?             
— Ça ne fait pas de mal d’avoir un peu peur.             
Elle reprit son sérieux.             
— La peur est toujours mauvaise.             
Puis elle sourit de nouveau :             
— N’aie pas peur, Marc Antoine… Il ne faut avoir peur de rien dans la vie… La vie ne sert à rien d’autre qu’à être vécue. La stupidité, c’est d’économiser sur l’existence, en repoussant les plaisirs au lendemain, comme les avares. Car la vie ne s’économise pas… Si tu ne la dépenses pas, elle le fera d’elle-même, et elle s’épuisera.


La nature ne s’intéresse pas à l’identité de ceux qui naissent, ce qui lui importe c’est la continuité des naissances. La vie commence par hasard, et elle se poursuit dans le hasard.
 
 
— La critique est l’une des branches les plus importantes de la littérature. Vous ne devez jamais oublier qu’elle lui appartient de plein droit, la valeur littéraire d’une critique dépendant alors soit de celle de l’œuvre qu’elle critique, soit du mérite que retire cette œuvre à être critiquée.             
Elle fit une pause, toisa un instant l’assistance, puis reprit :             
— Je ne sais pas s’il y a dans cette classe de futurs écrivains, mais un ou deux critiques en devenir, assurément. Et s’il y a parmi vous des imbéciles qui penseraient qu’être critique est plus facile qu’être écrivain, et choisiraient ainsi la première option par facilité, je leur déconseille tout de suite de se lancer dans la carrière. Car il est plus dur de trouver un bon critique qu’un bon écrivain. (…)
— N’oubliez pas non plus ceci : que la critique n’est pas un snobisme. Ce n’est pas une compétition narcissique à qui aura compris le livre auquel personne n’a rien compris. Ce n’est pas un métier qui consiste à humilier le lecteur. Les critiques du vingtième siècle, en portant systématiquement aux nues des livres qui tombaient des mains de leurs lecteurs, ont ouvert le champ littéraire à l’incompréhension, à l’ennui, au manque de goût, dans des proportions faramineuses… Borges donnait des cours sur le Finnegans Wake de Joyce, qu’il n’avait jamais réussi à finir… Ne donnez pas de cours sur des livres qui vous tombent des mains, n’écrivez jamais d’article sur des œuvres que vous n’avez pas pu lire jusqu’au bout. On reconnaît un bon livre à de nombreux critères, plus ou moins évidents, du reste, mais le premier d’entre eux est tout de même de pouvoir le lire en entier sans s’ennuyer. Si vous n’avez pas réussi à finir le Finnegans Wake, c’est donc que c’est pour vous un mauvais livre… Un autre l’aura lu en entier, et dira que c’est un bon livre. Ce que j’appelle snobisme est précisément cette attitude qui consiste à encenser un livre que personne ne lit, et de faire de cette illisibilité partout attestée une valeur en soi.


Pourquoi enterre-t-on tous les morts au même endroit, pensai-je alors, pourquoi les sépare-t-on aussi radicalement des vivants ? Ils ont tous vécu, pourtant. Le cliché était tellement rebattu qu’il en devenait comique. Quant au hasard, c’était l’alignement de tous ces corps côte à côte. Eux ne savaient pas à côté de qui ils gisaient. Jetés hors du temps qu’ils avaient vécu entourés de ceux qu’ils aimaient, voilà qu’ils se retrouvaient au milieu de milliers de gens qu’ils ne connaissaient pas, et pour un temps autrement plus long. Et leurs cadavres rassemblés donneraient vie aux mêmes arbres, aux mêmes insectes, aux mêmes fleurs. L’espace d’une seconde, j’imaginai tous les morts sortir de leurs tombes et se lever, des milliers de morts qui se regarderaient d’un air étonné, cherchant sans doute à cacher leur nudité, une nudité qui les effraieraient plus que la mort. Être morts ne leur ferait rien. Sans doute que la mort est devenue un cliché qui ne mérite même plus qu’on en parle, tout le monde croit savoir ce que c’est. Et l’on ne voit pas à quel point il est étrange de croire connaître quelque chose que par définition, on ne peut qu’ignorer.
 
 
— Pourquoi je continue avec la revue ?             
— Exactement.             
— Comment je pourrais baisser les bras, maintenant que j’ai découvert ce qu’ils infligent à nos concitoyens, et alors même que je le sais de mieux en mieux ?         
— Mais…             
— Pas de mais. C’est comme ça. Quand tu as vu les choses en face une fois, tu ne peux plus fermer les yeux, c’est fini. Ça explique d’ailleurs pourquoi les gens préfèrent rester aveugles…


J’étais pétrifié. Où que j’aille, la peur désormais surgissait n’importe où. De toute ma vie, je n’avais encore jamais rencontré quelque chose qui méritât de me faire peur. Je ne savais ni avoir peur, ni être courageux, je n’en avais simplement pas l’usage. Mais, plus que la peur, ce qui me troublait, c’était le sentiment d’humiliation qu’elle faisait naître, et bien qu’ignorant de qui et de quoi j’avais peur, je me sentais profondément humilié.


— Le passé de quelqu’un est une chose dangereuse. Tu ne peux rien y changer, et si tu essaies, tu deviens son ennemi mortel, tu veux tuer ce passé. Mais pour pouvoir tuer le passé de quelqu’un, c’est la personne elle-même qu’il faut tuer. Et tu finiras par la tuer, juste pour anéantir son passé.


Le poids de ce que j’avais vu, appris, vécu, pesait parfois si lourd que je me sentais épuisé comme un vieillard. Je n’arrivais à concevoir ni les actes des hommes ni le silence de la société, je ne pouvais plus vraiment comprendre les vivants. Cela me déprimait parfois jusqu’à en tomber malade. Alors j’allais à la bibliothèque lire des romans. Là, le monde changeait d’éclairage, les hommes et les événements devenaient d’une pure transparence, je contemplais le monde hors d’atteinte, sans que personne pût me voir, me toucher, tandis que je pouvais, moi, toucher ces hommes qui étaient dans les romans. Je me sentais puissant, serein, je me sentais guérir. La vie, transitoire, et pour cela semblant artificielle, dans les romans apparaissait dense, continue, authentique. À chaque livre je changeais d’époque, de lieu, et plus important encore, d’identité, et, me défaisant d’un insoutenable sentiment de captivité, j’accédais à une liberté à laquelle personne ne pouvait imposer de frontières.
 
 
Je crois en tout cas qu’après avoir vécu tout ça, j’ai trouvé une réponse à la question de monsieur Kaan sur les clichés et le hasard : naître est un cliché, mourir est un cliché. L’amour est un cliché, la séparation est un cliché, le manque est un cliché, la trahison est un cliché, renier ses sentiments est un cliché, les faiblesses sont un cliché, la peur est un cliché, la pauvreté est un cliché, le temps qui passe est un cliché, l’injustice est un cliché… Et l’ensemble des réalités qui déchirent l’homme tient dans cette somme de clichés. Les gens vivent de clichés, ils souffrent de clichés, ils meurent avec leurs clichés.             
Quant à déterminer l’heure de leur naissance, celle de leur mort, la personne dont ils tomberont amoureux, celle dont ils se sépareront, celle qui leur manquera, le moment où ils auront peur, et s’ils seront pauvres ou non, c’est le hasard. Et lorsqu’un de nos proches est malade, qu’il meurt, ou lorsqu’on nous quitte, enfin lorsque le terrible “hasard” nous tombe dessus, le pouvoir du cliché recule. Tissés de hasards, nos destins nous empêchent de voir que ce qui nous arrive n’est qu’une longue suite de clichés. Et comme se révolter contre les clichés n’a aucun sens, c’est contre le hasard que nous nous révoltons, c’est à force de nous répéter “pourquoi moi”, “pourquoi elle”, “pourquoi maintenant”, que les choses prennent une signification.             
Aussi, bien plutôt que d’essayer de nous extirper de cette réalité vulgaire faite de clichés et de hasard, c’est au contraire plonger dedans qu’il nous faut tenter, toujours plus en profondeur, toujours plus profondément. Là, seulement, la littérature et l’existence pourront se rejoindre et ne faire plus qu’un.


Plus le temps passe, plus je prends de plaisir à écrire. C’est comme si j’avais découvert une sorte d’immense escalier qui court du ciel aux entrailles de la terre. J’essaie de comprendre les mystères de cet escalier. Écrire me donne la sensation de posséder une force capable de réinventer le temps et l’espace, l’impression d’être doué d’une liberté infinie. Pour la première fois de ma vie, j’entrevois l’existence d’un univers dont je pose moi-même les conditions et les règles.            
J’ai aussi noté que l’écriture, en même temps de m’ouvrir en grand les portes de la liberté, ouvre la porte aux dangers venus de l’extérieur, me laissant exposé et vulnérable. Chaque matin à l’aube, je vais en sueur à la fenêtre pour voir s’il y a des voitures de police au pied de chez moi. La peur tremble en moi comme un fil tendu.

 

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