dimanche 24 avril 2022

[Ellory, R.J.] Le carnaval des ombres

 

 

 

J'ai aimé

 

Titre : Le carnaval des ombres
            (Carnival of Shadowss)

Auteur : R.J. ELLORY

Traducteur : Fabrice POINTEAU

Parution : en anglais en 2014    
                   en français (Sonatine) en 2021

Pages : 648

 

   

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

" Pourquoi avez-vous si peur, agent Travis ? "
1958. Un cirque ambulant, avec son lot de freaks, d’attractions et de bizarreries, vient de planter son chapiteau dans la petite ville de Seneca Falls, au Kansas. Sous les regards émerveillés des enfants et des adultes, la troupe déploie un spectacle fait d’enchantements et d’illusions. Mais l’atmosphère magique est troublée par une découverte macabre : sous le carrousel gît le corps d’un inconnu, présentant d’étranges tatouages.
Dépêché sur les lieux, l’agent spécial Michael Travis se heurte à une énigme qui tient en échec ses talents d’enquêteur. Les membres du cirque, dirigés par le mystérieux Edgar Doyle, ne sont guère enclins à livrer leurs secrets. On parle de magie, de conspiration. Mais l’affaire va bientôt prendre un tour tout à fait inattendu.

Avec cette magnifique évocation de l’Amérique rurale de la fin des années 1950, R. J. Ellory nous offre, une fois de plus, un roman qui touche en plein coeur.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

R. J. Ellory est né en 1965 à Birmingham. Orphelin très jeune, il est élevé par sa grand-mère qui meurt alors qu’il est adolescent. Il est envoyé en pensionnat et c’est à cette période qu’il se découvre une véritable passion : la lecture. En dehors des périodes scolaires, il est livré à lui-même et se livre à de petits délits dont le braconnage, ce qui lui vaudra un séjour en prison. Cherchant une façon de s’exprimer artistiquement, R.J. Ellory monte d’abord un groupe de blues avant de se lancer dans la photographie.
Son goût pour la lecture l'amène également à s’intéresser à l’alphabétisation et à faire du bénévolat dans ce domaine. Parallèlement et alors qu’il n’a que 22 ans, il commence à écrire. La vingtaine de romans qu’il écrit entre 1987 et 1993 ne trouvent, malgré ses tentatives acharnées, aucun éditeur des deux côtés de l’Atlantique. Il devra attendre 2003 pour que Papillon de nuit soit publié par Orion.
Le succès est quasiment immédiat. Il obtient le prix Nouvel Obs/BibliObs du roman noir 2009 pour Seul le silence son premier roman publié en France qui devient rapidement un best-seller. À travers toute son œuvre, Roger Jon Ellory met en scène dans de sombres fresques une Amérique meurtrière et rongée par la culpabilité, loin de l'Angleterre qui l'a vu naître.

 

 

Avis :

En cette année 1958, la petite ville de Seneca Falls, dans le Kansas, se fait une fête des étonnants spectacles d’un cirque de passage, lorsqu’un corps, avec pour seul signe distinctif ses curieux tatouages, est retrouvé sous le carrousel d’un des forains. Chargé de l’enquête, l’agent spécial Michael Travis piétine. Etrangement, alors qu’il interroge un à un les membres de la troupe, les interférences avec son propre passé se multiplient.

Une bien curieuse atmosphère imprègne ce récit, où tout semble orchestré pour nous faire perdre nos repères et nous emmener de l’autre côté du miroir, au-delà d’une réalité considérée comme rationnelle et communément admise. Il faut dire que Travis est essentiellement un homme de raison, qui n’a pas l’habitude de se laisser emporter par les émotions. Pourtant, tout dans cette affaire, au contact de forains rien moins que conventionnels, paraît destiné à le faire sortir de ses schémas habituels, dans une remise en question qui, non contente de prendre en défaut ses perceptions et ses raisonnements, menace de faire voler en éclats la carapace qu’il s’est forgée pour se prémunir du passé.

C’est donc avec curiosité que l’on se plonge dans cette narration où s’entremêlent de plus en plus inextricablement l’enquête policière et l’histoire personnelle de Travis. La spirale prend tout son temps pour s’enrouler, voire même tourner un peu en rond. Et, si le charme hypnotique du récit opère, l’impatience finit néanmoins par poindre, suivie d’un insidieux désappointement, quand tant de circonvolutions débouchent sur une explication bien trop allusivement étayée. Pourtant, en cette Amérique qui se réveille à peine de l’hystérie maccarthyste, la thèse de ce roman ne manque pas d’intérêt, et elle est l’occasion de quelques jolies réflexions sur cette ligne rouge entre intégrité et compromission, même passive, que, quoi qu’il arrive, chacun reste libre de franchir ou pas.

Malgré ses quelques longueurs et improbabilités, Le carnaval des ombres est au final une lecture agréable et prenante, dont on retiendra tout particulièrement l’originalité de son atmosphère presque dérangeante, de ses personnages peu conventionnels, et de son intrigue déroutante. (3/5)

 

Citations :

Michael Travis était fils unique, né le mardi 10 mai 1927, enfant de deux personnes qui n’auraient jamais dû se marier. Mais la vie à la ferme dans une petite ville du Midwest étant ce qu’elle était, les perspectives étaient minces, et le désir de mettre un terme à la solitude dans une région aussi vaste et plate était permanent. Il y avait la terre et le ciel, uniquement deux ou trois types de météo entre les deux, et pas beaucoup de sujets de conversation. Les gens se mettaient ensemble par défaut, à cause d’une volonté extérieure, à cause de la collaboration clivante de ceux qui avaient un intérêt personnel et un mobile caché. Ça se passait à Flatwater, Nebraska. La ville était située à un jet de pierre du siège du comté de Howard, Saint Paul, et – en tant que telle – elle n’était nullement différente d’un million d’autres villes américaines où le bonheur s’invitait rarement et maladroitement dans la vie de ses résidents.

Jimmy Travis était un connard obstiné, intolérant et misogyne. Durant son adolescence, son propre père l’avait décrit comme « cinquante kilos de viande hachée avec le charme et le bon sens d’un poteau de clôture ».

Il doit être dit que sa rencontre avec Janette avait été à la fois le grand moment de la vie de Jimmy Travis et le pire de celle de Janette. Aucun des deux ne se valait. Janette méritait un homme honnête et bon, alors que Travis méritait une mégère amère et tordue bien décidée à faire de sa vie un enfer. Mais l’amour étant ce qu’il est – si souvent malavisé, mal compris, mal conçu –, ceux qui n’ont aucune raison de s’enticher l’un de l’autre tombent pourtant comme des pierres. Janette avait épousé quelqu’un qui représentait peut-être la sécurité, un père de substitution, un oncle strict qui la garderait à l’œil tout en lui permettant de s’épanouir. Elle avait épousé une idée vue à travers le prisme de l’optimisme, puis avait découvert que les belles idées et la réalité n’étaient jamais la même chose. En vérité, Jimmy Travis n’était même pas bel homme. Sa peau était sombre et tannée à cause de l’exposition au soleil, ses mains calleuses et rêches, ses dents dévastées ressemblaient à de la vaisselle cassée, et ses yeux étaient trop rapprochés pour que quiconque se sente à l’aise en sa compagnie. Et si vous sondiez les profondeurs de sa personnalité, vous découvriez qu’il n’en avait presque pas.

Le conseil de Hibbert était peut-être sage, mais Michael était du genre à réfléchir. Il l’avait toujours été. Et sa mère estimait qu’il le faisait trop. Certaines personnes sont comme ça, disait-elle. Certaines personnes veulent une réponse pour tout. Elles veulent savoir pourquoi et comment et quand et où. Mais attention, c’est une arme à double tranchant. Parfois on finit avec tout un tas de réponses dont on aurait pu se passer.
 
Il croyait fermement qu’un questionnement résolu et insistant pouvait au bout du compte faire tomber toutes les barrières. Il y avait une école de pensée qui suggérait que tout le monde était fondamentalement bon, même les Dillinger et les Clyde Barrow de ce monde, et qu’ils voulaient en fait dire la vérité. Et sa théorie, non encore attestée, était que la vaste majorité des criminels commettaient des erreurs stupides et laissaient des signes et des indices dans le but ultime de se faire prendre. Pourquoi ? Simplement parce qu’ils ne pouvaient s’empêcher de commettre des crimes et avaient donc besoin que quelqu’un les aide à arrêter.

Si vous aviez quelque chose, même quelque chose d’aussi intangible qu’une émotion, la vie pouvait vous le reprendre.       
Alors il avait décidé de ne rien ressentir, de rester neutre, de tout garder à distance et d’observer de la ligne de touche.       
C’était plus sûr ainsi.

Tu crois au destin, Esther ? demanda-t-il.       
– Je crois que parfois les choses se produisent simplement parce qu’on croit qu’elles vont se produire.

Pourquoi un homme voulait-il aider les autres et un autre leur faire du mal ? Pourquoi deux personnes – en apparence issues de milieux semblables et dont les situations personnelles étaient comparables – devenaient-elles totalement différentes ?

Les nouvelles idées n’ont jamais été découvertes par des hommes aux idées préconçues.

Ceux qui ont été exécutés sont devenus des martyrs, et il n’y a rien de plus vital pour une cause qu’un martyr. Un meneur mort peut être bien plus puissant qu’un vivant, vous comprenez ?
 
– Qu’un homme soit juste un corps. Qu’un homme ne soit rien de plus qu’un ramassis de graisse, de muscle, d’os et de produits chimiques sans valeur. Que son intelligence, sa créativité, sa vision, ses rêves, ses idées proviennent de quelques livres de viande hachée dans son crâne. Ça me semble une idée totalement tirée par les cheveux et absurde, n’êtes-vous pas d’accord ?       
– Ça dépend…       
– De quoi, agent Travis ? De ce que vous croyez ?       
– Oui, je suppose que ça dépend de ce qu’on croit.       
– Oh, non, et c’est ça le hic ! Ça ne dépend pas de ce qu’on croit, agent Travis, mais de ce qu’on s’autorise à croire. Et pour s’autoriser à croire qu’il pourrait y avoir un passé et un avenir pour chaque être humain sur cette planète, il faut être disposé à accepter la peur qui accompagne une telle possibilité.       
– La peur ? »       
Doyle acquiesça avec sagesse, sérieux.       
« Oui, mon ami. La peur.       
– La peur de quoi ?
– Qu’on puisse avoir vécu une vie avant. Que quand notre corps meurt, on risque de découvrir qu’il n’était rien de plus qu’une coquille, un véhicule, une enveloppe renfermant un message, vous voyez ? Qu’il y ait un avenir, et que cet avenir porte la responsabilité et les conséquences de ce qu’on a fait par le passé.     
– La réincarnation, dit Travis. C’est de ça que vous parlez ? »     
Doyle écarta la question d’un geste dédaigneux.     
« Un nom. Les noms sont inutiles, agent Travis. Tout n’a pas besoin d’avoir une étiquette, vous savez ? Appelez ça comme vous voulez, ça ne change rien. Le fait qu’une table s’appelle une table n’en fait pas plus ou moins une table.

 Nous suivons un chemin, agent Travis. La route sur laquelle vous êtes, cette carrière, cette vie que vous menez, avez-vous déjà pris le temps de vous demander pourquoi ?       
– Oui, évidemment. Nous nous demandons tous pourquoi nous faisons certaines choses.       
– Là, monsieur, je ne suis pas totalement d’accord. Je dirais que la vaste majorité des gens traversent leur vie comme des somnambules, obéissant à des règles qui ont été fixées pour eux, respectant le consensus général, ne remettant jamais en question la nature des choses.
 
Accepter ce qu’on était semblait être la tâche la plus difficile de toutes. Cesser de faire comme si on était ce qu’on n’était pas demandait du courage et une honnêteté que la plupart des gens n’avaient pas.

« Elle a fait une promesse, continua Greene, et elle l’a faite avec les meilleures intentions du monde, alors que – en toute sincérité – elle n’était même pas possible à tenir. Enfin, pas vraiment. Pas si elle avait été honnête avec elle-même et sa mère. Mais elle a fait une promesse, comme nous le faisons souvent, puis le moment est venu où celle-ci a été trahie, et depuis elle s’y accroche comme si elle avait fait la pire chose au monde, et tout le monde voit bien qu’elle est malheureuse et accablée et qu’elle ne trouvera plus jamais le sourire. »       
Il régnait un silence haletant dans la tente.       
Greene fit écho à ce silence pendant un moment, puis il secoua la tête.       
« Les promesses aux mourants sont parfois le meilleur moyen de tuer ceux qui restent, ma chère. »
 
Une idée est plus puissante que tout le reste, poursuivit Doyle. Sans idée, il n’y aurait rien. Un bâtiment est un bâtiment, mais sans l’idée du bâtiment, il n’existerait pas. Le bâtiment est concret, réel, présent, mais l’idée est plus forte.

Qu’est-ce qui est le plus puissant, la situation elle-même ou l’émotion qu’elle provoque ? Je dirais l’émotion. Vous oubliez l’endroit, le moment, même les personnes, mais il est presque impossible d’oublier l’émotion.

L’esprit, lorsqu’il a été étiré par une idée, ne retrouve jamais ses dimensions originales.

Je ne crois pas ce que je lis dans le journal. Je ne crois pas aux ragots et aux calomnies et aux diffamations que les gens racontent les uns sur les autres. Je juge un homme d’après mon expérience personnelle. De fait, certaines des pires personnes que la société a mises au pilori et diffamées se sont avérées être les plus méritantes, les plus courageuses, et parfaitement intègres. Ce que j’ai vu pendant la guerre, à défaut d’autre chose, me l’a appris.
 
Il y avait une ligne, comme l’avait dit Doyle. Une ligne claire et manifeste. Vous l’enjambiez ou non. Si vous ne le faisiez pas, tout était tellement simple. Vous voyiez ce que vous étiez censé voir et vous l’interprétiez de la manière dont on vous ordonnait de l’interpréter. Le Bureau aurait toujours raison. Le Bureau ne serait jamais remis en question. Si vous pensiez que quelque chose clochait, c’était simplement parce que vous n’aviez pas encore assez de recul. Il y aurait toujours des questions sans réponse, mais vous apprendriez à vivre avec. Vous ne remettriez pas ces questions en doute. Vos supérieurs vous diraient que vous n’étiez pas habilité à avoir une explication complète des faits et vous accepteriez cette idée sans broncher. Vous seriez un bon soldat, un type bien, un gars de la bande. Vous seriez le genre d’homme qui deviendrait plus tard superviseur, chef de section, directeur adjoint.

Parfois une chose se produit et vous la regardez hors de son contexte et vous avez l’impression que c’est la pire chose au monde, puis vous la resituez et tout est parfaitement logique. Comme une maladie, par exemple. Il y a une maladie et il y a des types en blouse blanche qui tentent d’y trouver un remède, et ils découvrent ceci, cela, et ainsi de suite, et ils l’essaient et les gens sont encore plus malades. Ils reprennent de zéro et trouvent autre chose. Ils font appel à des volontaires pour tester le remède et la moitié d’entre eux meurent. Ils font d’autres tests, ils essaient une nouvelle formule, et finalement ils y arrivent. Maintenant ils ont un vrai médicament qui peut sauver des vies, et il fonctionne sur tout le monde. OK, ils ont tué dix ou quinze personnes en chemin, mais maintenant ils ont quelque chose qui sauve des centaines, voire des milliers de vies. Alors, ce sont des héros ou des assassins ? Ça dépend du contexte, vous voyez ?

Nos peurs sont les seules choses qui confèrent aux autres un ascendant sur nous.

 “J’ai gagné les bois parce que je souhaitais vivre sans hâte, n’être confronté qu’aux choses essentielles de la vie, et voir si je ne pourrais pas apprendre ce qu’elle avait à enseigner, et non découvrir à l’heure de ma mort que je n’avais pas vécu.” (Thoreau)


 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire