samedi 16 avril 2022

[Harris, Eddy L.] Le Mississipi dans la peau

 

 

 

J'ai beaucoup aimé

Titre : Le Mississipi dans la peau
            (River to the Heart)

Auteur : Eddy L. HARRIS

Traduction : Pascale-Marie DESCHAMPS

Parution : 2020 en anglais (Etats-Unis)
                  2021 en français (Liana Lévi)

Pages : 256

 

  

 

 
 

 

Présentation de l'éditeur :  

On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Eddy le sait. Pourtant il décide, trente ans après une première descente du Mississippi en canoë, de réitérer l’exploit. Mais justement, ce n’est pas l’exploit qui l’intéresse cette fois. Il n’a rien à se prouver. Il veut juste prendre la mesure du temps écoulé. Eddy a changé, le fleuve a changé, le pays a changé. Avec Obama à la Maison-Blanche, les tensions raciales se sont paradoxalement aggravées. Quelque chose flotte dans l’air, prémices d’un changement plus radical. Descendre le cours mythique du Mississippi, c’est traverser les lieux emblématiques d’un passé plus violent que glorieux, et le regarder en face. S’interroger sur les peuples qui vivaient sur ces terres avant l’arrivée des Européens. Évoquer, au gré des rencontres, les actions humaines, bonnes ou mauvaises, sur le milieu naturel. Mais aussi se laisser porter par le hasard, les flots tantôt calmes, tantôt impétueux, et par le fil de pensées vagabondes.
Une traversée tendre et lucide de l’Amérique.
 
 

   

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Eddy L. Harris, né à Indianapolis en 1956, est poussé par son père à faire des études jusqu’à la Stanford University. Dès son premier livre, Mississippi Solo, il est salué par la critique américaine. Tout en voyageant régulièrement à travers l’Europe et le continent américain, Eddy L. Harris a choisi la France comme point d’ancrage, où il a publié Harlem, Jupiter et moi, Paris en noir et blackMississippi Solo et Le Mississippi dans la peau en septembre 2021. Il aime à se définir ainsi: «Je suis un écrivain, un flâneur, un pitre, un voyageur. Être noir n’est qu’une de mes facettes.»

 

 

Avis :

Dans les années quatre-vingts, l’auteur se lançait, seul, dans la descente du Mississipi en canoë. Ce périple de 4000 kilomètres, entre la source du grand fleuve et la Nouvelle-Orléans, représentait un exploit tout aussi sportif que symbolique, dans une Amérique où les Noirs ne disposent toujours pas du même champ de possibles que les Blancs. Il avait alors raconté son voyage dans son livre Mississipi solo. Trente ans plus tard, alors qu’il approche de la soixantaine, il renouvelle l’expérience et publie un nouveau récit, occasion de reprendre la température du pays et de mesurer trois décennies de changement : environnemental, social et racial.

On ne pense pas au Mississipi sans convoquer un certain nombre d’images mythiques. Après tout, c’est l’un des fleuves les plus importants au monde, le plus long en Amérique du Nord si l’on excepte l’un de ses affluents, le Missouri, et le descendre, c’est parcourir quasi intégralement la hauteur Nord-Sud des Etats-Unis. Voie de navigation depuis l’époque précolombienne, « grand fleuve » sacré pour les Amérindiens à qui il doit son nom - francisation de « misi-ziibi -, il traverse quantité de milieux naturels très différents, a fait l’objet d’aménagements colossaux pour tenter d’endiguer ses légendaires inondations, et demeure un axe de circulation majeur, ainsi qu’une composante économique et culturelle essentielle pour le pays. 
 
Le parcourir en canoë est l’occasion rêvée pour évoquer l’Histoire, des Amérindiens à la colonisation européenne, des récits de Mark Twain à son rôle essentiel dans l’économie de plantation esclavagiste dans le Sud, de l’essor de ses industries à celui de ses grandes agglomérations, comme Minneapolis, Saint-Louis, Memphis…, et aussi, de la musique née des bayous à la culture américaine dans son ensemble. Très pollué lors du premier parcours de l’auteur, le fleuve est aujourd’hui en cours d’assainissement. Mais si les oiseaux reviennent, l’invasion de carpes sauteuses d’origine asiatique, qui n’hésitent d’ailleurs pas à attaquer en masse les rameurs aventurés sur ses eaux, menace son équilibre.

Pour l’auteur, ce voyage en solitaire est une confrontation avec lui-même et avec ses choix de vie, mais aussi une expérience destinée à montrer aux autres que quelle que soit notre couleur, plus nous nous connaissons, moins nous avons peur et plus nous pouvons être unis en tant que nation. Les rencontres éphémères s’y succèdent, parfois angoissantes, souvent enrichissantes. A travers elles, et en comparaison avec celles de trente ans plus tôt, se révèle la température du pays en matière raciale, alors qu’à cette époque, après la période Barak Obama, s’amorçaient le retour de manivelle trumpiste et une recrudescence de la violence entre Blancs et Noirs. Et, alors que le texte interroge sur les questions d’identité afro-américaine, sur la culture américaine et son lourd héritage de la confrontation raciale, c’est une réflexion personnelle fine et constructive, une main tendue vers la connaissance et la compréhension mutuelles que ce livre propose, dans un immense espoir de voir finir la peur et naître l’apaisement collectif. 

Ce livre brillant, aussi intéressant qu’agréable, est à la fois une belle rencontre, un voyage enrichissant et un plaidoyer sincère pour l’union identitaire de tous les Américains. Quelles que soient les erreurs commises, il faut accepter le passé pour enfin tourner la page et envisager de construire l'avenir. (4/5)

 

Citations :

Un grand moment peut être un très bon moment, et même un moment très important, mais ce n’est qu’un moment. Comme un mariage qui part en vrille, quand c’est fini, c’est fini. Il est impossible de le prolonger. De le falsifier. De le ressusciter. Un faux est un faux, un point c’est tout. Quant à tenter de revivre un grand moment, c’est comme attraper deux fois la même truite. Le poisson qui nous a donné du fil à retordre la première fois, n’est plus qu’un animal hébété la seconde. Le plaisir n’est plus le même.
Cette soirée détrempée avait été un moment magnifique. Un parfait alignement de planètes. Mais un moment ne fait pas une amitié. Les amitiés sont comme les histoires. Il faut les dire, les redire et les redire jusqu’à ce qu’elles aient pris assez d’épaisseur pour durer.
 

Comme dit le proverbe, on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Entrez dans le fleuve comme dans un quelconque moment du temps qui passe, et le fleuve et le moment s’enfuient aussitôt. Peu importe qu’elle se précipite en torrent ou qu’elle glisse oisive en prenant son temps, l’eau dans laquelle on entre et dont on sort ne sera plus jamais celle dans laquelle on se baignera à nouveau. Comme chaque seconde et chaque minute qui passent et chaque instant vécu, elle aura passé pour toujours.
L’eau a changé dans l’intervalle, et on a soi-même changé. Celui qu’on était à ce moment-là ne sera plus vraiment. Ce qu’il reste du passé et de ce qu’on était avant d’être marqué par le temps et l’expérience se fond dans la mémoire immédiate, faillible et infidèle, puis dans l’idée de ce qui a été, et bientôt dans une sorte de nostalgie, un désir de cette époque où l’on était jeune, hardi et de plus belle allure, où la vie elle-même, du moins telle qu’on s’en souvient, se comportait mieux. Le bon vieux temps, celui que mon père recherchait, je crois, lors de nos balades en voiture dans son ancien quartier, n’est plus.
 

C’est la beauté que je cherche cette fois, pas celle de la routine mais celle cachée qu’on ne voit pas toujours, que ce soit dans le calme, la nature ou un sourire, le mien aussi parfois. La nature est un antidote à la mort de l’âme, aux bruits incessants qui engourdissent. Dans la nature, on est mis à nu, on se dépasse et on est porté au-delà de l’organisé et du prédéterminé, vers ces instants où rien n’est prédestiné, où tout dépend de chaque décision prise, tout est aventure, même le silence. Sous les pas, chaque craquement de brindille surprend. Chaque bruit venant des bois ou du fleuve dans la nuit est plus étrange que le précédent. L’obscurité n’est jamais aussi obscure.
 

Je veux vivre délibérément, comme Henry Thoreau, conscient de chacune de mes pensées et de chacun de mes choix. Il ne s’agit ni de confort, ni de souffrance, ni de privilégier l’un ou l’autre, mais de me sentir vivant, sous quelque forme ou manifestation que ce soit, sincèrement, sans fard, ni excuse. Ici, il faut choisir et assumer, comme toujours. Impossible de se mentir à soi-même. « […] vivre délibérément, ne faire face qu’aux faits essentiels de la vie, et voir si je ne pouvais pas apprendre ce qu’elle avait à enseigner, et non découvrir, quand je viendrais à mourir, que je n’avais pas vécu. »
 
 
Je me suis souvent demandé si la peur s’inscrit dans la mémoire et le patrimoine génétique, se transmettant de génération en génération. Je me suis demandé également si les anciens n’exprimaient pas la peur d’une réalité plus sombre qui a peu à voir avec le fleuve et beaucoup avec l’inconnu. Peut-être était-ce la peur tapie au fond des cœurs d’un peuple qui vit dans un pays où elle est la norme, où des choses atroces sont arrivées à des gens comme eux, comme moi, et où des atrocités peuvent encore arriver sur le fleuve, du mauvais côté de la ville, ou sur une route du Texas, comme à Jasper, cette nuit où deux braves types ont coincé James Byrd, l’ont enchaîné à l’arrière d’un pick-up et traîné jusqu’à ce que sa peau soit arrachée de sa chair, sa chair arrachée de ses os et sa tête arrachée de son corps.
C’est elle, la peur que mon père portait comme le péché, la peur qu’il tentait de dissimuler par ses avertissements et ses tentatives de tempérer le désir d’aventure et d’exploration qui s’éveillait en moi.
Dans sa jeunesse, la route et le fleuve n’étaient pas pour les gens comme lui. La route, il la prenait quand même, mais avec une certaine appréhension. Il avait toujours dans son coffre, au cas où, des câbles de démarrage, une épaisse couverture de laine et une glacière remplie de provisions. Un homme noir, en cette époque d’exclusion arbitraire, ne savait jamais où il pourrait passer la nuit en sécurité, s’il ne serait pas obligé de dormir dans sa voiture, sur le bas-côté de la route, s’il pourrait trouver un restaurant et prendre un repas correct sans être harcelé ou humilié, aller où bon lui semble et vaquer à ses affaires sans finir au bout d’une corde.
Il n’y avait pas besoin de prendre le vent, ni de humer l’air pour sentir le fumet du racisme, nul besoin de sortir son antenne pour le capter ou de soulever les pierres à la recherche de signes ou d’indices subtils. Aucun risque non plus de se laisser aller à des soupçons infondés. L’intolérance et la discrimination s’étalaient au grand jour. Elles se lisaient partout sur les enseignes et les affiches : Réservé aux Blancs – Chiens bienvenus – Interdit aux Nègres, aux Portoricains et aux Juifs. Si vous sortiez du rang par une après-midi d’été ensommeillée, comme Emmett Till, 14 ans, à Money dans le Mississippi, vous risquiez de finir en chair à pâtée, mutilé, flingué, ficelé à un morceau de fonte, jeté dans le fleuve pour y mourir noyé si vous n’étiez pas déjà mort.
Vous évitiez les routes, si vous vouliez être sauf. Vous restiez hors de vue, ou en marge. C’est cela, l’objectif de la terreur : vous rendre craintif, vous faire croire à la peur et vous confiner à domicile. Pour être sauf, il suffisait de se cacher, de se rendre invisible, de ne jamais aller à l’opéra ou au théâtre, ni dans aucun lieu où on n’était pas censé vous trouver : les bons jobs, les meilleurs restaurants, les plus beaux quartiers, les clubs, les parcs, les piscines, les écoles, les bois et le fleuve. Restez à l’écart de la vie, ne vivez pas, et vous n’aurez jamais peur.
Sur le siège arrière de sa voiture, mon père avait toujours un fusil.
Ma mère ne croyait pas à cette peur-là. Elle ne s’interdisait aucun lieu, ni aucune activité. Elle croyait à l’avenir. Elle croyait que le meilleur existait. Mais il ne viendra pas à toi, me disait-elle. C’est à toi d’aller le chercher et pour le trouver, tu dois regarder devant toi, jamais en arrière, où il est impossible d’aller. De toute façon tu n’as pas le choix. La marche arrière n’existe pas, tu ne peux qu’aller de l’avant. Jamais à reculons.
Peut-être est-il plus humain d’avoir peur, plus naturel de chercher une zone de confort et de s’y maintenir, plus facile de s’installer dans l’identique et la stabilité, que de franchir les frontières. Mieux vaut pour certains se tenir tranquille, faire avec les démons qu’on connaît, plutôt qu’avec ceux qu’on ignore ou qu’on imagine.
 
 
Pour une partie des Américains, l’élection de Barack Obama a été plus que bénéfique, une brise rafraîchissante après cent cinquante ans de chape de plomb, deux cent cinquante ans d’hypocrisie nationale, quatre cents de racisme, quatre siècles de lutte raciale, d’esclavage, de lynchages, de lois Jim Crow et Bull Connor, de statut de seconde classe, de lignes rouges et de déni du droit de vote et d’une foule de délits et de crimes contre l’humanité.
C’était comme si nous étions en route pour la Terre promise et que, arrivés ensemble à la mer Rouge, il ne nous restait plus qu’à la traverser ensemble pour échapper à l’armée de Pharaon. Pour une autre partie des Américains, l’élection d’un homme noir à la présidence des États-Unis a juste paru invraisemblable. Ces Américains-là n’ont pas eu le sentiment d’une réussite commune.
Le soir de l’élection de Barack Obama, le candidat battu a évoqué dans son discours l’importance particulière que cette élection représentait pour les Noiraméricains et la fierté qui l’accompagnait. Il ne se trompait pas, mais il n’a pas su dire l’importance que le moment revêtait pour tous les Américains et la fierté qu’ils auraient tous dû ressentir après ces quatre longs siècles. Réserver l’importance, la fierté ou la honte d’un moment particulier à une partie seulement de la population perpétuait une sorte d’apartheid historique et culturel. La mer Rouge était déjà en train de se refermer.
Le temps qu’Obama vienne prononcer son premier discours de politique générale devant la Chambre et le Sénat, l’immense soupir de soulagement que beaucoup pensaient avoir entendu s’est mué en un gémissement angoissé. Pendant l’allocution, le représentant de la Caroline du Sud, Joe Wilson, a hurlé qu’Obama était un menteur. Bientôt, le chef de la majorité au Sénat, le républicain Mitch McConnell, promettait de tout faire pour que le premier mandat d’Obama soit aussi le dernier, et un échec. Le pitre des ondes, Rush Limbaugh, chantait à ses auditeurs « Barack, le Nègre magique ». Le rugissement de la mer Rouge qui se refermait était assourdissant. Nous étions parvenus à ses rives, mais étions dans l’impossibilité de la traverser.
La page blanche qui s’ouvrait sur l’élection d’Obama ouvrait en réalité un nouveau chapitre de peur. Élu président, il représentait pour certains une menace, facilement exploitable par d’autres. Ses opposants les plus farouches avaient peur sans savoir de quoi, ni pourquoi.
La réaction était trop viscérale et inexplicable pour n’être que politique. C’était une peur tapie dans la psyché et l’âme, gravée dans les gènes. Ça ne pouvait être que la peur ancestrale des Noirs assimilés à d’effrayantes créatures de la nuit, horribles et dangereuses.
Obama a remporté un second mandat. La fin du monde n’est pas arrivée. Il n’y avait donc rien à craindre, mais la peur est restée. Les préjugés et les appréhensions n’ont pas disparu, ni changé. L’occasion de montrer ce dont nous étions capables, la capacité à surmonter notre Histoire et à prouver que nous étions ce que nous disions, ont été balayées.
Pendant que je me préparais à repartir sur le fleuve, Michael Brown, un jeune homme noir désarmé âgé de dix-sept ans, a été abattu par un policier blanc à Ferguson, non loin de l’endroit où j’ai grandi à Saint-Louis. Le flic a dit qu’il s’était senti menacé. Les gens ont eu le sentiment qu’un système judiciaire dans lequel un badge de policier pesait d’un tel poids ne ferait pas justice à la victime. Ils ont pensé qu’ils n’auraient pas voix au chapitre, qu’ils n’avaient aucun recours et que ce meurtre était celui de trop. Le baril de poudre a explosé. Les gens sont descendus dans la rue. Les manifestations pacifiques ont tourné à l’émeute et au pillage. La police a riposté. Ferguson a pris l’allure d’un théâtre de guerre. La police ressemblait à une armée d’occupation.
Les manifestations et les émeutes se sont multipliées au cours des semaines et les mois qui ont suivi, les épisodes racistes se succédant en rafales : tour à tour ont été abattus ou frappés par des flics blancs un gamin noir âgé de douze ans, un jeune homme noir de vingt-deux ans en train d’acheter un jouet, un motard noir de trente et un ans arrêté sur le bas-côté d’une route, un joueur de tennis professionnel noir, un homme noir qui vendait des cigarettes au coin de la rue, un homme noir arrêté pour défaut de ceinture de sécurité.
Les flics abattent « par erreur » trop d’hommes noirs, et trop souvent les peines prononcées sont trop légères au prétexte que la peur, étant plus forte que la formation, la retenue et le discernement de la police, justifie les tirs. Tire d’abord et occupe-toi ensuite des victimes et des conséquences, s’il y en a.
 
 
Ce sont toujours les hommes noirs que les flics blancs semblent craindre le plus, qui leur paraissent les plus dangereux, qu’ils sont disposés à abattre : l’Emmett Till que nous sommes tous au fond de nous.
Avec ce passif, on peut s’étonner que les Noirs ne craignent pas davantage les Blancs et la police. Qu’ils ne tirent pas les premiers (et posent des questions après).
Rien n’est plus américain que la haine raciale. L’apple pie et le baseball arrivent loin derrière. Seules les armes et la violence sont presque aussi universelles que le racisme. D’une côte à l’autre, d’une frontière à l’autre, l’obsession raciale domine notre psyché, sans elle nous ne serions pas qui nous sommes. La question raciale sous-tend nos débats nationaux. Elle est notre hymne, notre cauchemar, notre obsession, notre passe-temps. Elle est le sport national de l’Amérique et son plat préféré, et ce d’autant plus que nous prétendons qu’il n’en est rien. Nous sommes tels des alcooliques dans le déni.


À l’approche de l’enfance du fleuve, le lac commence à se vider et, comme la gravité, un courant des plus légers attire le canoë à lui et le propulse dans le voyage des voyages.
On a placé des petits rochers en travers de l’exutoire ; ils marquent l’endroit où le lac Itasca s’achève et où le Grand fleuve entame son voyage de trois mois vers l’océan. Une goutte de pluie théorique, une feuille ou une brindille, qui tomberait ici et ne rencontrerait pas d’obstacle, arriverait au golfe du Mexique dans quatre-vingt-dix jours. Je suppose qu’il en irait de même pour un homme en canoë s’il pouvait voyager nuit et jour, sans interruption, et sans l’aide d’une pagaie.


Cela semble le bon moment pour une méditation sur la peur. Je pourrais tout aussi bien réfléchir à la mort. La peur ultime étant celle de la mort, il est inutile de penser aux deux. La peur est plus fondamentale. La mort arrête tout. La peur de la mort est celle de l’inconnu, ou plutôt la fin de ce qui est connu. La peur, quelle qu’elle soit, arrête la vie. On a peur de l’inconnu, de ce qui pourrait arriver, pour lequel on ne serait pas prêt. La peur arrête le progrès. La peur immobilise. Aller de l’avant, c’est aller vers l’inconnu. Ce qu’on ne connaît pas est parfois terrifiant.


Certaines idées, en effet, mûrissent et se concrétisent mieux quand on est seul. D’autres sont trop folles pour être partagées. Trop folles pour être entendues. Seul, on n’a jamais à s’inquiéter d’avoir l’air ridicule, sinon dans le miroir. Si on est incapable de rire de soi, mieux vaut ne pas se risquer à des choses nouvelles. Être seul est libérateur. Il n’y a pas de regards indiscrets. Être seul peut brider aussi. C’est une façon d’être, mais une échappatoire également. Personne n’est là pour vous convaincre, personne non plus pour vous dissuader, personne pour vous voir tomber, échouer ou abandonner, et pas d’humiliation à craindre. Être seul encourage parfois les folies ou les freine. Sans témoin, le renoncement n’en est pas un. Seul dans la nuit, ce qu’on fait ou ne fait pas ne dépend que de soi, de qui on est. Bonne ou mauvaise, la décision vous appartient.  


Malgré mes lunettes roses, je sais que le racisme existe. Président noir à la Maison-Blanche ou non, l’Amérique post-raciale n’est pas encore une réalité. Les vieux démons et les craintes persistent. Les stéréotypes, les fantasmes, les malentendus provoquent des actes qui entraînent des réactions aux effets durables. Ils peuvent vous plonger dans un état de doute et d’appréhension permanent, de pessimisme et de peur aussi.
Durant l’essentiel de son existence, l’Amérique s’est efforcée de nier la mienne. Elle a mené cette entreprise par des politiques publiques officielles, la terreur extrajudiciaire, les codes culturels et économiques de la ségrégation et de la marginalisation, la violence et les violations, et tout simplement par le refus d’inclure. Pour prouver mon inexistence, l’Amérique et ses habitants ont mis en place un processus systématique d’élimination à la fois cruel en réalité et dans ses représentations. Il suffit de jeter un œil aux vieux films de Hollywood pour s’en convaincre.
Un extraterrestre qui débarquerait avec ces vieux films pour unique guide culturel, historique et démographique de l’Amérique, trouverait peu d’indices de la présence de gens de couleur noire dans le pays, à l’exception d’une domestique par-ci, d’un majordome par-là et d’un pitre aux yeux exorbités ici et là. À moins que le film ne traitât d’esclavage ou ne fût destiné à un public noir, les apparitions de Noirs à l’écran avant l’application du Code Hays étaient excessivement rares. Après la levée de l’autocensure aussi d’ailleurs : il fallait ouvrir très grands les yeux au cinéma pour y déceler des soldats noirs œuvrant à la victoire des deux guerres mondiales. Il n’était déjà pas facile d’en trouver dans les unités combattantes. Dans la vraie vie, ils avaient été cantonnés aux fonctions logistiques.
Si l’Amérique s’était trouvée du côté des vaincus, je me demande jusqu’à quel point on n’aurait pas reproché aux Noirs leur absence, leur manque de patriotisme. L’issue ayant été celle qu’on connaît, la gloire qui revient légitimement aux vainqueurs n’a pas été, comme le reste d’ailleurs, partagée équitablement. L’Amérique n’a jamais rien su de l’engagement de certains et de leurs faits de gloire.
Ma première intuition que l’Ouest américain n’a pas été bâti uniquement par des Européens blancs m’a été donnée par un réalisateur italien, Sergio Leone, et son western spaghetti Il était une fois dans l’Ouest. Ce n’était pas grand-chose, mais enfin, il y avait eu des Noirs à la frontière qui avaient travaillé à la construction du chemin de fer transcontinental au côté des ouvriers chinois. Il y avait eu des cow-boys noirs, des Noirs sur les lignes de diligence, des hors-la-loi noirs, des juristes, des fermiers noirs. Celui qui tient la plume contrôle le passé, l’Histoire qui est racontée, ceux qui y entrent et ceux qui en sont écartés. Il contrôle aussi l’avenir qui jaillit du passé. Ce que les gens apprennent et ce qu’ils croient. Ce qu’ils pensent d’eux-mêmes et de tout un chacun.
Si l’Amérique n’était pas toute blanche, elle donnait furieusement l’impression de vouloir l’être et de tout faire pour y parvenir. Toutes les unités de l’armée ont été ségréguées jusqu’en 1948. Une grande fédération de baseball a décidé de l’être en 1880 et l’est restée jusqu’en 1947. La NBA l’a été jusqu’en 1950. La National Football League de 1934 à 1946. L’Amérique se targue d’être une démocratie, mais l’universalité du droit de vote ne va toujours pas de soi.
Autrefois, il n’y a pas si longtemps encore, la route du voyageur noir était semée d’embûches. Souvent rien ne l’avertissait du danger, rien ne le prévenait de l’endroit, ni du moment où tel un serpent, il fondrait sur lui, rien pour lui dire que la voie était libre ou lui indiquer un itinéraire plus sûr. Aussi pénible soit notre époque, celle-là était pire. Transgresser les règles exposait aux mutilations et à la mort, comme les avait subies Emmett Till.
On pourrait croire que la haine était l’apanage du Sud profond où le lynchage était érigé en sport et en spectacle à l’intention d’individus qui, regroupés sans vergogne autour d’un homme noir pendu, posaient fièrement sur la photo, comme une équipe après un match victorieux. Dans ce climat, un Blanc pouvait suivre en toute impunité les injonctions de son cœur et de sa conscience racistes, assuré qu’il était par les normes collectives qu’il ne serait pas condamné pour ses agissements. En réalité, le phénomène était aussi répandu au Nord qu’au Sud.
Une émeute éclata en 1919 à Chicago parce qu’un gamin qui se baignait dans le lac Michigan avait franchi une ligne rouge invisible qui, à partir de la 29e rue, empêchait les Noirs de rentrer dans la partie blanche de la plage. Le climat était déjà tendu. La population noire avait commencé à emménager dans des quartiers où jusque-là ne vivaient et travaillaient que des Blancs. Le gosse, Eugene Williams, fut tué. Le baril de poudre explosa.
En 1917, la prétention des Noirs à des emplois dont les Blancs se croyaient exclusivement titulaires déclencha des émeutes à East St. Louis dans l’Illinois.
La mise en place du busing pour déségréguer les établissements publics de Boston dans les années 1970 exposa les écoliers noirs aux crachats, insultes et lapidations avec le même vitriol et la même violence dont avaient été victimes en 1957 les jeunes noirs qui se rendaient au lycée de Little Rock, en Arkansas. Séparés mais égaux, telle était la règle de principe d’un pays où la séparation ne fut jamais synonyme d’égalité.
En 1936, Victor Green composa un petit guide indiquant aux automobilistes noirs les lieux où ils pourraient manger et dormir en sécurité, sans devoir se présenter à un passe-plat à l’arrière des restaurants pour avoir leur sandwich, ou utiliser des toilettes « réservées aux gens de couleur », le plus souvent répugnantes quand elles fonctionnaient ou existaient. Le Green Book de Victor avait pour vocation d’épargner aux voyageurs noirs les dangers et les humiliations qui les guettaient sur les routes américaines.
L’autre façon d’être en sécurité, c’était d’éviter les routes, les bois et le fleuve, de rester chez soi en somme. De renoncer aux écoles, aux restaurants, aux plages et à toutes les bonnes choses de la vie, en tout cas aux meilleures réservées aux Blancs. C’était l’objectif visé.


Je me demande parfois si certains Noirs, sommés pendant si longtemps d’avoir peur, n’en sont pas arrivés à croire ce qu’on dit d’eux, s’ils n’ont pas fini par intégrer l’exclusion et transformer des impossibilités en interdictions, par apprendre à se limiter et à s’en contenter. On n’a pas le droit, alors on ne fait pas. On ne pouvait pas aller à la piscine municipale du parc Broad Ripple à Indianapolis ou sur les plages du lac Michigan à Chicago, il était donc inutile d’apprendre à nager. On n’avait pas les moyens de passer une semaine sur les pentes du Colorado l’hiver, on n’a donc jamais appris à skier. La peur des péquenauds gras tient légitimement les Noirs à l’écart des bois, des fleuves et de nombreuses situations où ils sont susceptibles de devoir prouver leur identité, leur droit de se trouver là et qu’ils n’ont pas volé la belle voiture qu’ils conduisent. Alors on arrête. On n’essaie même plus. Si on arrête assez longtemps, on perd le goût. Si on le perd assez longtemps, l’absence cesse d’être un manque. On s’habitue au vide. À la fin, ce qu’on n’a pas ne manque plus et disparaît de l’horizon. Ce qu’on n’a pas, ce qu’on ne fait pas devient la norme.


L’union fait la force et protège, c’est sûr. La sécurité est dans le troupeau. Mais quand, à la suite de son chef, le troupeau saute de la falaise pour s’écraser sur les rochers en contrebas, il n’est plus protecteur. Au bout du compte, ce qui se fait ou ne se fait pas repose sur les épaules de l’individu, sur ce qu’il fait ou ne fait pas. Nous sommes l’addition de nos actes quand nous sommes seuls. Et seuls nous le sommes toujours, même en groupe.


Les routes les plus empruntées ne sont pas forcément les plus propices aux fantaisies. Une fois qu’on est lancé sur son tapis roulant, il peut être compliqué d’en descendre. On est coincé, très vite le temps manque pour arrêter la machine, oser les folies qui nous révèlent à nous-même et nous font découvrir ce que nous voulons être vraiment. Bref, on est réduit à ce qu’on fait.
Les chanceux voient ce qui les attend avant que ça n’arrive. Parfois ils parviennent à déjouer ou éviter le tapis roulant. (…)
J’ai eu du nez très tôt. Mes années de fac m’avaient coulé dans un rôle que j’avais accepté en bon petit soldat. J’avais un job, un emprunt, une voiture. J’étais aspiré dans une vie qui, avec le recul, ne m’aurait jamais convenu. En tout cas, pas à l’homme que je suis devenu.
Trois semaines plus tard, je prenais mes jambes à mon cou. J’ai rétropédalé et ne l’ai jamais regretté. Naturellement, j’ai été curieux de la route que je n’avais pas prise. Si je n’ai pas eu de gros regrets, j’ai tout de même douté, pas de mon choix, mais du résultat qui se faisait attendre. Tout ce qui pouvait ressembler, même de loin, à du succès a mis du temps à venir. On ne sait jamais ce qu’il y a au prochain virage.
Une route rarement empruntée est souvent dangereuse, souvent semée d’embûches invisibles. On trébuche, on fléchit, la nuit tombe et on commence à douter. D’un point à un autre, la route est rarement rectiligne, à moins d’être très courte. Il y a des détours et des compromis, parfois peu nobles, des décisions difficiles à prendre, parfois difficiles à avaler. Certaines choses sont plus importantes que d’autres. Il y en a qu’on ne ferait pour rien au monde, quelle que soit la récompense ou la punition. Parfois on en sort gagnant, parfois non. Certaines ne méritent pas qu’on prenne le moindre risque. D’autres qu’on les prenne tous. En ce qui me concerne, j’ai fait le bon choix. Peut-être ne savais-je pas encore qui j’étais, mais je savais qui je n’étais pas, qui je ne voulais pas devenir, ce que je ferai et ne ferai pas, ce que je faisais et ne voulais pas faire. Mon oncle Robert m’avait averti la première fois : « Tu dois savoir quelles chaussures te vont et quelles autres vont à ton voisin. »


Je lui demande s’il se considère Indien ou Américain d’origine.
« Indien américain, dit-il. N’importe qui peut se dire Américain d’origine. »
Aussi loin qu’on remonte dans l’histoire des négociations de traités et des procès, les tribus sont mentionnées sous le terme « Indiens ». En vertu de la loi du parchemin et de la plume, l’identité revendiquée ou attribuée a des conséquences juridiques.
La règle de la goutte de sang ne s’est pas appliquée aux Indiens aussi systématiquement qu’aux Noiraméricains. Selon le Code Jim Crow, quelle que soit la blancheur de votre peau et le nombre de générations antérieures, il suffisait d’avoir un seul ancêtre venu d’Afrique pour être aussi noir que moi et traité en conséquence. Je me suis souvent demandé pourquoi la règle ne valait pas pour toutes les origines, ce qui ferait de moi un Gallois autant qu’un Africain.
Pour ce qui est des Indiens, cela dépend de la tribu, de qui on compte et comment. Jim est rond et de couleur foncée. Son gendre et son petit-fils ne le sont pas. Tôt ou tard, les mariages exogènes, même avec un Indien d’une autre tribu auront des conséquences juridiques ou autres pour les tribus. En Amérique, les curieux tours et détours de la question raciale ne touchent pas que les Noirs.


Nous avons élu un Noir comme président. Deux fois. Je sais que cela signifie quelque chose. Mais je ne sais pas quoi. Avons-nous changé pour de bon la façon de nous voir les uns les autres et nous-mêmes, ou cette élection était-elle une aberration, une réaction contre le précédent président ? J’ai peur que la prochaine élection soit un retour de manivelle contre l’actuel. Parce que nous avons élu un président noir, on pourrait croire que nous sommes à la fin d’une ère et au début d’une autre, mais les choses peuvent facilement revenir en arrière ou empirer. Si on n’y prend garde, le retour de manivelle pourrait être pire.


(…) je me rends compte que je n’ai pas besoin de savoir d’où je viens pour savoir où je veux aller. Il me suffit de me savoir ici. Savoir d’où je viens est bien sûr utile pour comprendre comment j’en suis arrivé là. Utile aussi pour m’éviter de tourner en rond en répétant les mêmes erreurs et de revenir à mon point de départ. Le passé ne prédit pas l’avenir. Le passé n’est pas responsable du présent, mais il le rend possible. Il produit les pierres qui pavent sa route. S’il est parfois une ancre, il peut être aussi un tremplin. Ni l’un ni l’autre ne sont programmés. J’ai compris à ce moment-là que j’ai une tendance à l’oubli constructif. Je me vois comme un amnésique sélectif. À quel point, je ne sais pas. Je ne suis pas certain de ce qu’on peut réellement oublier, ni même jusqu’où il faut essayer. Si je le peux, je laisse tomber les vieilles rancunes et je ne gratte pas les croûtes des vieilles blessures. Elles ne guérissent jamais sinon. Un peu d’amnésie n’est pas toujours une mauvaise chose. Si les femmes ne pouvaient pas oublier les souffrances épouvantables de l’accouchement, elles ne donneraient sans doute plus naissance. Si on est hanté par la douleur chez le dentiste, on risque de finir avec des dents pourries. Il y a des choses qu’il faut savoir oublier. D’autres surtout pas. Chacun de nous a plus d’une histoire : celle que nous acceptons, celle que nous évitons et celle que nous oublions, notre histoire personnelle et l’Histoire avec un grand H, l’Histoire enseignée et l’Histoire glissée sous le tapis. L’envers de l’Histoire aussi. On nous enseigne celle de George Washington et du cerisier, mais pas celle de George et de ses esclaves ; on nous fait applaudir à la gloire du joueur de baseball Babe Ruth, mais en oubliant celle de Josh Gibson ou de Satchel Paige, des joueurs noirs de même stature ; on apprend le legs de Christophe Colomb découvrant l’Amérique, mais pas celui de sa tyrannie, de ses massacres et de sa cupidité. Ce que nous choisissons de pardonner est une façon d’oublier. Le bonheur est dans l’ignorance.


L’Amérique n’ayant ni coutumes, ni rites en commun pour exprimer qui nous sommes, j’ai toujours pensé qu’il était plus facile aux Américains de se redéfinir qu’aux peuples des pays lointains où je suis allé. Leurs traditions séculaires me sont longtemps apparues comme une sorte de nostalgie calcifiée, un ancrage dans la grandeur d’un passé générateur d’un présent moins enviable. C’est la nostalgie des Russes pour l’Union soviétique et les danses cosaques ; la soif de gloire impériale des Hongrois, leurs discours sur la grande Hongrie et le retour à leur ancien alphabet. Tout cela ne parle que de perte, de nostalgie, de folklore et paraît quelque peu inutile dans un monde globalisé qui se projette dans l’avenir et pour lequel les batailles contre la modernité, l’universalité et l’humanité commune semblent hors de propos et futiles au fond. Mais dans ce même monde globalisé où les traditions disparaissent et les cultures fusionnent, où le monde est formaté, où nous mangeons tous la même chose, écoutons la même musique, comment saurions-nous qui nous sommes si les Français ne s’assoient plus en famille autour de la même table et du même repas, si plus personne ne porte le béret à part les Basques et les étrangers qui jouent à être français, si les Irlandais relèguent leurs danses folkloriques aux activités périscolaires et si les Tziganes ne voyagent plus en roulottes tirées par des chevaux ?
Je ne dis pas qu’une culture se réduit à du pain et du vin, un style de danse ou un mode de transport, pas plus qu’elle ne se réduit à la violence, au port d’armes, à l’ingestion de hamburgers et au racisme. Mais tout cela contribue à une certaine vision du monde. Une chose en revanche est sûre. L’origine et la couleur de peau simplifient tout. Vous pouvez toujours apprendre à danser, à porter le béret, à parler la langue, à manger avec des baguettes ou une cuillère, si vous n’êtes pas à notre image, vous ne serez jamais des nôtres.
Nos traditions disent qui nous sommes. Elles disent aussi qui nous ne sommes pas. Cognez tant que vous voudrez à la porte, on ne vous laissera jamais entrer dans la grotte secrète.
Peut-être qu’en dépit des croyances, des apparences et de ses mythes, l’Amérique est aussi calcifiée que n’importe quel autre pays ou culture et qu’il lui est aussi difficile, voire davantage, de tourner la page. Difficile de se projeter dans l’avenir si on s’accroche au passé, surtout à un passé qui n’existe pas.


Après l’assassinat de Sitting Bull, Lyman Frank Baum, le rédacteur en chef de l’Aberdeen Saturday Pioneer écrivit : « Les Blancs, par la loi de la conquête, par la justice de la civilisation, sont les maîtres du continent américain ; la meilleure protection des colonies à la frontière sera assurée par l’annihilation totale des derniers Indiens. Pourquoi ? Leur gloire s’est envolée, leur courage est brisé, leur virilité effacée ; qu’ils meurent plutôt qu’ils ne vivent, ces misérables. »
Quinze jours plus tard, à la suite du massacre de Sioux à Wounded Knee, dans le Dakota du Sud, il continua dans la même veine : « Le Pioneer a déjà dit que notre sécurité est subordonnée à l’éradication des Indiens. Après leur avoir causé du tort pendant des siècles, nous devrions, pour protéger notre civilisation, y ajouter un tort supplémentaire et effacer de la surface de la terre ces créatures indomptées et indomptables. Là réside la sécurité de nos colons et de nos soldats. »
On lui doit des années plus tard, Le Magicien d’Oz, grand classique de la littérature enfantine.


L’Histoire est beaucoup plus complexe qu’une succession d’événements, de dates et de personnages. C’est un long fil narratif dont nous choisissons ou pas d’ignorer le contexte. Nous enterrons certains récits que nous oublions. Nous perdons leur trace. Nous ne les remarquons plus parce qu’ils se dissimulent derrière des noms de lieux dont nous choisissons de ne pas explorer les origines : Keokuk et Black Hawk, Ottumwa et Kaskaskia, etc.
Nous en passons sous silence parce que, dit-on, la fin justifie parfois les moyens, et que le butin revient aux vainqueurs à qui revient aussi de faire le récit de la victoire, ce qui ne signifie pas qu’ils écrivent l’Histoire. L’Histoire reste. L’Histoire est ce qui a été, et non ce dont nous nous souvenons. Ni la façon dont nous la racontons.
Racontez-la de travers et elle surgira de l’eau au moment où vous vous y attendrez le moins, et elle vous estourbira.
Effacez les traces, les actes resteront. Érigez des statues ou brisez-les, nos actes passés ou futurs resteront. Les livres, la politique, les grandes idées ne sont que des masques. Les faits ne peuvent être effacés, brisés ou ignorés. Qui nous glorifions et comment en dit plus sur nous et notre époque que sur les morts et leur temps.
L’amnésie est notre instrument le plus sûr. Plus sûr que le regret. En oubliant, nous nous autorisons à ne pas savoir et à ne pas réfléchir à ce qui a été et à ce que nous avons fait autrefois pour être là aujourd’hui et posséder ce que nous possédons. Si la gloire et les gains sont collectifs, la culpabilité doit l’être également. L’Histoire est ce qui nous a amenés jusqu’ici collectivement.
Si je n’ai jamais eu d’esclaves, jamais tué d’Indiens ni volé leurs terres, si je n’ai jamais fait la guerre, je bénéficie de ceux qui l’ont fait. À ma façon, j’ai profité de l’esclavage, du vol et du sang répandu, de même que j’ai profité de l’évolution de l’humanité et du progrès technologique, comme j’en ai souffert aussi. Si je suis incapable de le reconnaître, je m’ampute de quelque chose. C’est le propre de l’Histoire de l’humanité et des histoires nationales en particulier. Nous sommes responsables des bienfaits comme des méfaits. Nous ne pouvons nous glorifier des premiers qu’à la condition de reconnaître et de répudier les seconds, de nous en repentir. Alors nous pourrons commencer à reconstruire, une poignée de main, une tape dans le dos, un geste amical, un mot gentil à la fois.
Le sens de l’Histoire advient comme le lever du jour : doucement, progressivement, sans crier gare. Soudain, il est là, telle Athéna, équipé de pied en cap, prêt à engager la bataille.
Il n’y a pas de retour en arrière. On ne défait pas ce qui a été fait. Mais on peut réparer.


Soudain j’entends un gros ploc dans mon dos. Je me retourne à demi pour tenter de voir ce que c’est. Aussitôt j’entends un autre ploc sur le côté. Puis un autre. Et encore un autre. Bientôt tout un banc de poissons saute en l’air et dans tous les sens. C’est prodigieux. À distance, c’est un spectacle dont je suis l’observateur curieux. Soudain l’un d’eux me rejoint dans le bateau, si violemment agité qu’il retourne à l’eau avant que j’aie pu l’assommer d’un coup de pagaie pour en faire mon déjeuner. Puis une énorme carpe vient s’écraser contre mes côtes.
La folie perturbe soudain la paix. Moins d’une minute plus tard, l’éruption de poissons cesse. Le calme revient. D’un coup, sans prévenir. Le chahut dans ma tête, lui, ne se calme pas. La première fois, c’est presque drôle. Ça fait un choc de voir des poissons littéralement sauter hors de l’eau et pleuvoir comme des bombes. Après, c’est de moins en moins amusant. Mais, en dépit de la fréquence des attaques, c’est un spectacle en soi. Les uns après les autres, d’immenses bancs de poissons sautent en l’air à plus de deux mètres de haut, ils éclaboussent partout, se jettent sur vous. Dès la première éruption, le plus effrayant est de comprendre que ces explosions de carpes peuvent vous blesser, et même vous assommer, n’importe quand. Vous êtes tout le temps sur le qui-vive.


Le fait est qu’on vit dans une petite bulle. Qu’on s’en rende compte ou non, on est tous repliés sur notre petit milieu, on ne voit pas grand-chose d’autre, en partie parce que la bulle est plutôt confortable. Si j’ai fait ce premier voyage, c’était pour quitter ma zone de confort, faire un truc que je n’avais jamais fait avant, un truc un peu risqué, qui ferait que je me sentirais vivant.


À South Saint Paul, un peu plus bas, j’ai vu une église. (...)
Il y avait deux églises autrefois. Une paroisse noire, l’autre blanche. Les deux connaissaient de graves difficultés financières en raison du vieillissement de la population et de l’évolution des modes de vie qui avaient éclairci leurs rangs. Elles auraient pu fermer leurs portes. Elles avaient décidé au contraire de fusionner.
Je ne sais pas comment les choses se sont passées. Peut-être à la manière d’une petite annonce dans le journal : paroisse blanche célibataire, trente-cinq fidèles, cherche paroisse noire, célibataire, de taille, mentalité et impécuniosité semblables pour fusion spirituelle et plus si affinités. Et puis ? Pile ou face pour savoir lequel ex-pasteur devient le nouveau ? Ou bien prêchent-ils chacun à leur tour ?
Toujours est-il que la paroisse noiraméricaine et la paroisse blanchaméricaine ont uni leurs cœurs et leurs âmes pour ne faire plus qu’une. « Nous ne sommes ni une paroisse noire, ni une paroisse blanche, me dit Oliver White. Nous sommes une seule paroisse. » Oliver White et Lisa Bodenheim sont co-pasteurs. Pour eux, Grace-Clark United Church of Christ n’est pas une église unie mais une église qui unit. « Couleur de peau, âge, genre, statut, ça n’a aucune importance et ça ne compte pas ici, dit Oliver. On laisse tout ça à la porte. »
Je ne sais pas pourquoi un fait a priori très ordinaire devrait me paraître aussi remarquable. C’est une église après tout, un lieu de rassemblement, de communion. S’il y a bien un endroit où les divisions devraient s’effacer, c’est à l’église. « Pour moi, c’est une évidence, poursuit Oliver. En agissant ainsi, vous élargissez votre monde, comme nous avons élargi le nôtre. Plus ça va, plus on se rend compte qu’on est pas si différents les uns des autres. Il est temps pour l’église noire et pour l’église blanche de faire tomber les barrières de la division et de se rassembler. »
Plus facile à dire qu’à faire dans un pays où Martin Luther King disait de l’heure du culte du dimanche matin qu’elle était la plus ségréguée d’Amérique. C’était un office tout simple avec des cantiques. Quelqu’un m’a montré la bonne page dans le livre de chants. Oliver a prêché. Lisa a fait quelques annonces.
Le Minnesota n’est pas le Sud profond. C’est encore l’Amérique. La religion ne rassemble pas comme elle le prétend. Trop souvent en réalité elle conduit à plus de divisions.


Les fleuves, c’est comme la vie. Ils passent devant vous, en silence la plupart du temps, sans se faire remarquer, peut-être qu’ils vont quelque part où on voudrait aller. La plupart du temps, on reste assis là, sur la berge, et c’est comme si on voyait passer sa vie. On peut pas toujours attendre, en spectateur. On doit trouver ce qu’on est censé faire et le faire. On appelle ça la destinée. Tout le monde en a une. Enfin, c’est ce qu’on dit.


Devant le restaurant de Saint Francisville, j’étais resté de longues minutes à me demander, vu mon état, si je devais tenter le diable. Rien, absolument rien, ne permettait de dire que je posais un problème, rien qui suggérait que je n’étais pas le bienvenu, rien pour me donner l’impression que j’aurais dû entrer par la porte de service ou attendre dehors qu’on me livre mon repas à emporter. On ne m’avait pas conduit à la table la plus à l’écart, dans le coin le plus sombre. Je m’étais installé, on était venu prendre ma commande, j’avais été servi et avais fait un excellent repas. Une fois dehors, je m’étais étonné.
L’étonnement aussi est pernicieux. Il vous tient sur vos gardes, en déséquilibre. On ne sait jamais à quoi s’attendre, ni quelles règles s’appliquent, quand et où, s’il y en a. C’est ainsi que le pouvoir s’exerce sur ceux qui n’en ont pas. L’ignorance, l’absence de certitudes, de règles sûres transforment le sol en sables mouvants.
Du temps où j’étais ado, mes parents et moi rentrions, un soir, du Kentucky Derby. Nous étions à mi-chemin mais trop fatigués pour conduire toute la nuit. On avait fini par dormir quelques heures dans la voiture, sur le parking d’un motel où mon père avait tenté d’obtenir une chambre.
« Le gars à la réception dit que c’est plein », nous avait-il annoncé.
C’était peut-être vrai. Peut-être aussi que mon père ne voulait pas dépenser d’argent pour quelques heures de sommeil alors que nous étions si près de la maison. Il était comme ça aussi. Il se peut également que dans un petit motel de l’Indiana rural, il y eût de la place, mais pas pour nous. Je ne le saurai jamais.
Ce qui advient, et comment, dépend dans une large mesure de l’interprétation qu’on en fait, de la façon dont on s’en dépêtre ou se les approprie. On peut s’interroger jusqu’à l’asphyxie, se mettre tout sur le dos ou sur celui des autres, entretenir sa rancune ou laisser celles de l’Histoire étayer nos croyances. Ou bien laisser les choses couler comme l’eau sur les ailes du canard et avancer malgré tout. On peut résister, insister ou regarder tout simplement, comme si ce qu’il se passe arrivait à quelqu’un d’autre et n’avait pas de réalité.
Facile à dire quand on a eu la chance de tomber du bon côté de la barrière et de pouvoir se demander, comme un survivant des camps de concentration, pourquoi on a été épargné. Du bon côté de la barrière, on peut se permettre de ne pas prendre les choses au sérieux. Mais ce n’est pas le cas de tout le monde.


À chaque rencontre je peux jauger le caractère d’une personne. Collectivement, peut-être reflètent-elles celui du pays.
Une des principales inconnues avec laquelle les Européens ont vécu à leur arrivée dans ces vastes contrées sauvages était la peur permanente d’être attaqués par ceux-là mêmes dont ils volaient les terres, qu’ils conquéraient et réduisaient en esclavage. D’emblée, la peur était dans le brouet, mêlée à l’injustice et à la duplicité. Les attaques pouvaient surgir de n’importe où : mettez les roulottes en cercle. Armez-vous. Protégez-vous. Soyez les défenseurs de l’hypocrisie.
La peur incube dans l’Histoire. Elle vit dans les gènes. S’épanouit dans la pensée moutonnière. Quand les individus pensent en tant que membres d’un groupe, et non par eux-mêmes, ils pensent et agissent comme la tribu agirait ou voudrait qu’ils agissent.
L’individu se perd dans le groupe.
Impossible d’y échapper, à moins de tomber dans le piège de l’opposition binaire victime-agresseur, le manque de chance ou la maîtrise de son destin. Nous ne sommes jamais tout l’un ou tout l’autre, quoi qu’on en pense. On n’est jamais entièrement à l’abri des zigzags d’un chauffard ivre ; on ne peut jamais totalement écarter les coups du sort, pas plus que contrôler les gestes et les réactions d’autrui.
Il y a l’accident et l’intention, mais il n’y a pas à s’ériger en victime du fait d’être renversé par un chauffard ivre, ni parce qu’on a laissé autrui révéler son vrai visage, ou être ce qu’il est vraiment, généreux ou abruti. J’ai choisi de graviter vers les généreux et de faire mon possible pour éviter les abrutis, sans laisser ni les uns, ni les autres, empiéter sur mon intimité.
C’est le pouvoir dans lequel je crois. Je n’ai pas la main sur le mal qui est fait, la stupidité des uns ou la générosité des autres, ni sur les conséquences. Je ne peux contrôler, si tant est que ce soit possible, que moi-même. Je peux refuser de conduire un train vers les camps de la mort. Je peux refuser de frapper un manifestant à la tête. De tirer le premier. D’avoir peur. Je peux perdre mon emploi pour ça, mais je peux refuser. Je peux perdre ma vie aussi, mais je peux refuser.
Si je ne refuse pas, si je n’aide pas, c’est parce que c’est dans ma nature.
De même, je peux tenir la porte à quelqu’un en sortant d’un immeuble, mais je ne peux pas obliger cette personne à la tenir pour la suivante. Je peux m’attrister que ma courtoisie ne soit pas imitée, mais je ne peux y forcer quiconque, pas plus que je ne peux passer ma journée à tenir la porte aux gens. Je ne peux faire que ce qui est en mon pouvoir. Aussi tragique ou magique que soit l’issue, je ne peux faire que ma part et adapter mes propres réactions à ce qu’il se passe et ses conséquences. Je ne suis pas responsable des actes des imbéciles. Je n’y peux rien. La victimisation laisse à penser le contraire, qu’en quelque sorte c’est de ma faute. La victimisation consiste à céder trop de soi-même.
Victime ou attaquant, être au bon endroit au bon moment, au mauvais endroit au mauvais moment ou au bon endroit au mauvais moment, comme au baseball, nous sommes tous à la batte, à fixer le lanceur et à réagir à la trajectoire de la balle – accélérée, ondoyante, molle – pour tenter de la frapper. C’est souvent la manière dont on réagit au lancer, la façon dont on gère une situation donnée, qui fait la différence et qui, j’en suis convaincu, révèle en retour notre nature.


Nous ne savons que ce que nous savons au moment où nous le savons. Rares sont les visionnaires capables de relier les points avant qu’ils apparaissent tous ou d’anticiper ce qui aurait pu être avant que les faits se réalisent. Envisager un avenir meilleur nécessite des lunettes que la plupart d’entre nous n’ont pas ; c’est pourquoi nous subissons un avenir tissé de conséquences inattendues que nos actes et erreurs passées ont provoquées. Nous agissons en espérant que tout se passera au mieux.


Le voyageur par beaucoup d’aspects ressemble à un artiste. Le voyage est une toile vide, une page blanche, un bloc de pierre qui attend d’être buriné et sculpté. Il n’est rien, tant que l’envie ne se manifeste pas d’attaquer la toile, l’obligation de transformer la pierre, le besoin de s’aventurer quelque part en ayant conscience non seulement de la destination, mais du parcours. La quête du voyageur est celle de l’artiste. Un défi lancé à soi-même. Une remise en cause de ses croyances, la conscience qu’en transformant la toile on se transforme soi-même.


Mais l’aventure ne s’achève pas au prétexte que nous parvenons à un point d’arrivée. Que nous restions tranquilles, que nous parcourions mille kilomètres, un million ou une dizaine seulement, le voyage ne se termine jamais : immanquablement il nous ramène à nous-même.


 

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