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Titre : Personne morale
Auteur : Justine AUGIER
Parution : 2024 (Actes Sud)
Pages : 288
Présentation de l'éditeur :
Le cimentier Lafarge, fleuron de l’industrie française, est mis en cause
devant les tribunaux pour avoir, dans la Syrie en guerre, maintenu
coûte que coûte l’activité de son usine de Jalabiya jusqu’en septembre
2014, versant des millions de dollars à des groupes djihadistes, dont
Daech, en taxes, droits de passage et rançons, exposant ses salariés
syriens à la menace terroriste après avoir mis à l’abri le personnel
expatrié.
Justine Augier documente le travail acharné d’une poignée de jeunes femmes – avocates, juristes, stagiaires – qui veulent croire en la justice, consacrent leur intelligence et leur inventivité à rendre tangible la notion de responsabilité. Leur objectif marque un tournant dans la lutte contre l’impunité de ces groupes superpuissants : faire vivre et répondre de ses actes cette “personne morale” qu’est l’entreprise, au-delà de ses dirigeants, pour atteindre un système où l’obsession du profit, la fuite en avant et la mise à distance rendent possible l’impensable.
Minutieux et palpitant, Personne morale fait entendre les voix des protagonistes et leurs langues, si révélatrices, explore la dysmétrie des forces, la nature irréductible de l’engagement des unes, du cynisme des autres. Dépliant, avec une attention extrême, un engrenage de faits difficiles à croire, ce livre est une quête de vérité qui traque dans le langage et dans le droit les failles, les fissures d’où pourrait surgir la lumière.
Justine Augier documente le travail acharné d’une poignée de jeunes femmes – avocates, juristes, stagiaires – qui veulent croire en la justice, consacrent leur intelligence et leur inventivité à rendre tangible la notion de responsabilité. Leur objectif marque un tournant dans la lutte contre l’impunité de ces groupes superpuissants : faire vivre et répondre de ses actes cette “personne morale” qu’est l’entreprise, au-delà de ses dirigeants, pour atteindre un système où l’obsession du profit, la fuite en avant et la mise à distance rendent possible l’impensable.
Minutieux et palpitant, Personne morale fait entendre les voix des protagonistes et leurs langues, si révélatrices, explore la dysmétrie des forces, la nature irréductible de l’engagement des unes, du cynisme des autres. Dépliant, avec une attention extrême, un engrenage de faits difficiles à croire, ce livre est une quête de vérité qui traque dans le langage et dans le droit les failles, les fissures d’où pourrait surgir la lumière.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Avis :
Après De l’ardeur, récit consacré à l’avocate syrienne Razan Zaitouneh, figure de la révolution populaire du printemps 2011 portée disparue depuis 2013, Justine Augier s’intéresse, toujours dans le registre pot de terre contre pot de fer, à la persévérance d’une poignée de juristes françaises et allemandes soutenant une plainte contre le cimentier Lafarge pour “financement d’organisation terroriste”, “mise en danger délibérée d’autrui” et “complicité de crime contre l’humanité”.
Entre 2013 et 2014, alors que la guerre faisait rage en Syrie, la multinationale aurait financé le terrorisme et Daech pour maintenir en activité son usine de Jalabiy, à moins de cent kilomètres de Raqqa, évacuant ses expatriés mais fermant les yeux sur les dangers courus par ses salariés syriens. Interpelées par les témoignages de quelques-uns de ces hommes, une juriste et deux stagiaires de l’ONG Sherpa engagée dans la défense des droits humains et de l’environnement commençaient il y a huit ans à rassembler les faits et les preuves pour convaincre les juges d’instruction d’ouvrir une enquête.
Mis en examen depuis 2018, le groupe cimentier qui, également poursuivi aux Etats-Unis pour atteinte à la sécurité nationale, a préféré éviter le procès en plaidant coupable d’avoir financé l’État islamique et en s’acquittant d’une lourde amende, est encore en attente de jugement en France, ses avocats s’ingéniant à jouer la montre à coups de recours procéduriers. Toujours est-il qu’après la BNP au Rwanda et Lundin Energy au Soudan, toutes deux poursuivies pour crimes internationaux, c’est la première fois avec Lafarge qu’une personne morale doit rendre compte en France pour sa complicité dans des crimes contre l’humanité. Une avancée que le récit s’émerveille de devoir à la détermination d’une poignée de femmes employées par de petites associations et tenant miraculeusement tête aux armadas d’avocats des cabinets les plus puissants.
Car, et c’est sans doute ce qui rend ce livre tout à fait prenant, la trame narrative choisie par Justine Augier s’attache avant tout, au-delà de l’affaire Lafarge décrite avec sérieux et objectivité, à la dynamique impulsée par une minorité d’acteurs se relayant patiemment, sans jamais baisser les bras, pour faire contre-pouvoir et obtenir que des lignes réputées immuables finissent par bouger. D’un côté, des hommes de pouvoir obsédés par le profit. De l’autre, quelques femmes portées par leur foi dans le droit et s’appliquant avec inventivité à se glisser dans le moindre interstice favorable à la justice. C’est une longue course de relais, un véritable sacerdoce usant et souvent désespérant, mais aussi la démonstration que le progrès est permis dans la défense des droits humains face au cynisme de l’argent et du profit à tout crin.
Enquête documentée sur une affaire symbolique des (ir)responsabilités des entreprises présentes en zones de guerre, ce livre passionnant et accessible est surtout une réflexion pleine d’espoir sur l’engagement et sur l’idéalisme, et un vibrant hommage à celles et ceux qui, fourmis de l’ombre, se relaient pour la seule satisfaction de voir doucement progresser la cause de la justice et des droits de l’homme. (4/5)
Entre 2013 et 2014, alors que la guerre faisait rage en Syrie, la multinationale aurait financé le terrorisme et Daech pour maintenir en activité son usine de Jalabiy, à moins de cent kilomètres de Raqqa, évacuant ses expatriés mais fermant les yeux sur les dangers courus par ses salariés syriens. Interpelées par les témoignages de quelques-uns de ces hommes, une juriste et deux stagiaires de l’ONG Sherpa engagée dans la défense des droits humains et de l’environnement commençaient il y a huit ans à rassembler les faits et les preuves pour convaincre les juges d’instruction d’ouvrir une enquête.
Mis en examen depuis 2018, le groupe cimentier qui, également poursuivi aux Etats-Unis pour atteinte à la sécurité nationale, a préféré éviter le procès en plaidant coupable d’avoir financé l’État islamique et en s’acquittant d’une lourde amende, est encore en attente de jugement en France, ses avocats s’ingéniant à jouer la montre à coups de recours procéduriers. Toujours est-il qu’après la BNP au Rwanda et Lundin Energy au Soudan, toutes deux poursuivies pour crimes internationaux, c’est la première fois avec Lafarge qu’une personne morale doit rendre compte en France pour sa complicité dans des crimes contre l’humanité. Une avancée que le récit s’émerveille de devoir à la détermination d’une poignée de femmes employées par de petites associations et tenant miraculeusement tête aux armadas d’avocats des cabinets les plus puissants.
Car, et c’est sans doute ce qui rend ce livre tout à fait prenant, la trame narrative choisie par Justine Augier s’attache avant tout, au-delà de l’affaire Lafarge décrite avec sérieux et objectivité, à la dynamique impulsée par une minorité d’acteurs se relayant patiemment, sans jamais baisser les bras, pour faire contre-pouvoir et obtenir que des lignes réputées immuables finissent par bouger. D’un côté, des hommes de pouvoir obsédés par le profit. De l’autre, quelques femmes portées par leur foi dans le droit et s’appliquant avec inventivité à se glisser dans le moindre interstice favorable à la justice. C’est une longue course de relais, un véritable sacerdoce usant et souvent désespérant, mais aussi la démonstration que le progrès est permis dans la défense des droits humains face au cynisme de l’argent et du profit à tout crin.
Enquête documentée sur une affaire symbolique des (ir)responsabilités des entreprises présentes en zones de guerre, ce livre passionnant et accessible est surtout une réflexion pleine d’espoir sur l’engagement et sur l’idéalisme, et un vibrant hommage à celles et ceux qui, fourmis de l’ombre, se relaient pour la seule satisfaction de voir doucement progresser la cause de la justice et des droits de l’homme. (4/5)
Citations :
Quand elles en parlent et qu’on risque de les entendre, elles disent juste : L., et cette initiale a le pouvoir de faire surgir l’histoire : pour que leur cimenterie syrienne de Jalabiya continue de tourner malgré la guerre, les responsables de la multinationale et de sa filiale auraient financé des groupes armés, dont Daech, sans pouvoir ignorer les crimes commis par ces groupes ni leur gravité. Ils auraient aussi mis en danger la vie de leurs salariés syriens, qui devaient chaque jour passer des heures sur les routes pour se rendre à l’usine et en revenir, franchissant des checkpoints à l’aller puis au retour, se faisant attaquer et kidnapper parfois, alors que les dirigeants avaient jugé la zone trop dangereuse pour que leurs salariés expatriés continuent d’y travailler.
Elles ne viendront pas à bout de toute l’affaire, le savent et l’admettent, elles ne sont ni juges ni enquêtrices, connaissent leur rôle et ses limites : faire suffisamment bien pour convaincre les juges d’instruction d’ouvrir une enquête, pour caractériser chaque infraction identifiée en lui donnant corps, en réunissant assez de faits et de preuves.
Ces infractions se sont imposées à elles, nombreuses : financement d’entreprise terroriste, mise en danger délibérée de la vie d’autrui, exploitation abusive du travail d’autrui, conditions de travail indignes, travail forcé et réduction en servitude, négligence et complicité de crimes contre l’humanité. Jamais ce dernier chef d’accusation n’a été retenu contre une entreprise et le président de l’association leur dit que ce n’est pas raisonnable, que ça ne marchera jamais. Mais elles ont décidé d’essayer, coup de poker, parce qu’elles ont tout de suite éprouvé la justesse de ce chef pour lequel – et c’est peut-être aussi la raison qui les a poussées à le conserver – elles avancent sans jurisprudence, d’une façon flippante mais galvanisante, parce qu’elles ne répliquent rien mais ouvrent une voie et inventent.
Leurs motivations ne se recoupent pas complètement et ces femmes sont plus ou moins engagées, plus ou moins militantes, mais toutes sont convaincues que les multinationales doivent enfin devenir des justiciables comme les autres.
En début d’après-midi, ils comparaissent les uns après les autres devant les juges d’instruction qui les interrogent à leur tour, de façon directe, en ramassant et en compressant les faits, comme pour aider les hommes à comprendre : Qu’est-ce qui justifiait que des organisations terroristes et notamment Daech – dont les actes criminels ont gravement et irrémédiablement porté atteinte à la France – soient ainsi financées à hauteur de la somme de 12 946 562 euros par Lafarge entre 2011 et 2015 ?
Pour les trois juristes, il ne suffit pas de viser des dirigeants qui pourront être licenciés sans que rien ne change vraiment dans la façon dont l’entreprise favorise le profit économique au détriment du respect des droits humains. Les responsables de Lafarge ont agi comme ils l’ont fait parce qu’ils fonctionnaient dans un système qui rendait possible la commission des crimes, et ces crimes ont d’abord profité au système, au groupe et à ses actionnaires, à la personne morale, notion trouble, nécessaire pour les uns et suspecte pour les autres, que la France a choisi de faire entrer dans son Code pénal au début des années 1990 : Les personnes morales sont responsables pénalement des infractions commises pour leur compte, par leurs organes ou leurs représentants, se dotant ainsi d’un outil pour mieux appréhender et incarner la puissance des grands acteurs économiques. Mais le droit international pénal ne retient pas ce concept qui divise, oppose ceux qui sont persuadés qu’il correspond à une réalité à ceux qui évoquent une construction, une “fiction juridique”, qui répètent qu’on ne peut pas dîner avec une personne morale, se demandent comment on peut prouver l’intention d’une telle personne et comment la faire asseoir sur le banc des accusés, qui ne cherchent pas à se la figurer, à l’imaginer, ignorant peut-être que parfois, la fiction reste un instrument puissant pour approcher les réalités les plus troubles.
Dans leur arrêt, les juges ont évoqué les crimes contre l’humanité commis par Daech, ont choisi d’en mentionner certains : l’exécution d’un garçon de quinze ans accusé de blasphème, l’exécution de quatre cents jeunes hommes à Tabqa, à quatre-vingts kilomètres au sud de l’usine, le 2 septembre 2014, la décapitation des jeunes de la tribu des Chaitat le 30 août 2014, pour leur refus de prêter allégeance.
Et puis ils ont écrit ces mots, qui inscrivent dans le droit une certaine conception de la responsabilité : C’est la multiplication d’actes de complicité qui permet de tels crimes.
Au moment où les grands actionnaires se retrouvent à Saint-Moritz, une proposition de loi est votée, une loi dont l’affaire Lafarge a sans doute précipité l’adoption et pour laquelle les juristes de Sherpa se battaient depuis des années, avec d’autres ONG sans compétences juridiques mais aux réseaux importants, avec certains députés et professeurs de droit, une loi qui vise à rendre les maisons mères responsables des actions de leurs filiales et sous-traitants.
Le procès devrait se tenir devant le tribunal correctionnel, convoquer les personnes mises en examen et la personne morale, sauf si Lafarge réussit à y échapper en se fondant sur le “non bis in idem”, mots qu’Anna prononce toujours vite et en marquant si bien la liaison qu’il m’a fallu un moment pour les détacher les uns des autres, et comprendre qu’ils évoquaient ce principe selon lequel on ne peut être jugé deux fois pour un même crime. L’entreprise a été reconnue coupable de financement du terrorisme aux États-Unis, mais Cannelle et Anna ont déjà identifié des pistes pour contrer cette attaque à venir, pour préparer le combat qui s’annonce, s’assurer que la personne morale sera bien représentée sur le banc des prévenus, peut-être en 2025 ou 2026, qu’elle écopera d’une amende à la juste hauteur des crimes commis mais peut-être aussi d’une ou plusieurs des autres peines prévues par le Code pénal français – dissolution, suspension, exclusion des marchés publics, surveillance –, ces peines qu’il a fallu inventer pour punir une entité qu’on ne peut envoyer en prison.
Nous sommes de simples employés, incapables d’obtenir réparation où que ce soit. Et comme nous ne sommes pas des voyous, nous refusons de faire justice nous-mêmes. Pourtant nous avons joué le jeu, nous avons travaillé avec les juristes et les avocates, répondu aux questions des juges et des médias, avant d’attendre bien sagement pendant six ans, tandis que certains d’entre nous luttaient pour retrouver du travail ou tombaient malades. Et à la fin, personne ne nous dit : “Vous avez menti” ou “Vous avez eu tort”. Non, nous ne pourrons pas obtenir réparation à cause d’une simple question technique.
Où est donc votre fameuse justice ? On entend partout que pour être libres et voir ses droits respectés, il faut aller en Europe ; mais quelle différence finalement avec notre pays, dans lequel on peut être tués sans que personne ne s’en préoccupe ?
Où est donc votre fameuse justice ? On entend partout que pour être libres et voir ses droits respectés, il faut aller en Europe ; mais quelle différence finalement avec notre pays, dans lequel on peut être tués sans que personne ne s’en préoccupe ?
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