vendredi 10 janvier 2025

[Sorman, Joy] Le témoin

 



 

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Titre : Le témoin

Auteur : Joy SORMAN

Parution : 2024 (Flammarion)

Pages : 288

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Avec Le témoin, Joy Sorman poursuit, cette fois à travers la fiction, son exploration de nos « lieux communs », ceux qui racontent le monde et jettent une lumière crue et acérée sur la société dans laquelle nous vivons. Dans ce roman mâtiné de réel, l’auteure imagine qu’un homme, nommé Bart, pénètre à l’intérieur du palais de justice de Paris et décide de s’y installer clandestinement. Caché la nuit dans un plafond et arpentant le jour les salles d’audience, il assiste au spectacle de la justice – ou est-ce plutôt à celui de l’injustice ? Mais pour quelle raison Bart a-t-il quitté sa vie et organisé sa disparition ? Que cherche-t-il dans ce lieu inhabitable ?

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Joy Sorman est née en 1973. Elle se consacre d’abord à l’enseignement de la philosophie avant de se diriger vers l’écriture. En 2005 paraît son premier roman, Boys, boys, boys, lauréat du prix de Flore. En 2013, elle reçoit le prix François-Mauriac de l’Académie française pour Comme une bête. En 2014, La Peau de l’ours est sélectionné dans la liste du prix Goncourt. En 2021 elle publie À la folie chez Flammarion, qui est un grand succès critique et public.

 

Avis :

Après la boucherie, l’habitat insalubre ou encore l’hôpital psychiatrique, Joy Sorman investit la machine judiciaire pour un nouvel ouvrage, entre roman et documentaire, pointant encore une fois de terribles failles.

Son préalable à l’écriture étant une phase d’enquête immersive, l’auteur a assisté, une fois par semaine pendant un an, aux audiences du palais de Justice de Paris Porte de Clichy. Violences conjugales, incestes, stupéfiants, comparutions immédiates ou procès pour terrorisme : elle s’est faite le témoin des différentes formes de justice avant d’imaginer son personnage, Bart, un cinquantenaire au chômage qui, se sentant injustement mis au rebut de la société, décide de s’installer jour et nuit à l’intérieur d’un tribunal pour au moins se rassurer en observant la justice dans son fief.

A mesure des procès auxquels il assiste, comme l’auteur avant lui, en pur observateur distancié, ses commentaires révèle une réalité dérangeante. Une fois familiarisé avec les procédures et le langage qui codifient le monde judiciaire, Bart réalise avec stupeur le flux d’affaires misérables traité chaque jour à l’abattage par des Cours engorgées et débordées. Ce sont toujours les mêmes histoires, petits délits à répétition et affaires sordides de stupéfiants et de violence, impliquant la même frange de population pauvre parlant mal le français, traitées mécaniquement en quelques minutes par des magistrats épuisés par des conditions de travail de plus en plus difficiles. Pas le temps de s’appesantir sur les individus et leurs histoires personnelles. Leur parcours chaotique marqué par la maltraitance n’appelle en retour qu’une autre forme de maltraitance sociale, dans une spirale infernale irrémédiablement descendante puisque les mesures punitives ne règlent aucun des problèmes de fond à l’origine de ces situations.

Bientôt, un constat s’impose à Bart, frappé de voir qu’« ici plus qu’ailleurs le mépris de classe s’exprime dans la langue » et laisse « le pouvoir du côté de ceux qui manient le verbe comme un lasso » : l’activité judiciaire qu’il est venue observer finit par se résumer à une confrontation sans fin entre magistrats et couches défavorisées de la population, en une sorte de reflet symbolique d’une lutte des classes sociales empreinte de violence systémique. Loin de rendre la justice, les tribunaux travaillent au maintien d’un statu quo considéré comme naturel et légitime par les politiques et par ceux qui vivent bien, les yeux obstinément détournés des circonstances collectivement engendrées menant au dévissage de certains. L’on retrouve ici la question d’une responsabilité sociale collective si bien escamotée que n’est pas près de régresser l’engorgement des tribunaux et des prisons : un sujet traité chacun à sa façon par divers auteurs, comme l’ex-avocate pénaliste Constance Debré dans son roman Offenses, ou encore Estelle Tharreau dans plusieurs des siens.

Ni essai ni pamphlet, le roman permet à Joy Sorman d’ajouter une histoire symbolique à ses tristes constats sur le terrain. Du chômage et du dévissage économique à la glissade du mauvais côté du miroir judiciaire, quand votre dégaine désocialisée et votre squat clandestin d’un tribunal vous désigne déjà à la suspicion, la ligne de crête peut s’avérer glissante, achevant alors fort ironiquement de boucler la boucle du récit.

Un livre documenté et édifiant qui, comme l’auteur s’en est maintenant fait une spécialité à mesure de ses investigations de thématiques sociétales peu glorieuses, nous replace face à ce que nous refusons habituellement de voir. (4/5)

 

Citations :

Bart avait imaginé un peu de solennité pour ces hommes sortant de garde à vue, mais rien de cérémonieux ici, c’est mécanique, routinier et torve comme l’est une procédure bureaucratique.
L’un sort, un autre entre, à un rythme de plus en plus soutenu, indexé sur l’exaspération des magistrats, c’est un défilé vertigineux, Bart fatigue, et à présent, pourvu que ce soit le dernier, un policier introduit un homme, des hommes toujours, qui déclare vivre en foyer, a besoin d’un interprète, est accusé de trafic de cigarettes, un pauvre gars à qui on reproche d’avoir détenu frauduleusement des produits de tabac manufacturés sans justificatif d’origine, en vue de leur vente, d’avoir à Paris, ou en tout cas sur le territoire national, entre le 21 février et le 22 mars, sans être titulaire de la qualité de débitant de tabac, en l’espèce proposé à la vente sur la voie publique des cigarettes. Bart a l’attention qui flanche, mais il y aura encore une poignée d’hommes qui ont volé ou se sont battus, ivres ou camés, SDF ou en foyer, puis enfin, à vingt et une heures, la séance est levée, après huit heures d’audience.  
(...) Novice en la matière, Bart avait imaginé la dureté et les difficultés, mais assister au spectacle d’une justice d’urgence et d’abattage est d’une tout autre matière que de se figurer seulement cette brutalité. 
 

Bart avait découvert la veille l’importance de ces expertises psychiatriques au procès de monsieur Jacob et en avait conçu de la méfiance. Il lui semble aujourd’hui, à l’écoute de ce rapport accablant, que ces psychiatres qui ne sont pas censés juger mais éclairer font précisément l’inverse, préparant le terrain à la punition, fartant la piste répressive pour que s’élance le tribunal. (…)
Bart découvre aussi l’appétit des juges pour ces experts dont toute parole semble être tenue pour vraie, celui-là assénant des verdicts cliniques comme on plante des banderilles, pratiquant des examens inquisitoires comme on trépane, qui plus est en s’appuyant sur un entretien mené trois ans auparavant, au début de la détention, avec un homme fatalement différent de celui qui se tient aujourd’hui dans le box.
L’expert semble occuper une place de choix dans la scénographie judiciaire, symboliquement juché sur l’estrade entre le juge assesseur et le procureur, il est l’homme qui prétend décrire des tendances morales, pas davantage, mais aussitôt converties en infractions pénales par la cour, car il semble bien qu’on reproche au jeune magasinier son immaturité, qu’on l’accuse d’avoir un tempérament influençable, avant même de l’accuser d’avoir voulu rejoindre la Syrie. Sa faiblesse d’esprit ne sera pas considérée comme une circonstance atténuante, plutôt comme la confirmation de ses dispositions criminelles. L’homme à la barre n’a pas seulement commis une infraction, il ne s’est pas contenté de transgresser la loi, il a de mauvais penchants, un caractère déviant et suspect.
Le psychiatre redouble donc le délit – un acte répréhensible augmenté d’une mauvaise nature – quand Bart avait espéré qu’un expert en obscurité de l’âme serait plutôt venu au secours du prévenu.
 
 
Et quitte à entendre des experts, pourquoi pas un sociologue plutôt qu’un psychologue, qui serait venu évoquer un milieu, un environnement, mortifère peut-être, un état du monde, des forces sociales et pas seulement des pulsions intimes, qui serait venu multiplier les pistes, les tentatives de compréhension, puisqu’il y a toujours soi et le monde, il y a toujours des rapports, des liens, quand les mots du psychiatre ne nous donnent qu’une moitié d’homme, prélevée et isolée dans une éprouvette psychique, baignant dans sa solution acide d’immaturité et de vulnérabilité, hors de tout échange avec l’extérieur, hors de toute histoire, scruté par un savant comme une somme de manques, de carences, d’incapacités, jamais regardé plutôt comme un être dépossédé, privé, malmené, par, au choix, l’école, la famille, le marché du travail, que sais-je encore.


C’est à l’occasion d’un de ces programmes de la nuit consacré aux attentats qu’il avait appris qu’en matière de terrorisme, les intentions suffisent, que la justice terroriste moderne et quotidienne est tout autant préventive que prédictive – incohérente et déraisonnable avait-il pensé –, les individus n’étant plus jugés sur ce qu’ils ont fait mais sur ce qu’ils auraient pu faire, non pas sur ce qui a été commis mais sur ce qu’ils auraient pu commettre, pourraient peut-être commettre – désormais, plus besoin d’avoir agi pour être coupable. Une justice qui condamne avant le délit, l’anticipant, le supputant, le craignant, parfois le délirant, une justice qui juge une potentielle dangerosité et une réelle angoisse, celle de la société tout entière, une justice soumise à l’insistance médiatique et dogmatique, à la pression de l’opinion publique et de la veulerie politique, ses intérêts bien compris, à la confusion entre attentats sanglants déjoués et errance sociale et psychologique de pauvres types. C’est ce que Bart en avait retenu, et ce à quoi il assiste aujourd’hui. Et le prévenu le sait sans doute aussi, enfermé depuis trois ans pour des soupçons de terrorisme, il a appris à le savoir dans son quartier de déradicalisation, là où on fouille les crânes à la recherche de scories haineuses, escomptant que ces scories fassent office de preuves.


Comment prouver que l’on n’est pas dangereux ? L’innocence à la rigueur se démontre, mais pas l’innocuité. Est-ce que ces trois-là ne sont pas aussi nuisibles qu’inoffensifs ? À Bart cela semble assuré mais il ne saurait l’exprimer, comme il ne saurait trahir sa contrariété, celle qu’il ressent devant le caractère imprécis de cette infraction d’association de malfaiteurs terroriste, assez vague pour y faire correspondre une multitude de comportements, suffisamment molle pour se prêter à une justice d’exception, dérogatoire, au nom du risque zéro, pour s’abstraire du droit commun ; mais chez Bart l’amertume se signale sans excès, à bas bruit, ses traits restent fixes, l’agitation ne gagne pas son corps, les émotions rampent en silence sous la peau, ne chauffent pas son sang, atténuées dans leur expression par une nature discrète et taiseuse, alors il se contente de quitter la salle d’audience, et seule une moue de dépit ride furtivement son visage quand il découvre, face à lui, imprimé sur le mur de bois clair, narguant tous ceux qui sortent de la salle 4.33, un extrait de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : Tout homme est présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable. 


Bart (...) ressent une certaine appréhension à la vue de ces prévenus qui ne soignent pas leur présentation, aggravent d’emblée leur cas, le plus souvent faute de connaître les règles esthético-morales qui prévalent à l’audience, et confortent ainsi les préjugés du tribunal – le jugement étant l’expression officielle des idées reçues de la classe que la justice entend défendre, celle des honnêtes citoyens.


Quand Bart l’a vue se poster à la barre, bien campée, il a tout de suite su – il commence à avoir une petite expérience de la justice – que la jeune femme serait jugée pour ce qu’elle est, sa conduite générale, autant que pour ce qu’elle a éventuellement commis. Peu importe ce qu’on lui reproche, d’avoir à le démontrer ou non, le soupçon porte davantage sur sa personne, et si elle n’a pas dealé de drogue cette fois-ci, elle le fera très certainement plus tard, ou l’a déjà fait, son tempérament criminel ne faisant aucun doute aux yeux de la cour, une mauvaise nature que confirme l’étude de personnalité : la mère de la mise en cause était schizophrène et elle n’a pas connu son père, a été placée en foyer à six ans puis en famille d’accueil à dix, elle est autonome depuis ses dix-huit ans, a passé un bac pro restauration, a traversé une longue période de chômage avant une récente reconversion dans le marketing digital.


Mesdames messieurs du tribunal, je vous le demande, qui ici peut prouver l’efficacité du choc carcéral sur les récidivistes ? Vous connaissez la réponse mais je vais le dire à votre place, la prison fabrique des délinquants, ne réduit pas le nombre de crimes, plus on enferme plus la criminalité augmente, c’est documenté, les peines courtes favorisent la récidive, et l’incarcération, la vie qu’elle fait mener aux détenus, attise la colère et la misère, ils sont rongés par l’ennui, l’arbitraire, les abus de pouvoir, les mauvais traitements, l’humiliation, la promiscuité, ils en veulent à la terre entière et à la justice en particulier, à vous tous et à moi, dehors leurs familles dépérissent, s’appauvrissent davantage, succombent à leur tour à la délinquance, à l’intérieur quand on ne s’agresse pas on s’entraide, on prépare la sortie, pas la réinsertion mais le prochain mauvais coup qui permettra de rentrer à la maison et de remplir le frigo puisqu’on a perdu son boulot en prison, les inégalités s’aggravent, sédimentent, sans retour possible. Depuis deux cents ans on ne jure que par la prison qui prospère en circuit fermé, cultive la délinquance puis enferme les délinquants qu’elle a fabriqués, coûte un prix indécent et inutile à la communauté, financier et humain, c’est un gouffre, une aberration, c’est crétin et pervers, contre-productif, mais si on continue c’est bien qu’il doit y avoir d’autres raisons que le redressement moral, la correction, la réparation, c’est qu’on y trouve un intérêt supérieur, tapi sous une couche d’arguments fallacieux et vains, la constitution d’une population cantonnée, rappelée à l’ordre. On ne supprime pas les délits mais on les borne, on les assigne, on les gère à l’échelle d’une classe sociale, à qui on tient la bride courte, une classe jugée moralement décatie qu’on réprime, la répression valant traitement des inégalités, administration de la pauvreté, escamotage du problème, paresse politique, vilénie.


Le président ne dira pas comment faire autrement, quels sont les autres choix, ne proposera pas d’alternative, et Bart ne voit pas ce que ce jeune homme aurait bien pu faire d’autre que voler pour honorer sa dette. Il aurait eu le temps de se faire briser dix fois les genoux avant qu’un salaire de misère comme livreur à vélo chez Uber Eats ne lui permette de rembourser, mais le magistrat restera fidèle à la doctrine qui préside à ces singulières audiences : la misère, sa réalité crasse et butée, non négociable, cet imposant bloc de vie délabrée qui devrait prendre toute la place dans la salle d’audience, se planter là au milieu du tribunal et encombrer la vue de tous, atteindre les murs et le plafond, doit rester à la porte du palais. On accepte d’en apercevoir l’ombre furtive et rapide, la pauvreté de monsieur certes, la relégation, le chômage, le racisme, un élément parmi d’autres, et plutôt à la charge de l’accusé qu’on soupçonnera d’une récidive fatale faute d’insertion, quand cette pauvreté résorbe tout, gouverne la vie du prévenu. Bart verra le juge la saisir du bout des doigts seulement, avec une moue dubitative, avant de la lâcher et de détourner les yeux. Il ne veut pas savoir, ou le strict minimum, manière de ne pas paraître excessivement grossier, et le déni est à la mesure du bouleversement que cet aveu causerait : la précarité est implacable, inflexible, injuste. L’admettre à l’audience obligerait à relaxer tous les prévenus, à reconnaître leur impossibilité à faire autrement, car leur volonté n’est rien face à la tyrannie des forces sociales, alors on maintient l’étanchéité avec ce monde qui remue au-dehors, la foule dont Bart entend ici les échos tumultueux.


Au fil des audiences, Bart a noté que les prises de parole des procureurs, avec la dimension grandiloquente qu’exige leur statut, cèdent bien souvent à l’outrance et à la généralisation – il s’agit de tenir un discours sur l’insécurité dans les transports, l’insécurité généralisée, la menace qui se répand dans tous les plis de la ville. L’accusé est un prétexte, qui pensait avoir frappé un individu isolé mais qui en réalité a mis la société tout entière en péril, qui pensait avoir violenté une femme mais qui en réalité a giflé l’État lui-même. Bart a fini par comprendre que la dramatisation de l’acte autorisait la sévérité de la punition, le délit n’étant plus localisé, singulier, personnel, mais une agression contre la société ; c’est d’ailleurs à ce titre qu’il est répréhensible, il est un symbole, une métonymie, il dépasse largement cet homme schizophrène sous tutelle, il dépasse la victime qui ne s’est pas présentée à l’audience, comme si cela se passait entre un individu et l’État plus encore qu’entre un individu et un autre.


Bart aura le sentiment que l’air harassé avec lequel la peine est prononcée est celui d’un juge qui sait que ces condamnations à l’emporte-pièce sont inefficaces, aveugles, finalement sans objet, qu’elles tombent mécaniquement, non parce qu’elles seraient justes, pertinentes, efficaces, mais parce qu’il faut dire quelque chose, il faut bien faire quelque chose, jouer puisqu’on est sur scène, justifier l’audience qui se tient, la présence de tous, il faut combler les exigences et la fièvre des gouvernants et des gouvernés, leur désir que justice soit faite. Les juges, pauvres juges pense Bart, doivent rendre des comptes, on guette leur verdict, avec sous les yeux la carte des tarifs judiciaires, le tribunal ne voudrait pas être accusé de laxisme, il doit montrer qu’il a pris la mesure du problème, et ne pas se mettre le ministre et la police à dos, le métier est déjà assez éreintant et ingrat comme ça.


Il faut de nouveau repartir pour une salve de comparutions et Bart a maintenant le sentiment étrange que le juge a enflé depuis le début de l’audience, comme si l’ennui et l’irritation avaient dilaté sa silhouette, alourdi son visage, cerné désormais de bajoues, le menton gras reposant sur le rabat blanc plissé de sa robe, tel un personnage boursouflé d’une gravure de Daumier, caricature de la fonction. Tout son corps semble s’être relâché, à la fois distendu et congestionné, une baudruche, comme s’il allait éclater sous la pression immense et absurde, se désintégrer sous l’effet de l’accablement. La lassitude gagne maintenant toutes ses phrases, s’adressant aux assesseurs il ne s’exprime plus que par hochements de tête et marmonnements, tassé dans son fauteuil au fil des comparutions, leur rythme forcené, sans atermoiements, sans temps mort, écrasé par l’accumulation de contentieux, la litanie des stupéfiants, des vols, des violences, des trafics, ce manège sur lequel tournent toujours les mêmes, mêmes magistrats, mêmes délits, mêmes accusés fils d’immigrés, chômeurs, toxicomanes, SDF, et même peines prononcées selon une grille qui semble déterminée d’avance. Il n’a ni le courage ni le loisir d’expliquer la condamnation, de la justifier, le temps imparti lui permet seulement de vérifier les identités, de demander aux prévenus s’ils reconnaissent les faits, de les énoncer succinctement, il se contente de détenir la police d’audience, les yeux rivés sur l’horloge ; car c’est sous la guillotine du temps que repose la tête du prévenu, et plus le magistrat est agacé, plus l’avocat commis d’office blasé, plus la lame s’abattra férocement, sa trajectoire guidée par une somme d’éléments plus ou moins aléatoires – le Code pénal, l’apparence du prévenu, le surmenage du juge.


(…) ils le savent cependant, le nombre de dossiers à traiter est déraisonnable, et le président regrette certainement d’avoir accepté de juger la totalité des affaires mises au rôle par le parquet, pris dans l’éreintante routine judiciaire, l’abattage administratif, un monstre qui ne cesse de grossir et de dévorer ses enfants, qui ne connaît pas la satiété puisqu’on réprime de plus en plus, étendant le domaine de la punition à des gestes qui longtemps n’ont pas été criminels, le deviennent au gré des faits divers et des gesticulations politiques qui en résultent (…)


On crée du flux, la comparution immédiate n’est plus une procédure d’exception mais la gestion quotidienne d’une somme de comportements et de gueules qui ne nous reviennent pas, on s’efforce d’être rapide, efficace et rentable mais on est submergé, on traite en temps réel, les commissariats appellent le parquet de permanence, espèrent une garde à vue, un défèrement au tribunal pour améliorer leur taux de réussite, en un ou deux jours un individu interpellé fera l’objet d’un jugement, et finira le plus souvent incarcéré puisqu’on est plus sévèrement jugé en comparution immédiate que dans une procédure classique, la machine gronde, turbine, crache, brûlante et fumante, et Bart lui aussi se représente ces comparus immédiats comme des marchandises déposées sur le tapis roulant d’une chaîne d’assemblage, d’une ligne de montage, de démontage en l’occurrence, ces hommes équarris en public, dépecés par la boucle de la justice, les 3 × 8 des magistrats et des avocats, la greffière qui tape sans répit derrière son écran, la sonnerie de la pointeuse qui annonce le début de la séance, la salle d’audience transformée en usine, les peines en cadence et des coupables devenus les produits manufacturés du système pénal, une rampe de lancement les menant directement, une fois jugés, de la salle d’audience à la prison ; il imagine ces hommes propulsés par air comprimé dans un réseau secret et souterrain allant du dépôt du tribunal aux cellules des centres pénitentiaires, avalés par la trappe de la justice et recrachés à l’autre bout de la chaîne répressive.


Bart, qui s’efforce de constater plutôt que de déplorer, ne saurait accabler les juges pour cela, voudrait seulement que les choses soient dites, qu’on se mette d’accord sur le fait qu’une justice rendue par des hommes – irrationnels, pulsionnels, versatiles, c’est-à-dire injustes – à propos d’autres hommes – irrationnels, pulsionnels, versatiles, c’est-à-dire obscurs – ne peut pas être objective, car comment prendre une décision quand il reste toujours de l’indécidable, qui saurait racler le fond des crânes, sonder la fosse obscure des cœurs ?


(…) la prison n’est que cela, du temps prélevé, dû ; on paye son crime avec son temps, une quantité de temps de liberté qu’il faut céder quand c’est tout ce que possèdent les insolvables, leur seule propriété, il s’agit de payer sa dette avec le seul bien dont on jouit encore, un paquet de mois et d’années, du temps de vie qui en prison devient un temps pour rien, mortifère, asphyxié, vide, une matière noire qui aspire et siphonne la consistance des jours.


Les événements ont pourtant toujours de multiples origines, lesquelles ont par exemple amené Bart à s’installer au palais de justice ou cette femme en Syrie ; mais pour établir une responsabilité mieux vaut en identifier une seule, qu’on isolera, un individu de préférence, une cause de chair et de sang, qui pourra se présenter à la barre, incarnant et personnifiant le crime, le péché, cette accusée qui a fauté et qui doit expier, que l’on tiendra pour responsable, puisque la responsabilité est moins le constat d’une logique objective et interne – c’est si emmêlé à l’intérieur de cette femme, si obscur et aléatoire – qu’un jugement porté depuis l’extérieur de cette femme, depuis une estrade, un jugement qui se veut exemplaire, car le condamné est toujours un exemple, qui parfois paye pour tous ceux qui ont échappé, un exemple fabriqué à coups de considérations morales et d’hypothèses invérifiables – la malveillance, la perfidie d’une femme partie en Syrie.
Mais, à l’avoir écoutée, et puis ce sourire mélancolique, Bart a le sentiment que cette femme est moins une cause qu’un effet, un effet de tout ce qui est arrivé, une succession d’événements délétères. Et Bart lui-même se sent un effet plutôt qu’une cause, non l’origine d’une vie mais son résultat, à peine quelqu’un en réalité, peut-être une membrane qui vibre, du papier carbone, de la pâte, une matière malléable et poreuse.


Et c’est parce qu’il ne croit plus à la responsabilité individuelle, parce que je est un leurre et que moi est incertain – il lui préfère le nous, plus honnête, plus précis –, que Bart a le sentiment que la culpabilité de cette femme dédouane tous les autres, le dédouane lui aussi, lui permet de s’extraire de la longue et complexe chaîne des causalités – une femme responsable et tous les autres irresponsables, non coupables, non punissables, la communauté blanchie ; une femme paye pour nous, la réprouver est notre soulagement et notre acquittement.


L’impasse lui semble maintenant évidente : si le procureur représente les intérêts de la société, la défend, qui attaque la société, qui dénonce sa responsabilité à l’audience ? Bart l’appelle en secret à comparaître pour ses méfaits, pour sa part dans l’enchaînement des événements qui a conduit une femme en Syrie car, si la culpabilité est individuelle, la responsabilité est collective.


 

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