dimanche 12 janvier 2025

[Halfon, Eduardo] Tarentule

 



Coup de coeur 💓💓

 

Titre : Tarentule (Tarentula)

Auteur : Eduardo HALFON

Traduction : David FAUQUEMBERG

Parution : en espagnol (Guatemala)
                   et en français en 2024
                   (La table Ronde)

Pages : 208

 

 

 

 

 

 

PrĂ©sentation de l'Ă©diteur :  

En 1984, deux jeunes frĂšres exilĂ©s aux États-Unis retournent au Guatemala, au cƓur de la forĂȘt de l’Altiplano, participer Ă  un camp de survie pour enfants juifs oĂč les envoient leurs parents afin qu’ils n’oublient pas leurs racines. Mais un matin, les enfants, rĂ©veillĂ©s par des cris, dĂ©couvrent que le camp s’est transformĂ© en une chose bien plus sombre.
Les raisons et les ramifications de cet Ă©pisode de l’enfance du narrateur ne commenceront Ă  s’éclaircir que des annĂ©es plus tard au fil de rencontres fortuites – Ă  Paris avec une lectrice de Salinger devenue avocate, ou Ă  Berlin avec un ancien instructeur en chef du camp, aux yeux d’un bleu changeant, qui se promenait avec un serpent dans la poche et une Ă©norme tarentule sur le bras.
Entrelaçant passĂ© et prĂ©sent, rĂ©alitĂ© et fiction, Eduardo Halfon tisse un rĂ©cit foisonnant de symboles pour toucher du doigt les fondements de son identitĂ© : le cadre strict et rigoureux de la religion juive et le giron enveloppant et maternel du Guatemala.

 

Le mot de l'Ă©diteur sur l'auteur : 

Eduardo Halfon est nĂ© au Guatemala en 1971 et a passĂ© une partie de sa jeunesse aux États-Unis, oĂč il a fait des Ă©tudes de gĂ©nie industriel puis de littĂ©rature. AprĂšs ses Ă©tudes, il est revenu dans son pays natal pour enseigner la littĂ©rature Ă  l’universitĂ©. Il a ensuite vĂ©cu aux États-Unis, en Espagne et en France avant de s’installer Ă  Berlin avec sa femme et son fils.
Auteur de plusieurs romans et recueils de nouvelles traduits dans une quinzaine de langues, il a été couronné en 2018 du Prix national de littérature Miguel Ángel Asturias au Guatemala.
En France, son livre Signor Hoffman a reçu le prix Roger Caillois 2015 et Deuils le Prix du Meilleur Livre étranger 2018.

 

Avis :

L’écrivain guatĂ©maltĂšque Eduardo Halfon revient sur un Ă©pisode traumatisant de son enfance dans un livre troublant Ă  la lecture hypnotique.

En 1984, alors qu’il n’a pas treize ans et que, sa famille ayant fui le Guatemala deux annĂ©es plus tĂŽt, il vit en Floride, le jeune Eduardo est envoyĂ© avec son frĂšre cadet dans un camp de survie pour enfants juifs, en pleine jungle guatĂ©maltĂšque. Leurs parents entendent ainsi leur rappeler leurs origines. Ils ignorent que les encadrants ont Ă  cette fin dĂ©cidĂ© d’organiser le camp de maniĂšre concentrationnaire et, pour bien clouer leur identitĂ© juive dans la tĂȘte des enfants, de leur faire concrĂštement expĂ©rimenter ce que terreur nazie veut dire.

RĂ©veillĂ© par des cris dĂšs l’incipit ouvrant sur le premier matin, le jeune narrateur dĂ©couvre sur le bras du chef Samuel Blum ce que, dans son effarement, il prend d’abord pour une Ă©norme tarentule, mais qui, Ă  y mieux regarder, s’avĂšre une croix gammĂ©e. ChoquĂ© par les actes d’humiliation et de terreur qui se multiplient, le garçon finit par prendre la fuite et se perd seul dans les inhospitaliĂšres montagnes de l’Altiplano, Ă  plusieurs heures de marche de toute zone habitĂ©e. Sa survie n’a dĂ©cidĂ©ment plus rien d’un jeu. A la stupeur hallucinĂ©e initiale succĂšde la panique en milieu hostile et inconnu.

« Pourquoi obliger des enfants Ă  Ă©prouver ces souffrances et cette peur, Ă  vivre ce cauchemar ? Â» Et qui est au juste ce Samuel Blum ? Ce n’est que bien des annĂ©es plus tard, alors qu’établi Ă  Berlin, il y reconnaĂźt une camarade du camp et que, grĂące Ă  elle, il se retrouve face Ă  cet homme, que le narrateur a enfin l’occasion de poser ces questions qui le taraudent. A la frontiĂšre de la paranoĂŻa entre traumatisme, ressentiment et transmission d’une insurmontable mĂ©moire, les rĂ©ponses qu’il obtient ont tout pour ouvrir de nouveaux abĂźmes d’angoisse et d’interrogation : sur l’hĂ©ritage de la Shoah, sur l’antisĂ©mitisme encore aujourd’hui, sur l’auto-ghettoĂŻsation des communautĂ©s juives soucieuses de se resserrer dans les pays oĂč elles vivent, sur ce que peut reprĂ©senter d’ĂȘtre juif Ă  Berlin oĂč les traces du passĂ© sont partout, enfin sur l’identitĂ© quand, au final, c’est auprĂšs d’Indiens, dans un stoĂŻcisme endurant et mutique Ă©loignĂ© des cris et de la guerre, que le personnage du roman trouve rĂ©confort et protection.

Cousue des mille Ă©clats d’une mĂ©moire douloureuse, cette autofiction haletante et tourmentĂ©e, presque une histoire d’horreur, se lit en un seul souffle de sidĂ©ration pour finalement ouvrir, avec justesse et sincĂ©ritĂ©, quantitĂ© de questions sur la religion et sur l’identitĂ©. Un trĂšs grand coup de coeur. (5/5)

 

Citations :

Il s’agissait bien d’activitĂ©s d’endoctrinement. MĂȘme si je ne formulais pas la chose ainsi, mon analyse de prĂ©adolescent ne pouvant ĂȘtre aussi Ă©laborĂ©e. Mais quelque chose dans mon esprit encore naĂŻf a commencĂ© Ă  saisir que les jeux, les chants, les repas, les exposĂ©s et mĂȘme les marches dans la forĂȘt avaient un seul et unique but : nous inculquer non pas un judaĂŻsme religieux, ni un judaĂŻsme orthodoxe, ni un judaĂŻsme rĂ©formiste, ni mĂȘme un judaĂŻsme laĂŻc, chose Ă  laquelle je m’attendais peut-ĂȘtre ; non, tout le programme du camp Ă©tait conçu pour dĂ©velopper en nous le sentiment d’ĂȘtre un juif parmi les juifs. Comme les membres d’un club privĂ©. Les habitants d’une mĂȘme communautĂ©. Ou les citoyens obĂ©issants et bien Ă©duquĂ©s d’un État, en l’occurrence un État sioniste en plein Altiplano guatĂ©maltĂšque.
 
 
Elle avait commencĂ© Ă  me poser sa question sur la relation que j’entretenais avec le Guatemala et le judaĂŻsme, et j’avais aussitĂŽt su, Ă  son accent, qu’elle Ă©tait guatĂ©maltĂšque ; j’avais su aussi, au ton de ses paroles ou plutĂŽt Ă  la texture de ses paroles, qu’elle Ă©tait juive (cette reconnaissance entre juifs est une chose ineffable, mais aussi flagrante entre juifs que difficile Ă  expliquer Ă  une personne qui ne l’est pas).
 

C’était un petit Ă©criteau, ai-je continuĂ© d’expliquer Ă  Regina, en cĂ©ramique ou en ciment, avec des lettres majuscules noires sur fond blanc, fichĂ© dans la pelouse irrĂ©prochablement verte et soignĂ©e de l’entrĂ©e du club de golf, qui en interdisait l’accĂšs aux chiens comme aux juifs. J’ai lu cet Ă©criteau (ou j’ai eu vent de son existence) et, dans mon esprit d’enfant, j’ai tout de suite compris une chose : pour les membres de ce club, ai-je dit Ă  Regina, pour mes compatriotes guatĂ©maltĂšques, il n’y avait aucune diffĂ©rence entre un chien et moi. (
)
Je devais avoir cinq ou six ans quand j’ai dĂ©couvert cet Ă©criteau, lui ai-je dit (
). Et je n’ai jamais pu l’oublier, Regina. Ce n’est pas tant l’écriteau en soi que la sensation de rupture qu’il a provoquĂ©e en moi. À partir de lĂ , Ă  partir de cette phrase et de ce moment, mes deux mondes, le juif et le guatĂ©maltĂšque, se sont sĂ©parĂ©s Ă  tout jamais.
Ce qui Ă©tait, Eduardo, prĂ©cisĂ©ment l’intention de ceux qui ont dĂ©cidĂ© d’installer lĂ  cet Ă©criteau. Te sĂ©parer d’eux. T’éloigner. Te prĂ©senter comme quelque chose d’inhumain et de sale, comme un animal. C’est une stratĂ©gie qui a toujours Ă©tĂ© trĂšs claire pour les Allemands. Souviens-toi de la fameuse phrase Ă©crite par l’historien Heinrich von Treitschke dans un article universitaire en 1879, et qui un demi-siĂšcle plus tard a Ă©tĂ© adoptĂ©e et rĂ©pandue par les Nazis. Die Juden sind unser UnglĂŒck, a Ă©noncĂ© Regina dans un allemand impeccable. Les juifs sont notre malheur, a-t-elle traduit. Un slogan partout prĂ©sent dans ces annĂ©es-lĂ , sur des pancartes et des autocollants, sur les caricatures antisĂ©mites, et mĂȘme imprimĂ© chaque semaine en bas de la couverture du journal de propagande Der StĂŒrmer.
Et souviens-toi aussi, a-t-elle dit, sa cigarette toujours pointĂ©e sur moi, des dĂ©clarations de Himmler. Se dĂ©barrasser des juifs, disait Himmler, Ă©tait la mĂȘme chose que se dĂ©barrasser des poux. L’antisĂ©mitisme allemand, disait-il, n’a jamais Ă©tĂ© une question d’idĂ©ologie mais de propretĂ©.
Regina a poussĂ© un profond soupir, comme quelqu’un que ce genre d’écriteaux et d’injures n’étonne plus, et il m’est soudain revenu qu’un jour je m’étais aussi appelĂ© Israel. Il y a des annĂ©es, lui ai-je dit, avant notre dĂ©part du Guatemala, un enfant de ma classe s’est mis Ă  appeler Israel les rares garçons juifs de l’école, et Sara les rares filles juives. Pour cet enfant guatĂ©maltĂšque de dix ans, je n’étais pas Eduardo, mais Israel.
Regina a portĂ© sa cigarette Ă  ses lĂšvres et a semblĂ© agacĂ©e de constater qu’elle n’était pas allumĂ©e.
J’étais trĂšs jeune, ai-je poursuivi, et j’avais conscience qu’il s’agissait d’une blague antisĂ©mite, mĂȘme si je ne la saisissais pas tout Ă  fait. J’ai mis des annĂ©es Ă  comprendre que cet enfant l’avait empruntĂ©e aux Allemands. C’est que cette mĂȘme pratique avait Ă©tĂ© une loi dans l’Allemagne nazie : attribuer officiellement les prĂ©noms Israel et Sara Ă  tous les juifs et Ă  toutes les juives qui n’avaient pas un prĂ©nom typiquement juif (il existait une liste des prĂ©noms autorisĂ©s). Israel et Sara, ai-je rĂ©pĂ©tĂ©. Un peuple entier rĂ©duit Ă  deux prĂ©noms. Bien sĂ»r, a-t-elle rĂ©pondu, la seconde ordonnance portant application de la loi sur les changements apportĂ©s aux noms de famille et aux prĂ©noms, instaurĂ©e en 1938. L’enfant dans ta classe avait dĂ» l’apprendre de son pĂšre.
C’est possible, oui. De son pùre golfeur.
 

J’ai rĂȘvĂ© de mon pĂšre. Bien des annĂ©es ont passĂ©, et s’il m’est impossible de me remĂ©morer les dĂ©tails de ce rĂȘve aussi bref que fĂ©brile, je me souviens clairement de ses images, de ses mots, de son intensitĂ©, de son goĂ»t mĂȘme. Il y a des rĂȘves qui laissent un goĂ»t. Il y a des rĂȘves qui ne nous abandonnent jamais, comme si, toujours endormis, nous continuions de les rĂȘver pendant le reste de notre vie.
 
 
Bita’hon. SĂ©curitĂ© en hĂ©breu. Ainsi se nomme le service secret de sĂ©curitĂ© et de renseignement des communautĂ©s juives, formĂ© et dirigĂ© par certains de leurs membres dans chaque pays â€“ dans tous les pays â€“, bien que nul ne sache qui ils sont. Ce service est strictement clandestin. Et aussi strictement militaire. Ceux qui en font partie sont recrutĂ©s Ă  l’adolescence dans le plus grand secret (sans mĂȘme que leurs parents ne soient mis au courant), puis, pendant deux ou trois ans, prĂ©parĂ©s psychologiquement, mis Ă  l’épreuve et formĂ©s aux techniques de renseignement, aux techniques antiterroristes et au combat au corps Ă  corps, selon le systĂšme israĂ©lien de tactiques de lutte et d’autodĂ©fense connu sous le nom de krav-maga.


(
) Samuel m’a dĂ©clarĂ© avec gravitĂ© que les enfants juifs devaient apprendre le plus tĂŽt possible Ă  se dĂ©fendre contre les agressions physiques et les attaques verbales. Ils doivent apprendre le plus tĂŽt possible, a-t-il ajoutĂ©, que tous les autres sont antisĂ©mites, que le monde entier tourne autour de cette haine immĂ©moriale.


Tu ne sentiras pas la douleur si tu te contentes de lire des choses sur elle dans un de tes livres, puis il a abattu sa paume sur la table et j’ai imaginĂ© un juge et son maillet prononçant ma sentence.
D’accord, lui ai-je lancĂ© avec emportement (l’emportement n’étant pas, on le sait, synonyme de courage). Mais je ne comprends toujours pas, Samuel, pourquoi des enfants auraient besoin de ressentir cette douleur et cette peur. Pourquoi, nous, nous avions besoin d’en faire l’expĂ©rience.
Il est restĂ© silencieux quelques secondes, cherchant peut-ĂȘtre les mots de sa rĂ©ponse ou voulant donner plus d’espace et d’éclat Ă  ces mots.
Parce que les enfants doivent connaßtre la douleur de leurs parents, a-t-il dit. Parce que les petits-enfants doivent connaßtre la douleur de leurs grands-parents. Parce que ces fils de pute, a-t-il dit en fixant et en criant presque sur les deux Allemands qui mangeaient leur soupe de crevettes au lait de coco, ont tué six millions des nÎtres.


 

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