Coup de coeur đđ
Titre : Tarentule (Tarentula)
Auteur : Eduardo HALFON
Traduction : David FAUQUEMBERG
Parution : en espagnol (Guatemala)
et en français en 2024
(La table Ronde)
Pages : 208
Présentation de l'éditeur :
En 1984, deux jeunes frĂšres exilĂ©s aux Ătats-Unis retournent au
Guatemala, au cĆur de la forĂȘt de lâAltiplano, participer Ă un camp de
survie pour enfants juifs oĂč les envoient leurs parents afin quâils
nâoublient pas leurs racines. Mais un matin, les enfants, rĂ©veillĂ©s par
des cris, dĂ©couvrent que le camp sâest transformĂ© en une chose bien plus sombre.
Les raisons et les ramifications de cet Ă©pisode de lâenfance du narrateur ne commenceront Ă sâĂ©claircir que des annĂ©es plus tard au fil de rencontres fortuites â Ă Paris avec une lectrice de Salinger devenue avocate, ou Ă Berlin avec un ancien instructeur en chef du camp, aux yeux dâun bleu changeant, qui se promenait avec un serpent dans la poche et une Ă©norme tarentule sur le bras.
Entrelaçant passé et présent, réalité et fiction, Eduardo Halfon tisse un récit foisonnant de symboles pour toucher du doigt les fondements de son identité : le cadre strict et rigoureux de la religion juive et le giron enveloppant et maternel du Guatemala.
Les raisons et les ramifications de cet Ă©pisode de lâenfance du narrateur ne commenceront Ă sâĂ©claircir que des annĂ©es plus tard au fil de rencontres fortuites â Ă Paris avec une lectrice de Salinger devenue avocate, ou Ă Berlin avec un ancien instructeur en chef du camp, aux yeux dâun bleu changeant, qui se promenait avec un serpent dans la poche et une Ă©norme tarentule sur le bras.
Entrelaçant passé et présent, réalité et fiction, Eduardo Halfon tisse un récit foisonnant de symboles pour toucher du doigt les fondements de son identité : le cadre strict et rigoureux de la religion juive et le giron enveloppant et maternel du Guatemala.
Le mot de l'Ă©diteur sur l'auteur :
Avis :
LâĂ©crivain guatĂ©maltĂšque Eduardo Halfon revient sur un Ă©pisode traumatisant de son enfance dans un livre troublant Ă la lecture hypnotique.
En 1984, alors quâil nâa pas treize ans et que, sa famille ayant fui le Guatemala deux annĂ©es plus tĂŽt, il vit en Floride, le jeune Eduardo est envoyĂ© avec son frĂšre cadet dans un camp de survie pour enfants juifs, en pleine jungle guatĂ©maltĂšque. Leurs parents entendent ainsi leur rappeler leurs origines. Ils ignorent que les encadrants ont Ă cette fin dĂ©cidĂ© dâorganiser le camp de maniĂšre concentrationnaire et, pour bien clouer leur identitĂ© juive dans la tĂȘte des enfants, de leur faire concrĂštement expĂ©rimenter ce que terreur nazie veut dire.
RĂ©veillĂ© par des cris dĂšs lâincipit ouvrant sur le premier matin, le jeune narrateur dĂ©couvre sur le bras du chef Samuel Blum ce que, dans son effarement, il prend dâabord pour une Ă©norme tarentule, mais qui, Ă y mieux regarder, sâavĂšre une croix gammĂ©e. ChoquĂ© par les actes dâhumiliation et de terreur qui se multiplient, le garçon finit par prendre la fuite et se perd seul dans les inhospitaliĂšres montagnes de lâAltiplano, Ă plusieurs heures de marche de toute zone habitĂ©e. Sa survie nâa dĂ©cidĂ©ment plus rien dâun jeu. A la stupeur hallucinĂ©e initiale succĂšde la panique en milieu hostile et inconnu.
« Pourquoi obliger des enfants Ă Ă©prouver ces souffrances et cette peur, Ă vivre ce cauchemar ? » Et qui est au juste ce Samuel Blum ? Ce nâest que bien des annĂ©es plus tard, alors quâĂ©tabli Ă Berlin, il y reconnaĂźt une camarade du camp et que, grĂące Ă elle, il se retrouve face Ă cet homme, que le narrateur a enfin lâoccasion de poser ces questions qui le taraudent. A la frontiĂšre de la paranoĂŻa entre traumatisme, ressentiment et transmission dâune insurmontable mĂ©moire, les rĂ©ponses quâil obtient ont tout pour ouvrir de nouveaux abĂźmes dâangoisse et dâinterrogation : sur lâhĂ©ritage de la Shoah, sur lâantisĂ©mitisme encore aujourdâhui, sur lâauto-ghettoĂŻsation des communautĂ©s juives soucieuses de se resserrer dans les pays oĂč elles vivent, sur ce que peut reprĂ©senter dâĂȘtre juif Ă Berlin oĂč les traces du passĂ© sont partout, enfin sur lâidentitĂ© quand, au final, câest auprĂšs dâIndiens, dans un stoĂŻcisme endurant et mutique Ă©loignĂ© des cris et de la guerre, que le personnage du roman trouve rĂ©confort et protection.
Cousue des mille Ă©clats dâune mĂ©moire douloureuse, cette autofiction haletante et tourmentĂ©e, presque une histoire dâhorreur, se lit en un seul souffle de sidĂ©ration pour finalement ouvrir, avec justesse et sincĂ©ritĂ©, quantitĂ© de questions sur la religion et sur lâidentitĂ©. Un trĂšs grand coup de coeur. (5/5)
En 1984, alors quâil nâa pas treize ans et que, sa famille ayant fui le Guatemala deux annĂ©es plus tĂŽt, il vit en Floride, le jeune Eduardo est envoyĂ© avec son frĂšre cadet dans un camp de survie pour enfants juifs, en pleine jungle guatĂ©maltĂšque. Leurs parents entendent ainsi leur rappeler leurs origines. Ils ignorent que les encadrants ont Ă cette fin dĂ©cidĂ© dâorganiser le camp de maniĂšre concentrationnaire et, pour bien clouer leur identitĂ© juive dans la tĂȘte des enfants, de leur faire concrĂštement expĂ©rimenter ce que terreur nazie veut dire.
RĂ©veillĂ© par des cris dĂšs lâincipit ouvrant sur le premier matin, le jeune narrateur dĂ©couvre sur le bras du chef Samuel Blum ce que, dans son effarement, il prend dâabord pour une Ă©norme tarentule, mais qui, Ă y mieux regarder, sâavĂšre une croix gammĂ©e. ChoquĂ© par les actes dâhumiliation et de terreur qui se multiplient, le garçon finit par prendre la fuite et se perd seul dans les inhospitaliĂšres montagnes de lâAltiplano, Ă plusieurs heures de marche de toute zone habitĂ©e. Sa survie nâa dĂ©cidĂ©ment plus rien dâun jeu. A la stupeur hallucinĂ©e initiale succĂšde la panique en milieu hostile et inconnu.
« Pourquoi obliger des enfants Ă Ă©prouver ces souffrances et cette peur, Ă vivre ce cauchemar ? » Et qui est au juste ce Samuel Blum ? Ce nâest que bien des annĂ©es plus tard, alors quâĂ©tabli Ă Berlin, il y reconnaĂźt une camarade du camp et que, grĂące Ă elle, il se retrouve face Ă cet homme, que le narrateur a enfin lâoccasion de poser ces questions qui le taraudent. A la frontiĂšre de la paranoĂŻa entre traumatisme, ressentiment et transmission dâune insurmontable mĂ©moire, les rĂ©ponses quâil obtient ont tout pour ouvrir de nouveaux abĂźmes dâangoisse et dâinterrogation : sur lâhĂ©ritage de la Shoah, sur lâantisĂ©mitisme encore aujourdâhui, sur lâauto-ghettoĂŻsation des communautĂ©s juives soucieuses de se resserrer dans les pays oĂč elles vivent, sur ce que peut reprĂ©senter dâĂȘtre juif Ă Berlin oĂč les traces du passĂ© sont partout, enfin sur lâidentitĂ© quand, au final, câest auprĂšs dâIndiens, dans un stoĂŻcisme endurant et mutique Ă©loignĂ© des cris et de la guerre, que le personnage du roman trouve rĂ©confort et protection.
Cousue des mille Ă©clats dâune mĂ©moire douloureuse, cette autofiction haletante et tourmentĂ©e, presque une histoire dâhorreur, se lit en un seul souffle de sidĂ©ration pour finalement ouvrir, avec justesse et sincĂ©ritĂ©, quantitĂ© de questions sur la religion et sur lâidentitĂ©. Un trĂšs grand coup de coeur. (5/5)
Citations :
Il sâagissait bien dâactivitĂ©s dâendoctrinement. MĂȘme si je ne formulais pas la chose ainsi, mon analyse de prĂ©adolescent ne pouvant ĂȘtre aussi Ă©laborĂ©e. Mais quelque chose dans mon esprit encore naĂŻf a commencĂ© Ă saisir que les jeux, les chants, les repas, les exposĂ©s et mĂȘme les marches dans la forĂȘt avaient un seul et unique but : nous inculquer non pas un judaĂŻsme religieux, ni un judaĂŻsme orthodoxe, ni un judaĂŻsme rĂ©formiste, ni mĂȘme un judaĂŻsme laĂŻc, chose Ă laquelle je mâattendais peut-ĂȘtre ; non, tout le programme du camp Ă©tait conçu pour dĂ©velopper en nous le sentiment dâĂȘtre un juif parmi les juifs. Comme les membres dâun club privĂ©. Les habitants dâune mĂȘme communautĂ©. Ou les citoyens obĂ©issants et bien Ă©duquĂ©s dâun Ătat, en lâoccurrence un Ătat sioniste en plein Altiplano guatĂ©maltĂšque.
Elle avait commencĂ© Ă me poser sa question sur la relation que jâentretenais avec le Guatemala et le judaĂŻsme, et jâavais aussitĂŽt su, Ă son accent, quâelle Ă©tait guatĂ©maltĂšque ; jâavais su aussi, au ton de ses paroles ou plutĂŽt Ă la texture de ses paroles, quâelle Ă©tait juive (cette reconnaissance entre juifs est une chose ineffable, mais aussi flagrante entre juifs que difficile Ă expliquer Ă une personne qui ne lâest pas).
CâĂ©tait un petit Ă©criteau, ai-je continuĂ© dâexpliquer Ă Regina, en cĂ©ramique ou en ciment, avec des lettres majuscules noires sur fond blanc, fichĂ© dans la pelouse irrĂ©prochablement verte et soignĂ©e de lâentrĂ©e du club de golf, qui en interdisait lâaccĂšs aux chiens comme aux juifs. Jâai lu cet Ă©criteau (ou jâai eu vent de son existence) et, dans mon esprit dâenfant, jâai tout de suite compris une chose : pour les membres de ce club, ai-je dit Ă Regina, pour mes compatriotes guatĂ©maltĂšques, il nây avait aucune diffĂ©rence entre un chien et moi. (âŠ)
Je devais avoir cinq ou six ans quand jâai dĂ©couvert cet Ă©criteau, lui ai-je dit (âŠ). Et je nâai jamais pu lâoublier, Regina. Ce nâest pas tant lâĂ©criteau en soi que la sensation de rupture quâil a provoquĂ©e en moi. Ă partir de lĂ , Ă partir de cette phrase et de ce moment, mes deux mondes, le juif et le guatĂ©maltĂšque, se sont sĂ©parĂ©s Ă tout jamais.
Ce qui Ă©tait, Eduardo, prĂ©cisĂ©ment lâintention de ceux qui ont dĂ©cidĂ© dâinstaller lĂ cet Ă©criteau. Te sĂ©parer dâeux. TâĂ©loigner. Te prĂ©senter comme quelque chose dâinhumain et de sale, comme un animal. Câest une stratĂ©gie qui a toujours Ă©tĂ© trĂšs claire pour les Allemands. Souviens-toi de la fameuse phrase Ă©crite par lâhistorien Heinrich von Treitschke dans un article universitaire en 1879, et qui un demi-siĂšcle plus tard a Ă©tĂ© adoptĂ©e et rĂ©pandue par les Nazis. Die Juden sind unser UnglĂŒck, a Ă©noncĂ© Regina dans un allemand impeccable. Les juifs sont notre malheur, a-t-elle traduit. Un slogan partout prĂ©sent dans ces annĂ©es-lĂ , sur des pancartes et des autocollants, sur les caricatures antisĂ©mites, et mĂȘme imprimĂ© chaque semaine en bas de la couverture du journal de propagande Der StĂŒrmer.
Et souviens-toi aussi, a-t-elle dit, sa cigarette toujours pointĂ©e sur moi, des dĂ©clarations de Himmler. Se dĂ©barrasser des juifs, disait Himmler, Ă©tait la mĂȘme chose que se dĂ©barrasser des poux. LâantisĂ©mitisme allemand, disait-il, nâa jamais Ă©tĂ© une question dâidĂ©ologie mais de propretĂ©.
Regina a poussĂ© un profond soupir, comme quelquâun que ce genre dâĂ©criteaux et dâinjures nâĂ©tonne plus, et il mâest soudain revenu quâun jour je mâĂ©tais aussi appelĂ© Israel. Il y a des annĂ©es, lui ai-je dit, avant notre dĂ©part du Guatemala, un enfant de ma classe sâest mis Ă appeler Israel les rares garçons juifs de lâĂ©cole, et Sara les rares filles juives. Pour cet enfant guatĂ©maltĂšque de dix ans, je nâĂ©tais pas Eduardo, mais Israel.
Regina a portĂ© sa cigarette Ă ses lĂšvres et a semblĂ© agacĂ©e de constater quâelle nâĂ©tait pas allumĂ©e.
JâĂ©tais trĂšs jeune, ai-je poursuivi, et jâavais conscience quâil sâagissait dâune blague antisĂ©mite, mĂȘme si je ne la saisissais pas tout Ă fait. Jâai mis des annĂ©es Ă comprendre que cet enfant lâavait empruntĂ©e aux Allemands. Câest que cette mĂȘme pratique avait Ă©tĂ© une loi dans lâAllemagne nazie : attribuer officiellement les prĂ©noms Israel et Sara Ă tous les juifs et Ă toutes les juives qui nâavaient pas un prĂ©nom typiquement juif (il existait une liste des prĂ©noms autorisĂ©s). Israel et Sara, ai-je rĂ©pĂ©tĂ©. Un peuple entier rĂ©duit Ă deux prĂ©noms. Bien sĂ»r, a-t-elle rĂ©pondu, la seconde ordonnance portant application de la loi sur les changements apportĂ©s aux noms de famille et aux prĂ©noms, instaurĂ©e en 1938. Lâenfant dans ta classe avait dĂ» lâapprendre de son pĂšre.
Câest possible, oui. De son pĂšre golfeur.
Jâai rĂȘvĂ© de mon pĂšre. Bien des annĂ©es ont passĂ©, et sâil mâest impossible de me remĂ©morer les dĂ©tails de ce rĂȘve aussi bref que fĂ©brile, je me souviens clairement de ses images, de ses mots, de son intensitĂ©, de son goĂ»t mĂȘme. Il y a des rĂȘves qui laissent un goĂ»t. Il y a des rĂȘves qui ne nous abandonnent jamais, comme si, toujours endormis, nous continuions de les rĂȘver pendant le reste de notre vie.
Bitaâhon. SĂ©curitĂ© en hĂ©breu. Ainsi se nomme le service secret de sĂ©curitĂ© et de renseignement des communautĂ©s juives, formĂ© et dirigĂ© par certains de leurs membres dans chaque pays â dans tous les pays â, bien que nul ne sache qui ils sont. Ce service est strictement clandestin. Et aussi strictement militaire. Ceux qui en font partie sont recrutĂ©s Ă lâadolescence dans le plus grand secret (sans mĂȘme que leurs parents ne soient mis au courant), puis, pendant deux ou trois ans, prĂ©parĂ©s psychologiquement, mis Ă lâĂ©preuve et formĂ©s aux techniques de renseignement, aux techniques antiterroristes et au combat au corps Ă corps, selon le systĂšme israĂ©lien de tactiques de lutte et dâautodĂ©fense connu sous le nom de krav-maga.
(âŠ) Samuel mâa dĂ©clarĂ© avec gravitĂ© que les enfants juifs devaient apprendre le plus tĂŽt possible Ă se dĂ©fendre contre les agressions physiques et les attaques verbales. Ils doivent apprendre le plus tĂŽt possible, a-t-il ajoutĂ©, que tous les autres sont antisĂ©mites, que le monde entier tourne autour de cette haine immĂ©moriale.
Tu ne sentiras pas la douleur si tu te contentes de lire des choses sur elle dans un de tes livres, puis il a abattu sa paume sur la table et jâai imaginĂ© un juge et son maillet prononçant ma sentence.
Dâaccord, lui ai-je lancĂ© avec emportement (lâemportement nâĂ©tant pas, on le sait, synonyme de courage). Mais je ne comprends toujours pas, Samuel, pourquoi des enfants auraient besoin de ressentir cette douleur et cette peur. Pourquoi, nous, nous avions besoin dâen faire lâexpĂ©rience.
Il est restĂ© silencieux quelques secondes, cherchant peut-ĂȘtre les mots de sa rĂ©ponse ou voulant donner plus dâespace et dâĂ©clat Ă ces mots.
Parce que les enfants doivent connaßtre la douleur de leurs parents, a-t-il dit. Parce que les petits-enfants doivent connaßtre la douleur de leurs grands-parents. Parce que ces fils de pute, a-t-il dit en fixant et en criant presque sur les deux Allemands qui mangeaient leur soupe de crevettes au lait de coco, ont tué six millions des nÎtres.
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