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jeudi 16 janvier 2025

[Augier, Justine] Personne morale

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Personne morale

Auteur : Justine AUGIER

Parution : 2024 (Actes Sud)

Pages : 288

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Le cimentier Lafarge, fleuron de l’industrie française, est mis en cause devant les tribunaux pour avoir, dans la Syrie en guerre, maintenu coûte que coûte l’activité de son usine de Jalabiya jusqu’en septembre 2014, versant des millions de dollars à des groupes djihadistes, dont Daech, en taxes, droits de passage et rançons, exposant ses salariés syriens à la menace terroriste après avoir mis à l’abri le personnel expatrié.

Justine Augier documente le travail acharné d’une poignée de jeunes femmes – avocates, juristes, stagiaires – qui veulent croire en la justice, consacrent leur intelligence et leur inventivité à rendre tangible la notion de responsabilité. Leur objectif marque un tournant dans la lutte contre l’impunité de ces groupes superpuissants : faire vivre et répondre de ses actes cette “personne morale” qu’est l’entreprise, au-delà de ses dirigeants, pour atteindre un système où l’obsession du profit, la fuite en avant et la mise à distance rendent possible l’impensable.

Minutieux et palpitant, Personne morale fait entendre les voix des protagonistes et leurs langues, si révélatrices, explore la dysmétrie des forces, la nature irréductible de l’engagement des unes, du cynisme des autres. Dépliant, avec une attention extrême, un engrenage de faits difficiles à croire, ce livre est une quête de vérité qui traque dans le langage et dans le droit les failles, les fissures d’où pourrait surgir la lumière.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Après avoir passé cinq années à Jérusalem, trois à New York, et trois à Beyrouth, Justine Augier a provisoirement posé ses bagages – et ses trois enfants – à Paris.
Elle est l’autrice de deux romans parus chez Stock (Son absence, 2008 et En règle avec la nuit, 2010). En 2013, Actes Sud publie son récit polyphonique Jérusalem, portrait. En avril 2015, paraît son nouveau roman, Les idées noires.
Elle revient ensuite au récit littéraire avec le très impressionnant De l'ardeur (Histoire de Razan Zaitouneh, avocate syrienne) qui lui vaut le prix Renaudot Essai 2017. Elle retrace l'histoire de Razan Zaitouneh, dissidente syrienne enlevée en 2013, en même temps que Samira Khalil, l'épouse de Yassin al-Haj Saleh.
Avec Par une espèce de miracle (2021), elle accompagne dans l'exil celui qui devient sous nos yeux un ami et prolonge le geste qui fait de l'écriture le lieu de son engagement.
Elle est également l'autrice du roman pour adolescents Nous sommes tout un monde (Actes Sud junior, 2021) et a récemment traduit Avoir et se faire avoir de l'Américaine Eula Biss pour les éditions Rivages.
Croire. Sur les pouvoirs de la littérature paraît en janvier 2023. Le dernier récit de Justine Augier Personne morale paraît en 2024.

 

Avis :

Après De l’ardeur, récit consacré à l’avocate syrienne Razan Zaitouneh, figure de la révolution populaire du printemps 2011 portée disparue depuis 2013, Justine Augier s’intéresse, toujours dans le registre pot de terre contre pot de fer, à la persévérance d’une poignée de juristes françaises et allemandes soutenant une plainte contre le cimentier Lafarge pour “financement d’organisation terroriste”, “mise en danger délibérée d’autrui” et “complicité de crime contre l’humanité”.

Entre 2013 et 2014, alors que la guerre faisait rage en Syrie, la multinationale aurait financé le terrorisme et Daech pour maintenir en activité son usine de Jalabiy, à moins de cent kilomètres de Raqqa, évacuant ses expatriés mais fermant les yeux sur les dangers courus par ses salariés syriens. Interpelées par les témoignages de quelques-uns de ces hommes, une juriste et deux stagiaires de l’ONG Sherpa engagée dans la défense des droits humains et de l’environnement commençaient il y a huit ans à rassembler les faits et les preuves pour convaincre les juges d’instruction d’ouvrir une enquête.

Mis en examen depuis 2018, le groupe cimentier qui, également poursuivi aux Etats-Unis pour atteinte à la sécurité nationale, a préféré éviter le procès en plaidant coupable d’avoir financé l’État islamique et en s’acquittant d’une lourde amende, est encore en attente de jugement en France, ses avocats s’ingéniant à jouer la montre à coups de recours procéduriers. Toujours est-il qu’après la BNP au Rwanda et Lundin Energy au Soudan, toutes deux poursuivies pour crimes internationaux, c’est la première fois avec Lafarge qu’une personne morale doit rendre compte en France pour sa complicité dans des crimes contre l’humanité. Une avancée que le récit s’émerveille de devoir à la détermination d’une poignée de femmes employées par de petites associations et tenant miraculeusement tête aux armadas d’avocats des cabinets les plus puissants.

Car, et c’est sans doute ce qui rend ce livre tout à fait prenant, la trame narrative choisie par Justine Augier s’attache avant tout, au-delà de l’affaire Lafarge décrite avec sérieux et objectivité, à la dynamique impulsée par une minorité d’acteurs se relayant patiemment, sans jamais baisser les bras, pour faire contre-pouvoir et obtenir que des lignes réputées immuables finissent par bouger. D’un côté, des hommes de pouvoir obsédés par le profit. De l’autre, quelques femmes portées par leur foi dans le droit et s’appliquant avec inventivité à se glisser dans le moindre interstice favorable à la justice. C’est une longue course de relais, un véritable sacerdoce usant et souvent désespérant, mais aussi la démonstration que le progrès est permis dans la défense des droits humains face au cynisme de l’argent et du profit à tout crin.

Enquête documentée sur une affaire symbolique des (ir)responsabilités des entreprises présentes en zones de guerre, ce livre passionnant et accessible est surtout une réflexion pleine d’espoir sur l’engagement et sur l’idéalisme, et un vibrant hommage à celles et ceux qui, fourmis de l’ombre, se relaient pour la seule satisfaction de voir doucement progresser la cause de la justice et des droits de l’homme. (4/5)

 

Citations :

Quand elles en parlent et qu’on risque de les entendre, elles disent juste : L., et cette initiale a le pouvoir de faire surgir l’histoire : pour que leur cimenterie syrienne de Jalabiya continue de tourner malgré la guerre, les responsables de la multinationale et de sa filiale auraient financé des groupes armés, dont Daech, sans pouvoir ignorer les crimes commis par ces groupes ni leur gravité. Ils auraient aussi mis en danger la vie de leurs salariés syriens, qui devaient chaque jour passer des heures sur les routes pour se rendre à l’usine et en revenir, franchissant des checkpoints à l’aller puis au retour, se faisant attaquer et kidnapper parfois, alors que les dirigeants avaient jugé la zone trop dangereuse pour que leurs salariés expatriés continuent d’y travailler.
 

Elles ne viendront pas à bout de toute l’affaire, le savent et l’admettent, elles ne sont ni juges ni enquêtrices, connaissent leur rôle et ses limites : faire suffisamment bien pour convaincre les juges d’instruction d’ouvrir une enquête, pour caractériser chaque infraction identifiée en lui donnant corps, en réunissant assez de faits et de preuves.
 

Ces infractions se sont imposées à elles, nombreuses : financement d’entreprise terroriste, mise en danger délibérée de la vie d’autrui, exploitation abusive du travail d’autrui, conditions de travail indignes, travail forcé et réduction en servitude, négligence et complicité de crimes contre l’humanité. Jamais ce dernier chef d’accusation n’a été retenu contre une entreprise et le président de l’association leur dit que ce n’est pas raisonnable, que ça ne marchera jamais. Mais elles ont décidé d’essayer, coup de poker, parce qu’elles ont tout de suite éprouvé la justesse de ce chef pour lequel – et c’est peut-être aussi la raison qui les a poussées à le conserver – elles avancent sans jurisprudence, d’une façon flippante mais galvanisante, parce qu’elles ne répliquent rien mais ouvrent une voie et inventent.
 

Leurs motivations ne se recoupent pas complètement et ces femmes sont plus ou moins engagées, plus ou moins militantes, mais toutes sont convaincues que les multinationales doivent enfin devenir des justiciables comme les autres. 
 

En début d’après-midi, ils comparaissent les uns après les autres devant les juges d’instruction qui les interrogent à leur tour, de façon directe, en ramassant et en compressant les faits, comme pour aider les hommes à comprendre : Qu’est-ce qui justifiait que des organisations terroristes et notamment Daech – dont les actes criminels ont gravement et irrémédiablement porté atteinte à la France – soient ainsi financées à hauteur de la somme de 12 946 562 euros par Lafarge entre 2011 et 2015 ?
 
 
Pour les trois juristes, il ne suffit pas de viser des dirigeants qui pourront être licenciés sans que rien ne change vraiment dans la façon dont l’entreprise favorise le profit économique au détriment du respect des droits humains. Les responsables de Lafarge ont agi comme ils l’ont fait parce qu’ils fonctionnaient dans un système qui rendait possible la commission des crimes, et ces crimes ont d’abord profité au système, au groupe et à ses actionnaires, à la personne morale, notion trouble, nécessaire pour les uns et suspecte pour les autres, que la France a choisi de faire entrer dans son Code pénal au début des années 1990 : Les personnes morales sont responsables pénalement des infractions commises pour leur compte, par leurs organes ou leurs représentants, se dotant ainsi d’un outil pour mieux appréhender et incarner la puissance des grands acteurs économiques. Mais le droit international pénal ne retient pas ce concept qui divise, oppose ceux qui sont persuadés qu’il correspond à une réalité à ceux qui évoquent une construction, une “fiction juridique”, qui répètent qu’on ne peut pas dîner avec une personne morale, se demandent comment on peut prouver l’intention d’une telle personne et comment la faire asseoir sur le banc des accusés, qui ne cherchent pas à se la figurer, à l’imaginer, ignorant peut-être que parfois, la fiction reste un instrument puissant pour approcher les réalités les plus troubles.


Dans leur arrêt, les juges ont évoqué les crimes contre l’humanité commis par Daech, ont choisi d’en mentionner certains : l’exécution d’un garçon de quinze ans accusé de blasphème, l’exécution de quatre cents jeunes hommes à Tabqa, à quatre-vingts kilomètres au sud de l’usine, le 2 septembre 2014, la décapitation des jeunes de la tribu des Chaitat le 30 août 2014, pour leur refus de prêter allégeance.
Et puis ils ont écrit ces mots, qui inscrivent dans le droit une certaine conception de la responsabilité : C’est la multiplication d’actes de complicité qui permet de tels crimes.


Au moment où les grands actionnaires se retrouvent à Saint-Moritz, une proposition de loi est votée, une loi dont l’affaire Lafarge a sans doute précipité l’adoption et pour laquelle les juristes de Sherpa se battaient depuis des années, avec d’autres ONG sans compétences juridiques mais aux réseaux importants, avec certains députés et professeurs de droit, une loi qui vise à rendre les maisons mères responsables des actions de leurs filiales et sous-traitants.


Le procès devrait se tenir devant le tribunal correctionnel, convoquer les personnes mises en examen et la personne morale, sauf si Lafarge réussit à y échapper en se fondant sur le “non bis in idem”, mots qu’Anna prononce toujours vite et en marquant si bien la liaison qu’il m’a fallu un moment pour les détacher les uns des autres, et comprendre qu’ils évoquaient ce principe selon lequel on ne peut être jugé deux fois pour un même crime. L’entreprise a été reconnue coupable de financement du terrorisme aux États-Unis, mais Cannelle et Anna ont déjà identifié des pistes pour contrer cette attaque à venir, pour préparer le combat qui s’annonce, s’assurer que la personne morale sera bien représentée sur le banc des prévenus, peut-être en 2025 ou 2026, qu’elle écopera d’une amende à la juste hauteur des crimes commis mais peut-être aussi d’une ou plusieurs des autres peines prévues par le Code pénal français – dissolution, suspension, exclusion des marchés publics, surveillance –, ces peines qu’il a fallu inventer pour punir une entité qu’on ne peut envoyer en prison. 


Nous sommes de simples employés, incapables d’obtenir réparation où que ce soit. Et comme nous ne sommes pas des voyous, nous refusons de faire justice nous-mêmes. Pourtant nous avons joué le jeu, nous avons travaillé avec les juristes et les avocates, répondu aux questions des juges et des médias, avant d’attendre bien sagement pendant six ans, tandis que certains d’entre nous luttaient pour retrouver du travail ou tombaient malades. Et à la fin, personne ne nous dit : “Vous avez menti” ou “Vous avez eu tort”. Non, nous ne pourrons pas obtenir réparation à cause d’une simple question technique.
Où est donc votre fameuse justice ? On entend partout que pour être libres et voir ses droits respectés, il faut aller en Europe ; mais quelle différence finalement avec notre pays, dans lequel on peut être tués sans que personne ne s’en préoccupe ?


 

vendredi 10 janvier 2025

[Sorman, Joy] Le témoin

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Le témoin

Auteur : Joy SORMAN

Parution : 2024 (Flammarion)

Pages : 288

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Avec Le témoin, Joy Sorman poursuit, cette fois à travers la fiction, son exploration de nos « lieux communs », ceux qui racontent le monde et jettent une lumière crue et acérée sur la société dans laquelle nous vivons. Dans ce roman mâtiné de réel, l’auteure imagine qu’un homme, nommé Bart, pénètre à l’intérieur du palais de justice de Paris et décide de s’y installer clandestinement. Caché la nuit dans un plafond et arpentant le jour les salles d’audience, il assiste au spectacle de la justice – ou est-ce plutôt à celui de l’injustice ? Mais pour quelle raison Bart a-t-il quitté sa vie et organisé sa disparition ? Que cherche-t-il dans ce lieu inhabitable ?

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Joy Sorman est née en 1973. Elle se consacre d’abord à l’enseignement de la philosophie avant de se diriger vers l’écriture. En 2005 paraît son premier roman, Boys, boys, boys, lauréat du prix de Flore. En 2013, elle reçoit le prix François-Mauriac de l’Académie française pour Comme une bête. En 2014, La Peau de l’ours est sélectionné dans la liste du prix Goncourt. En 2021 elle publie À la folie chez Flammarion, qui est un grand succès critique et public.

 

Avis :

Après la boucherie, l’habitat insalubre ou encore l’hôpital psychiatrique, Joy Sorman investit la machine judiciaire pour un nouvel ouvrage, entre roman et documentaire, pointant encore une fois de terribles failles.

Son préalable à l’écriture étant une phase d’enquête immersive, l’auteur a assisté, une fois par semaine pendant un an, aux audiences du palais de Justice de Paris Porte de Clichy. Violences conjugales, incestes, stupéfiants, comparutions immédiates ou procès pour terrorisme : elle s’est faite le témoin des différentes formes de justice avant d’imaginer son personnage, Bart, un cinquantenaire au chômage qui, se sentant injustement mis au rebut de la société, décide de s’installer jour et nuit à l’intérieur d’un tribunal pour au moins se rassurer en observant la justice dans son fief.

A mesure des procès auxquels il assiste, comme l’auteur avant lui, en pur observateur distancié, ses commentaires révèle une réalité dérangeante. Une fois familiarisé avec les procédures et le langage qui codifient le monde judiciaire, Bart réalise avec stupeur le flux d’affaires misérables traité chaque jour à l’abattage par des Cours engorgées et débordées. Ce sont toujours les mêmes histoires, petits délits à répétition et affaires sordides de stupéfiants et de violence, impliquant la même frange de population pauvre parlant mal le français, traitées mécaniquement en quelques minutes par des magistrats épuisés par des conditions de travail de plus en plus difficiles. Pas le temps de s’appesantir sur les individus et leurs histoires personnelles. Leur parcours chaotique marqué par la maltraitance n’appelle en retour qu’une autre forme de maltraitance sociale, dans une spirale infernale irrémédiablement descendante puisque les mesures punitives ne règlent aucun des problèmes de fond à l’origine de ces situations.

Bientôt, un constat s’impose à Bart, frappé de voir qu’« ici plus qu’ailleurs le mépris de classe s’exprime dans la langue » et laisse « le pouvoir du côté de ceux qui manient le verbe comme un lasso » : l’activité judiciaire qu’il est venue observer finit par se résumer à une confrontation sans fin entre magistrats et couches défavorisées de la population, en une sorte de reflet symbolique d’une lutte des classes sociales empreinte de violence systémique. Loin de rendre la justice, les tribunaux travaillent au maintien d’un statu quo considéré comme naturel et légitime par les politiques et par ceux qui vivent bien, les yeux obstinément détournés des circonstances collectivement engendrées menant au dévissage de certains. L’on retrouve ici la question d’une responsabilité sociale collective si bien escamotée que n’est pas près de régresser l’engorgement des tribunaux et des prisons : un sujet traité chacun à sa façon par divers auteurs, comme l’ex-avocate pénaliste Constance Debré dans son roman Offenses, ou encore Estelle Tharreau dans plusieurs des siens.

Ni essai ni pamphlet, le roman permet à Joy Sorman d’ajouter une histoire symbolique à ses tristes constats sur le terrain. Du chômage et du dévissage économique à la glissade du mauvais côté du miroir judiciaire, quand votre dégaine désocialisée et votre squat clandestin d’un tribunal vous désigne déjà à la suspicion, la ligne de crête peut s’avérer glissante, achevant alors fort ironiquement de boucler la boucle du récit.

Un livre documenté et édifiant qui, comme l’auteur s’en est maintenant fait une spécialité à mesure de ses investigations de thématiques sociétales peu glorieuses, nous replace face à ce que nous refusons habituellement de voir. (4/5)

 

Citations :

Bart avait imaginé un peu de solennité pour ces hommes sortant de garde à vue, mais rien de cérémonieux ici, c’est mécanique, routinier et torve comme l’est une procédure bureaucratique.
L’un sort, un autre entre, à un rythme de plus en plus soutenu, indexé sur l’exaspération des magistrats, c’est un défilé vertigineux, Bart fatigue, et à présent, pourvu que ce soit le dernier, un policier introduit un homme, des hommes toujours, qui déclare vivre en foyer, a besoin d’un interprète, est accusé de trafic de cigarettes, un pauvre gars à qui on reproche d’avoir détenu frauduleusement des produits de tabac manufacturés sans justificatif d’origine, en vue de leur vente, d’avoir à Paris, ou en tout cas sur le territoire national, entre le 21 février et le 22 mars, sans être titulaire de la qualité de débitant de tabac, en l’espèce proposé à la vente sur la voie publique des cigarettes. Bart a l’attention qui flanche, mais il y aura encore une poignée d’hommes qui ont volé ou se sont battus, ivres ou camés, SDF ou en foyer, puis enfin, à vingt et une heures, la séance est levée, après huit heures d’audience.  
(...) Novice en la matière, Bart avait imaginé la dureté et les difficultés, mais assister au spectacle d’une justice d’urgence et d’abattage est d’une tout autre matière que de se figurer seulement cette brutalité. 
 

Bart avait découvert la veille l’importance de ces expertises psychiatriques au procès de monsieur Jacob et en avait conçu de la méfiance. Il lui semble aujourd’hui, à l’écoute de ce rapport accablant, que ces psychiatres qui ne sont pas censés juger mais éclairer font précisément l’inverse, préparant le terrain à la punition, fartant la piste répressive pour que s’élance le tribunal. (…)
Bart découvre aussi l’appétit des juges pour ces experts dont toute parole semble être tenue pour vraie, celui-là assénant des verdicts cliniques comme on plante des banderilles, pratiquant des examens inquisitoires comme on trépane, qui plus est en s’appuyant sur un entretien mené trois ans auparavant, au début de la détention, avec un homme fatalement différent de celui qui se tient aujourd’hui dans le box.
L’expert semble occuper une place de choix dans la scénographie judiciaire, symboliquement juché sur l’estrade entre le juge assesseur et le procureur, il est l’homme qui prétend décrire des tendances morales, pas davantage, mais aussitôt converties en infractions pénales par la cour, car il semble bien qu’on reproche au jeune magasinier son immaturité, qu’on l’accuse d’avoir un tempérament influençable, avant même de l’accuser d’avoir voulu rejoindre la Syrie. Sa faiblesse d’esprit ne sera pas considérée comme une circonstance atténuante, plutôt comme la confirmation de ses dispositions criminelles. L’homme à la barre n’a pas seulement commis une infraction, il ne s’est pas contenté de transgresser la loi, il a de mauvais penchants, un caractère déviant et suspect.
Le psychiatre redouble donc le délit – un acte répréhensible augmenté d’une mauvaise nature – quand Bart avait espéré qu’un expert en obscurité de l’âme serait plutôt venu au secours du prévenu.
 
 
Et quitte à entendre des experts, pourquoi pas un sociologue plutôt qu’un psychologue, qui serait venu évoquer un milieu, un environnement, mortifère peut-être, un état du monde, des forces sociales et pas seulement des pulsions intimes, qui serait venu multiplier les pistes, les tentatives de compréhension, puisqu’il y a toujours soi et le monde, il y a toujours des rapports, des liens, quand les mots du psychiatre ne nous donnent qu’une moitié d’homme, prélevée et isolée dans une éprouvette psychique, baignant dans sa solution acide d’immaturité et de vulnérabilité, hors de tout échange avec l’extérieur, hors de toute histoire, scruté par un savant comme une somme de manques, de carences, d’incapacités, jamais regardé plutôt comme un être dépossédé, privé, malmené, par, au choix, l’école, la famille, le marché du travail, que sais-je encore.


C’est à l’occasion d’un de ces programmes de la nuit consacré aux attentats qu’il avait appris qu’en matière de terrorisme, les intentions suffisent, que la justice terroriste moderne et quotidienne est tout autant préventive que prédictive – incohérente et déraisonnable avait-il pensé –, les individus n’étant plus jugés sur ce qu’ils ont fait mais sur ce qu’ils auraient pu faire, non pas sur ce qui a été commis mais sur ce qu’ils auraient pu commettre, pourraient peut-être commettre – désormais, plus besoin d’avoir agi pour être coupable. Une justice qui condamne avant le délit, l’anticipant, le supputant, le craignant, parfois le délirant, une justice qui juge une potentielle dangerosité et une réelle angoisse, celle de la société tout entière, une justice soumise à l’insistance médiatique et dogmatique, à la pression de l’opinion publique et de la veulerie politique, ses intérêts bien compris, à la confusion entre attentats sanglants déjoués et errance sociale et psychologique de pauvres types. C’est ce que Bart en avait retenu, et ce à quoi il assiste aujourd’hui. Et le prévenu le sait sans doute aussi, enfermé depuis trois ans pour des soupçons de terrorisme, il a appris à le savoir dans son quartier de déradicalisation, là où on fouille les crânes à la recherche de scories haineuses, escomptant que ces scories fassent office de preuves.


Comment prouver que l’on n’est pas dangereux ? L’innocence à la rigueur se démontre, mais pas l’innocuité. Est-ce que ces trois-là ne sont pas aussi nuisibles qu’inoffensifs ? À Bart cela semble assuré mais il ne saurait l’exprimer, comme il ne saurait trahir sa contrariété, celle qu’il ressent devant le caractère imprécis de cette infraction d’association de malfaiteurs terroriste, assez vague pour y faire correspondre une multitude de comportements, suffisamment molle pour se prêter à une justice d’exception, dérogatoire, au nom du risque zéro, pour s’abstraire du droit commun ; mais chez Bart l’amertume se signale sans excès, à bas bruit, ses traits restent fixes, l’agitation ne gagne pas son corps, les émotions rampent en silence sous la peau, ne chauffent pas son sang, atténuées dans leur expression par une nature discrète et taiseuse, alors il se contente de quitter la salle d’audience, et seule une moue de dépit ride furtivement son visage quand il découvre, face à lui, imprimé sur le mur de bois clair, narguant tous ceux qui sortent de la salle 4.33, un extrait de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : Tout homme est présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable. 


Bart (...) ressent une certaine appréhension à la vue de ces prévenus qui ne soignent pas leur présentation, aggravent d’emblée leur cas, le plus souvent faute de connaître les règles esthético-morales qui prévalent à l’audience, et confortent ainsi les préjugés du tribunal – le jugement étant l’expression officielle des idées reçues de la classe que la justice entend défendre, celle des honnêtes citoyens.


Quand Bart l’a vue se poster à la barre, bien campée, il a tout de suite su – il commence à avoir une petite expérience de la justice – que la jeune femme serait jugée pour ce qu’elle est, sa conduite générale, autant que pour ce qu’elle a éventuellement commis. Peu importe ce qu’on lui reproche, d’avoir à le démontrer ou non, le soupçon porte davantage sur sa personne, et si elle n’a pas dealé de drogue cette fois-ci, elle le fera très certainement plus tard, ou l’a déjà fait, son tempérament criminel ne faisant aucun doute aux yeux de la cour, une mauvaise nature que confirme l’étude de personnalité : la mère de la mise en cause était schizophrène et elle n’a pas connu son père, a été placée en foyer à six ans puis en famille d’accueil à dix, elle est autonome depuis ses dix-huit ans, a passé un bac pro restauration, a traversé une longue période de chômage avant une récente reconversion dans le marketing digital.


Mesdames messieurs du tribunal, je vous le demande, qui ici peut prouver l’efficacité du choc carcéral sur les récidivistes ? Vous connaissez la réponse mais je vais le dire à votre place, la prison fabrique des délinquants, ne réduit pas le nombre de crimes, plus on enferme plus la criminalité augmente, c’est documenté, les peines courtes favorisent la récidive, et l’incarcération, la vie qu’elle fait mener aux détenus, attise la colère et la misère, ils sont rongés par l’ennui, l’arbitraire, les abus de pouvoir, les mauvais traitements, l’humiliation, la promiscuité, ils en veulent à la terre entière et à la justice en particulier, à vous tous et à moi, dehors leurs familles dépérissent, s’appauvrissent davantage, succombent à leur tour à la délinquance, à l’intérieur quand on ne s’agresse pas on s’entraide, on prépare la sortie, pas la réinsertion mais le prochain mauvais coup qui permettra de rentrer à la maison et de remplir le frigo puisqu’on a perdu son boulot en prison, les inégalités s’aggravent, sédimentent, sans retour possible. Depuis deux cents ans on ne jure que par la prison qui prospère en circuit fermé, cultive la délinquance puis enferme les délinquants qu’elle a fabriqués, coûte un prix indécent et inutile à la communauté, financier et humain, c’est un gouffre, une aberration, c’est crétin et pervers, contre-productif, mais si on continue c’est bien qu’il doit y avoir d’autres raisons que le redressement moral, la correction, la réparation, c’est qu’on y trouve un intérêt supérieur, tapi sous une couche d’arguments fallacieux et vains, la constitution d’une population cantonnée, rappelée à l’ordre. On ne supprime pas les délits mais on les borne, on les assigne, on les gère à l’échelle d’une classe sociale, à qui on tient la bride courte, une classe jugée moralement décatie qu’on réprime, la répression valant traitement des inégalités, administration de la pauvreté, escamotage du problème, paresse politique, vilénie.


Le président ne dira pas comment faire autrement, quels sont les autres choix, ne proposera pas d’alternative, et Bart ne voit pas ce que ce jeune homme aurait bien pu faire d’autre que voler pour honorer sa dette. Il aurait eu le temps de se faire briser dix fois les genoux avant qu’un salaire de misère comme livreur à vélo chez Uber Eats ne lui permette de rembourser, mais le magistrat restera fidèle à la doctrine qui préside à ces singulières audiences : la misère, sa réalité crasse et butée, non négociable, cet imposant bloc de vie délabrée qui devrait prendre toute la place dans la salle d’audience, se planter là au milieu du tribunal et encombrer la vue de tous, atteindre les murs et le plafond, doit rester à la porte du palais. On accepte d’en apercevoir l’ombre furtive et rapide, la pauvreté de monsieur certes, la relégation, le chômage, le racisme, un élément parmi d’autres, et plutôt à la charge de l’accusé qu’on soupçonnera d’une récidive fatale faute d’insertion, quand cette pauvreté résorbe tout, gouverne la vie du prévenu. Bart verra le juge la saisir du bout des doigts seulement, avec une moue dubitative, avant de la lâcher et de détourner les yeux. Il ne veut pas savoir, ou le strict minimum, manière de ne pas paraître excessivement grossier, et le déni est à la mesure du bouleversement que cet aveu causerait : la précarité est implacable, inflexible, injuste. L’admettre à l’audience obligerait à relaxer tous les prévenus, à reconnaître leur impossibilité à faire autrement, car leur volonté n’est rien face à la tyrannie des forces sociales, alors on maintient l’étanchéité avec ce monde qui remue au-dehors, la foule dont Bart entend ici les échos tumultueux.


Au fil des audiences, Bart a noté que les prises de parole des procureurs, avec la dimension grandiloquente qu’exige leur statut, cèdent bien souvent à l’outrance et à la généralisation – il s’agit de tenir un discours sur l’insécurité dans les transports, l’insécurité généralisée, la menace qui se répand dans tous les plis de la ville. L’accusé est un prétexte, qui pensait avoir frappé un individu isolé mais qui en réalité a mis la société tout entière en péril, qui pensait avoir violenté une femme mais qui en réalité a giflé l’État lui-même. Bart a fini par comprendre que la dramatisation de l’acte autorisait la sévérité de la punition, le délit n’étant plus localisé, singulier, personnel, mais une agression contre la société ; c’est d’ailleurs à ce titre qu’il est répréhensible, il est un symbole, une métonymie, il dépasse largement cet homme schizophrène sous tutelle, il dépasse la victime qui ne s’est pas présentée à l’audience, comme si cela se passait entre un individu et l’État plus encore qu’entre un individu et un autre.


Bart aura le sentiment que l’air harassé avec lequel la peine est prononcée est celui d’un juge qui sait que ces condamnations à l’emporte-pièce sont inefficaces, aveugles, finalement sans objet, qu’elles tombent mécaniquement, non parce qu’elles seraient justes, pertinentes, efficaces, mais parce qu’il faut dire quelque chose, il faut bien faire quelque chose, jouer puisqu’on est sur scène, justifier l’audience qui se tient, la présence de tous, il faut combler les exigences et la fièvre des gouvernants et des gouvernés, leur désir que justice soit faite. Les juges, pauvres juges pense Bart, doivent rendre des comptes, on guette leur verdict, avec sous les yeux la carte des tarifs judiciaires, le tribunal ne voudrait pas être accusé de laxisme, il doit montrer qu’il a pris la mesure du problème, et ne pas se mettre le ministre et la police à dos, le métier est déjà assez éreintant et ingrat comme ça.


Il faut de nouveau repartir pour une salve de comparutions et Bart a maintenant le sentiment étrange que le juge a enflé depuis le début de l’audience, comme si l’ennui et l’irritation avaient dilaté sa silhouette, alourdi son visage, cerné désormais de bajoues, le menton gras reposant sur le rabat blanc plissé de sa robe, tel un personnage boursouflé d’une gravure de Daumier, caricature de la fonction. Tout son corps semble s’être relâché, à la fois distendu et congestionné, une baudruche, comme s’il allait éclater sous la pression immense et absurde, se désintégrer sous l’effet de l’accablement. La lassitude gagne maintenant toutes ses phrases, s’adressant aux assesseurs il ne s’exprime plus que par hochements de tête et marmonnements, tassé dans son fauteuil au fil des comparutions, leur rythme forcené, sans atermoiements, sans temps mort, écrasé par l’accumulation de contentieux, la litanie des stupéfiants, des vols, des violences, des trafics, ce manège sur lequel tournent toujours les mêmes, mêmes magistrats, mêmes délits, mêmes accusés fils d’immigrés, chômeurs, toxicomanes, SDF, et même peines prononcées selon une grille qui semble déterminée d’avance. Il n’a ni le courage ni le loisir d’expliquer la condamnation, de la justifier, le temps imparti lui permet seulement de vérifier les identités, de demander aux prévenus s’ils reconnaissent les faits, de les énoncer succinctement, il se contente de détenir la police d’audience, les yeux rivés sur l’horloge ; car c’est sous la guillotine du temps que repose la tête du prévenu, et plus le magistrat est agacé, plus l’avocat commis d’office blasé, plus la lame s’abattra férocement, sa trajectoire guidée par une somme d’éléments plus ou moins aléatoires – le Code pénal, l’apparence du prévenu, le surmenage du juge.


(…) ils le savent cependant, le nombre de dossiers à traiter est déraisonnable, et le président regrette certainement d’avoir accepté de juger la totalité des affaires mises au rôle par le parquet, pris dans l’éreintante routine judiciaire, l’abattage administratif, un monstre qui ne cesse de grossir et de dévorer ses enfants, qui ne connaît pas la satiété puisqu’on réprime de plus en plus, étendant le domaine de la punition à des gestes qui longtemps n’ont pas été criminels, le deviennent au gré des faits divers et des gesticulations politiques qui en résultent (…)


On crée du flux, la comparution immédiate n’est plus une procédure d’exception mais la gestion quotidienne d’une somme de comportements et de gueules qui ne nous reviennent pas, on s’efforce d’être rapide, efficace et rentable mais on est submergé, on traite en temps réel, les commissariats appellent le parquet de permanence, espèrent une garde à vue, un défèrement au tribunal pour améliorer leur taux de réussite, en un ou deux jours un individu interpellé fera l’objet d’un jugement, et finira le plus souvent incarcéré puisqu’on est plus sévèrement jugé en comparution immédiate que dans une procédure classique, la machine gronde, turbine, crache, brûlante et fumante, et Bart lui aussi se représente ces comparus immédiats comme des marchandises déposées sur le tapis roulant d’une chaîne d’assemblage, d’une ligne de montage, de démontage en l’occurrence, ces hommes équarris en public, dépecés par la boucle de la justice, les 3 × 8 des magistrats et des avocats, la greffière qui tape sans répit derrière son écran, la sonnerie de la pointeuse qui annonce le début de la séance, la salle d’audience transformée en usine, les peines en cadence et des coupables devenus les produits manufacturés du système pénal, une rampe de lancement les menant directement, une fois jugés, de la salle d’audience à la prison ; il imagine ces hommes propulsés par air comprimé dans un réseau secret et souterrain allant du dépôt du tribunal aux cellules des centres pénitentiaires, avalés par la trappe de la justice et recrachés à l’autre bout de la chaîne répressive.


Bart, qui s’efforce de constater plutôt que de déplorer, ne saurait accabler les juges pour cela, voudrait seulement que les choses soient dites, qu’on se mette d’accord sur le fait qu’une justice rendue par des hommes – irrationnels, pulsionnels, versatiles, c’est-à-dire injustes – à propos d’autres hommes – irrationnels, pulsionnels, versatiles, c’est-à-dire obscurs – ne peut pas être objective, car comment prendre une décision quand il reste toujours de l’indécidable, qui saurait racler le fond des crânes, sonder la fosse obscure des cœurs ?


(…) la prison n’est que cela, du temps prélevé, dû ; on paye son crime avec son temps, une quantité de temps de liberté qu’il faut céder quand c’est tout ce que possèdent les insolvables, leur seule propriété, il s’agit de payer sa dette avec le seul bien dont on jouit encore, un paquet de mois et d’années, du temps de vie qui en prison devient un temps pour rien, mortifère, asphyxié, vide, une matière noire qui aspire et siphonne la consistance des jours.


Les événements ont pourtant toujours de multiples origines, lesquelles ont par exemple amené Bart à s’installer au palais de justice ou cette femme en Syrie ; mais pour établir une responsabilité mieux vaut en identifier une seule, qu’on isolera, un individu de préférence, une cause de chair et de sang, qui pourra se présenter à la barre, incarnant et personnifiant le crime, le péché, cette accusée qui a fauté et qui doit expier, que l’on tiendra pour responsable, puisque la responsabilité est moins le constat d’une logique objective et interne – c’est si emmêlé à l’intérieur de cette femme, si obscur et aléatoire – qu’un jugement porté depuis l’extérieur de cette femme, depuis une estrade, un jugement qui se veut exemplaire, car le condamné est toujours un exemple, qui parfois paye pour tous ceux qui ont échappé, un exemple fabriqué à coups de considérations morales et d’hypothèses invérifiables – la malveillance, la perfidie d’une femme partie en Syrie.
Mais, à l’avoir écoutée, et puis ce sourire mélancolique, Bart a le sentiment que cette femme est moins une cause qu’un effet, un effet de tout ce qui est arrivé, une succession d’événements délétères. Et Bart lui-même se sent un effet plutôt qu’une cause, non l’origine d’une vie mais son résultat, à peine quelqu’un en réalité, peut-être une membrane qui vibre, du papier carbone, de la pâte, une matière malléable et poreuse.


Et c’est parce qu’il ne croit plus à la responsabilité individuelle, parce que je est un leurre et que moi est incertain – il lui préfère le nous, plus honnête, plus précis –, que Bart a le sentiment que la culpabilité de cette femme dédouane tous les autres, le dédouane lui aussi, lui permet de s’extraire de la longue et complexe chaîne des causalités – une femme responsable et tous les autres irresponsables, non coupables, non punissables, la communauté blanchie ; une femme paye pour nous, la réprouver est notre soulagement et notre acquittement.


L’impasse lui semble maintenant évidente : si le procureur représente les intérêts de la société, la défend, qui attaque la société, qui dénonce sa responsabilité à l’audience ? Bart l’appelle en secret à comparaître pour ses méfaits, pour sa part dans l’enchaînement des événements qui a conduit une femme en Syrie car, si la culpabilité est individuelle, la responsabilité est collective.


 

vendredi 28 juillet 2023

[Lapierre, Dominique] Un arc-en-ciel dans la nuit

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Un arc-en-ciel dans la nuit

Auteur : Dominique LAPIERRE

Parution : 2008 (Robert Laffont)
                  2013 (Pocket)

Pages : 416

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

10 millions de lecteurs
18 éditions internationales
80 000 lettres de lecteurs enthousiastes
Une presse mondiale unanime
 
La naissance tumultueuse de l'Afrique du Sud racontée à travers les destins héroïques des fondateurs de la nation arc-en-ciel.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Dominique Lapierre est le co-auteur, avec Larry Collins, de Paris brûle-t-il ?, …Ou tu porteras mon deuil, Ô Jérusalem, Cette nuit la liberté, Le Cinquième Cavalier et New York brûle-t-il ? Seul, il a écrit : La Cité de la joie, Plus grand que l’amour, Mille soleils, Il était une fois l’URSS et, avec Xavier Moro, Il était minuit cinq à Bhopal. Ses best-sellers ont été lus par plus de cent millions de lecteurs dans le monde.

 

Avis :

Dominique Lapierre s’est éteint en 2022, laissant derrière lui bon nombre de best-sellers, parmi lesquels, par exemple, La Cité de la Joie et Paris brûle-t-il ? Cet ancien grand reporter à Paris Match, tombé amoureux de l’Inde, s’était engagé dans la création de nombreuses associations en faveur des enfants et des déshérités de Calcutta, leur reversant la moitié de tous ses droits d’auteur. En 2008, il publiait Un arc-en-ciel dans la nuit, un récit charpenté par un immense travail de documentation et de nombreuses rencontres et interviews préalables, retraçant l’histoire de l’apartheid.

Cette politique de « développement séparé », en fonction de critères raciaux, des populations d’Afrique du Sud, prit forme en 1948 et perdura jusqu’en 1991. Elle est un produit de l’Histoire remontant au XVIIe siècle, quand, envoyés à l’extrême pointe de l’Afrique pour ravitailler en salades et ainsi préserver du scorbut les équipages des navires de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, les colons hollandais, allemands et français finirent par faire souche dans la région en développant leur propre identité nationale. Bâti sur des convictions religieuses, exacerbé par les épreuves et par la guerre des Boers contre l’impérialisme britannique, entretenu enfin par la peur de se dissoudre dans la masse des peuples noirs, le nationalisme afrikaner devint une sorte de « religion civile » prônant la suprématie de droit divin de la minorité blanche sur les ethnies alentour. Dans les années trente et quarante, de nombreux afrikaners trouvèrent un écho à leur théorie dans le national-socialisme et le nazisme. Leur idéologie donna naissance à des lois rigides faisant des noirs des étrangers sur leur propre terre. Déportées sur guère plus que le dixième le plus pauvre du territoire, les immenses populations noires furent regroupées dans de misérables ghettos, privées de tout droit, à la merci de persécutions dont le récit décrit l’ampleur inouïe.

Désormais bien conscient des racines profondes du mal, l’on découvre ensuite dans ces pages la réalité concrète de ces plus de quatre décennies de ségrégation institutionnelle, à mesure qu’aux acteurs historiques essentiels la narration vient mêler des protagonistes ordinaires, dans un récit vivant dont bien des aspects, tous véridiques mais méconnus, provoquent la sidération. Pendant toutes ces années, des figures se détachent, incarnant l’espoir : Nelson Mandela bien sûr, à qui ce livre rend un hommage sincère, mais aussi le chirurgien cardiaque Christiaan Barnard qui choqua tant de ses compatriotes par ces transplantations de coeurs sans considération de races, ou encore la doctoresse blanche Helen Lieberman, appelée la Mère Teresa sud-africaine. Le livre s’achève en 1994, lorsqu’après vingt-sept années d’emprisonnement dans d’atroces conditions, puis quatre ans de négociation avec le gouvernement en faveur de la réconciliation, Mandela, tout frais prix Nobel de la paix, devient le premier président noir d’Afrique du Sud, désormais démocratie multiethnique dite « arc-en-ciel ». L’Afrique du Sud post-apartheid est alors encore une page blanche, très chiffonnée par son lourd passé…

Récit romancé au minimum pour donner chair et vie aux faits historiques, cet ouvrage riche de révélations sur les réalités méconnues de l’apartheid est aussi le reflet d’un homme, voyageur, conteur et philanthrope, qui passa sa vie à révéler l’injustice et à essayer de la combattre. Une lecture édifiante, à prolonger, peut-être, par les deux tomes de L’Alliance de James A. Michener. (4/5)

 

Citations : 

Les seules rencontres qui échappent aux Hollandais, du moins dans les premières semaines, sont celles des bergers khoïkhoï aperçus avec leurs troupeaux au pied des escarpements fleuris de la montagne de la Table. Van Riebeeck aimerait bien échanger la pacotille de bijoux et d’ornements apportés d’Europe contre quelques têtes de leur bétail. Mais les autochtones se dérobent. Il faudra leur proposer plus qu’une parure de plumes et de métal pour vaincre leurs suspicions. Du coup, les nouveaux arrivants se méfient. D’Amsterdam, les Dix-Sept ordonnent à Van Riebeeck de construire un fort et une clôture susceptibles d’assurer la protection de leur campement. Ils lui dépêchent même un ingénieur de haut niveau nommé Rykloff van Goens avec l’extravagante mission d’étudier la possibilité de séparer la péninsule du Cap du reste du continent au moyen d’un canal creusé d’une côte à l’autre. La péninsule deviendrait alors un morceau de Hollande géographiquement indépendant de l’Afrique. Le projet enthousiasme les expatriés. Mais bien vite son irréalisme leur saute aux yeux. Comment une centaine de pauvres bougres pourraient-ils couper l’Afrique en deux avec des pioches et des pelles ? Pure folie ! À moins que les Khoïkhoï ne viennent par milliers leur prêter main-forte. Van Riebeeck ne voit d’autre solution que d’enfreindre les interdits de ses supérieurs. Il dépêche de nouveaux émissaires aux bergers noirs aperçus autour de la montagne de la Table. Les bijoux, les miroirs, les parures raffinées qu’ils leur apportent devraient réussir à désarmer enfin leur méfiance. Mais aucun des indigènes approchés ne consent à se mettre au service de ces Blancs qui sont entrés comme des voleurs sur leur territoire. Décidément, la timide incursion des enfants de Calvin sur la terre d’Afrique se présente sous des auspices peu favorables.
 

Deux jours après son retour à Pretoria, le lundi 8 octobre 1889 à dix-sept heures, il adresse un ultimatum au gouvernement de Sa Majesté. Celui-ci doit retirer ses forces des frontières du Transvaal dans un délai de quarante-huit heures et interrompre le débarquement de nouvelles troupes. La mise en demeure ne reçoit même pas l’aumône d’une réponse. L’horloge de l’Histoire est déjà en marche. Dans deux jours, devant les regards perplexes des quelques millions de Noirs qui vivent avec elles sur ce morceau de paradis africain, deux grandes nations blanches adorant un même Dieu, croyant dans les mêmes valeurs même si leurs conceptions du monde sont opposées, vont s’empoigner à mort pour la possession et le contrôle de quelques kilomètres de galeries souterraines gorgées de métal jaune.
 

Dans cette portion d’Afrique où ils ne représentent qu’un cinquième de la population, les Blancs des deux camps appréhendent la réaction des Noirs. Ces derniers vont-ils rester les spectateurs passifs d’un conflit dont beaucoup savent qu’il risque d’affecter gravement leur avenir ? Boers et Britanniques ont conclu un accord tacite pour mettre les Noirs à l’écart de leur confrontation. Ils n’enrôleront aucun individu de couleur dans leurs forces armées. Ce bel accord sera violé sans vergogne. Au plus fort du conflit, l’armée britannique comptera quelque cent mille combattants de couleur portant l’uniforme des soldats de Victoria. Beaucoup de poitrines arborent des médailles récompensant des actes de bravoure. De leur côté, les Boers créeront des milices indigènes qu’ils feront patrouiller le long des frontières du Transvaal et de l’Orange. Mais ils se montreront d’une extrême réticence à impliquer davantage les kaffirs dans ce conflit entre Blancs. Tiraillés entre leur nationalisme sourcilleux et leur intransigeante politique de ségrégation, les Afrikaners veulent préparer l’avenir. Le conflit terminé, vainqueurs et vaincus devront s’entendre sur la place qu’il faudra attribuer dans la nouvelle configuration du sous-continent aux peuples de couleur qui l’habitent. Pour les quatre cent cinquante mille Anglais qui seront alors sur le point de rentrer chez eux, la question n’aura guère d’importance. Mais pour les trois ou quatre cent mille Boers persuadés que la terre qu’ils défendent leur appartient de droit divin, et que les Noirs n’y sont que des étrangers de passage voués au seul rôle de domestiques, ce sera une question de vie ou de mort.
 
 
— Pardonnez-moi de toujours revenir à Hitler. Mais ce qui m’a peut-être le plus frappé dans son entreprise, c’est qu’il a réussi à faire croire à tout un peuple de braves paysans, de braves commerçants, de braves ouvriers, de braves fonctionnaires et de braves intellectuels, qu’ils appartiennent tous à une race « supérieure ». Et qu’en vertu de cette supériorité, le peuple allemand peut exiger l’élimination physique de tous ceux que son chef a décidé de qualifier de « sous-hommes », tels les juifs, les tsiganes, les homosexuels, les malades mentaux et je ne sais qui encore… Dans la patrie de Goethe, de Kant, de Nietzsche, de Rilke, au pays de Wagner et de Beethoven, un seul homme est parvenu à convaincre soixante-dix millions de « monsieur tout le monde » qu’ils constituent tous ensemble une race de seigneurs ! C’est extraordinaire, non ?
L’admiration de l’ancien étudiant résonne à travers le salon.
— Nous devons copier Hitler, conclut-il. Pour balayer leurs craintes, nous devons convaincre nos compatriotes blancs qu’ils appartiennent à une race supérieure.
— Je suis complètement d’accord avec Hendrik ! s’exclame aussitôt le représentant de l’Église hollandaise réformée. N’est-ce pas Dieu Lui-même qui a proclamé la supériorité raciale des Afrikaners lorsqu’il leur a donné comme une Terre promise ce morceau d’Afrique, comme Il avait naguère donné aux Hébreux la terre d’Israël ? Du fait de ce cadeau, les Afrikaners se sont trouvés investis d’une mission divine : séparer les différentes races et cultures de ce pays pour que chacune puisse fleurir et s’épanouir dans un lieu particulier choisi par Dieu. Les Bantous au Transkei, les Zoulous au Natal, les Xhosas au Transvaal, les Métis et les Indiens ailleurs… Mes amis, je suis certain d’être l’interprète des théologiens de notre Église quand je vous affirme qu’instaurer un apartheid dans ce pays ne sera ni un péché ni un crime. Ce sera au contraire une façon de servir la volonté divine qui veut que soient séparés les différents peuples vivant sur cette terre. Les Afrikaners trouveront en outre dans l’apartheid un rempart idéal protégeant leur race élue par Dieu pour dominer le reste de sa création.


C’est par une vaste mise en scène à base de symboles autant que par la prédication d’une idéologie que Hitler a réussi à envoûter le peuple allemand, déclare-t-il posément. Il y a dans le style employé par le chef du IIIe Reich un modèle qui devrait inspirer nos responsables politiques. Or, comme le sait mieux que quiconque notre cher Daniel François Malan ici présent, une certaine apathie semble paralyser ces jours le petit peuple blanc. Pour le secouer, sans doute faudrait-il ressusciter devant lui quelques grands mythes de son histoire, organiser des fêtes, l’inviter à défiler en fanfare derrière ses drapeaux et les oriflammes hérités de son glorieux passé. Bref, mes amis, il faudrait faire du Nuremberg !


Comme Hitler avait divisé les Allemands en différentes classes de surhommes et de sous-hommes selon qu’ils étaient de race aryenne ou de race juive, tsiganes ou autres, Verwoerd décide de subdiviser la population sud-africaine en quatre catégories distinctes : les Blancs, les Noirs, les Métis et les Asiatiques. La loi qui consacre enfin le vieux rêve des Blancs de vivre dans un pays où toutes les races seraient clairement identifiées porte le banal nom administratif de Population Registration Act. Trois mots qui vont incarner un cauchemar national. Pour les troupes de Verwoerd d’abord, qui se trouvent subitement confrontées à la tâche surhumaine de recenser et mettre « en carte » des millions de Sud-Africains. Pour les Noirs, les Métis, les Asiatiques ensuite, qui découvrent qu’un seul critère définit désormais leur existence. Un critère qui ne tient compte ni de leurs qualités ni de leurs mérites, mais de la seule couleur de leur peau. 


S’inspirant des méthodes utilisées par les nazis pour recenser les Juifs d’Allemagne et des pays occupés par le Reich, le Population Registration Act impose à chaque citoyen de déclarer son groupe racial auprès de la municipalité de son domicile. Pour être reconnu comme blanc, un individu doit faire la preuve que ses deux géniteurs sont blancs et qu’il est accepté comme tel dans le milieu où il vit. Au moindre doute, dans le cas par exemple où un Métis voudrait se faire passer pour un Blanc, des spécialistes interviennent. Ils interrogent proches et relations, procèdent au test du crayon, cherchent à déceler des traces de pigmentation autour des ongles et des globes oculaires. Dans un pays de peuplements si divers, déterminer à coup sûr la race d’un individu est une ambition follement téméraire. Combien de Blancs ont la mauvaise surprise de se retrouver soudain qualifiés de Métis, combien de Métis du Cap rétrogradent au rang de Métis de Malaisie – on ne compte pas moins de sept catégories de Métis selon la couleur plus ou moins sombre de la peau –, combien d’Indiens originaires du sud de l’Inde se voient tout à coup ramenés à la condition peu enviable de kaffir à cause de leur couleur très foncée ! Le bilan des commissions de classification raciale pour la première année de l’apartheid révèle que huit cents Sud-Africains ont été contraints de changer de race. Quatorze Blancs et cinquante Indiens sont devenus des Métis ; dix-sept Indiens, des Malais ; quatre Métis et un Malais, des Chinois. Quatre-vingt-neuf Noirs ont eu la chance d’être reclassifiés comme Métis, et cinq Métis la malchance de devenir des Noirs. Mais cinq cent dix-huit Métis ont touché le jackpot en faisant une entrée officielle dans la race blanche des Afrikaners.


Que de drames provoquent ces brutales mutations raciales ! Obligation soudaine de déménager, de trouver une nouvelle école pour les enfants, de partir à la recherche d’un autre emploi. Sans parler des mariages ou des liaisons devenus hors la loi du jour au lendemain. Ou des gens qui, au sein d’une même famille, se retrouvent soudain de races différentes ! Certes, les commissions de classification n’ont pas toujours la tâche facile. Les journaux racontent le cas de trois jeunes enfants abandonnés que les autorités enferment pendant six mois dans un lieu secret avant de les reconnaître comme blancs. Ou celui de ce célèbre présentateur de télévision grièvement blessé dans un accident de la route qui meurt faute de soins parce que les préposés du centre de secours ne savent pas dans quel secteur – Blanc ou Métis – il convient de l’admettre.


Les Noirs doivent quitter toutes les zones que les Blancs se sont réservées pour s’installer dans leurs homelands ruraux où ils pourront exercer leurs droits de citoyens et développer leur indépendance nationale. Verwoerd est persuadé que cet appât d’une « indépendance séparée » va même vider au profit de ces États-nations les énormes concentrations humaines qui s’entassent dans des townships comme Soweto. Il ne resterait plus alors dans l’Afrique du Sud blanche que quelques milliers de migrants travaillant sous contrat et seulement pour de courtes périodes dans des villes blanches. Ces travailleurs occasionnels ne seront pas traités comme des Sud-Africains mais comme des étrangers appartenant à des pays extérieurs.


Verwoerd s’agite sur tous les fronts. Aux Noirs il promet un retour vers leur passé, leurs traditions, vers leur vie ancestrale, vers un mode d’existence enfin débarrassé des souffrances infligées par les villes et les vexations des Blancs. Aux descendants du peuple des chariots, il s’attache à offrir l’image d’un homme choisi par Dieu pour leur donner l’Afrique dont ils rêvent depuis des générations, une Afrique où Blancs et Noirs vivraient en paix mais séparés. Les caricatures des journaux le représentent régulièrement assis sur un nuage, parlant au téléphone avec le Créateur.


Le 15 septembre 1953, Verwoerd annonce que « l’enfant africain ne doit plus avoir le droit d’apercevoir les verts pâturages de la société européenne dont il ne lui sera jamais permis de brouter l’herbe ». Le Bantu Education Act, la loi qu’il fait voter à cet effet, instaure la ségrégation totale du système éducatif sud-africain. Plus aucune école privée noire n’a le droit d’ouvrir et de fonctionner sans accord des autorités. Ceux qui transgressent cette interdiction sont condamnés pour « propagation illicite de connaissances ». Là où l’État consacre mille trois cent quatre-vingt-cinq rands par an pour l’éducation d’un élève blanc, il n’en dépensera plus que cinq cent quatre-vingt-treize pour un écolier métis et seulement cent quatre-vingt-douze pour un écolier noir. Des matières comme les mathématiques, la physique, la biologie, se voient purement et simplement rayées du cursus des écoles noires. Devant le tollé que déclenchent ces mesures chez les militants de l’ANC, dans l’opinion publique noire, et même dans les milieux blancs modérés, Verwoerd n’hésite pas à brandir l’étendard de la bonne conscience. « À quoi cela servirait-il d’enseigner les mathématiques à un enfant noir s’il n’est pas appelé à les utiliser dans la pratique ? » demande-t-il avant de répéter qu’« il n’y a aucune place pour l’indigène dans la société européenne au-dessus du niveau de quelques travaux manuels de base ». Une profession de foi qu’il conclut d’une formule lapidaire : « Il faut mettre dans la tête des Noirs qu’ils ne seront jamais les égaux des Blancs. »


Le deus ex machina de cette démentielle entreprise est un cardiologue militaire à la barbe rasée court, âgé de quarante et un ans, nommé Wouter Basson. Ce n’est pas par hasard que le pouvoir l’a choisi pour mettre en œuvre et diriger le « Project Coast », un programme officiellement destiné à doter l’Afrique du Sud d’un armement chimique et biologique permettant de repousser une agression extérieure. Le jeune capitaine médecin est un spécialiste des armes non conventionnelles, en particulier celles susceptibles d’annihiler un ennemi en agissant sur ses facultés mentales. Il faudra attendre quarante ans pour qu’un procès retentissant permette aux Sud-Africains et à une opinion internationale horrifiée de découvrir en détail l’étendue de cette entreprise. On comptera pas moins de soixante-sept chefs d’inculpation, mille cinq cents pages d’attendus, deux ans et demi d’audiences devant un tribunal spécial siégeant à Pretoria – un record seulement battu au procès de Nuremberg. Le Dr. Basson sera notamment accusé d’avoir proposé à ses chefs de fabriquer des produits chimiques capables de réduire le taux de fertilité de la population de couleur. L’application d’un tel programme devait permettre aux dirigeants de l’apartheid de diminuer le nombre des Noirs vivant dans le pays. À Pretoria, ces propositions avaient reçu un accueil enthousiaste. Des crédits illimités furent octroyés à celui qu’on appellera bientôt secrètement « le Dr. Folamour sud-africain ».


Inventer une bactérie tueuse capable d’exterminer les Noirs tout en donnant l’apparence d’une mort naturelle, tel est le premier défi que le médecin est accusé d’avoir voulu mener à bien. Avant de collectionner son propre vivier d’animaux, il va tirer des flèches empoisonnées sur les singes du parc Kruger pour étudier les circonstances et le temps de leur agonie. Devant les protestations indignées des touristes, il fait capturer les animaux afin de les soumettre dans le secret de son laboratoire à la mort lente de ses poisons. Ses chimistes expérimentent toutes sortes de vecteurs susceptibles d’inoculer aux Noirs des substances mortelles. Les sachant grands amateurs de bière, ils ajoutent du thallium, un poison à base de mercure impossible à détecter, aux canettes destinées aux shebeens des townships. Puis ils injectent des bacilles d’anthrax dans des cartouches de cigarettes ; du cyanure dans des plaques de chocolat ; de la botuline dans des bouteilles de lait ; même de la ricine, l’un des toxiques les plus violents qui soient, dans des flacons de whisky. Enfin, ils assaisonnent de mandrax, une poudre aux effets paralysants, des paquets de lessive ménagère couramment vendus dans les drogueries des quartiers noirs. Basson et ses alchimistes dévoyés en mettent leur main au feu : le jour où ces produits rendus mortels commenceront à circuler massivement dans les commerces africains, les Blancs auront fait un pas décisif dans leurs projets de réduire par tous les moyens la population noire de l’Afrique du Sud. Mais le délirant programme du maître du Roodeplaat Research Laboratory n’en est qu’à ses premiers balbutiements. Pour accélérer la diminution de la population de couleur, le laboratoire conçoit aussi toute une panoplie d’instruments. Tels ces astucieux parapluies capables de projeter de petites balles dont l’impact permet d’inoculer la variante pulmonaire de la maladie du charbon. Ou ces bâtonnets en forme de tournevis qui dégagent à la moindre pression un nuage de gaz paralysants. Ou ces pistolets à air comprimé qui peuvent lors de manifestations expédier des projectiles bourrés d’anthrax, d’ectasy, de cocaïne, et d’hallucinogènes à base de marijuana capables de calmer presque instantanément les excès d’une foule en colère.


Basson ne semblait jamais à court d’imagination. Ainsi, il réussit à introduire des particules de poison dans la gomme qu’il faut lécher pour sceller des enveloppes ou du venin de cobra dans des flacons de déodorant. Il aurait même inventé un gel relaxant qui inhibe instantanément toute volonté de résistance. Quelques années plus tard, au plus fort de la tragédie de l’apartheid, l’aviation sud-africaine utilisera ce gel pour paralyser deux cent cinquante prisonniers de guerre namibiens et les précipiter du haut du ciel dans la mer sans qu’ils résistent. Basson sera par ailleurs accusé d’avoir recherché une bactérie sélective qui ne contaminerait que les Noirs et un contraceptif administrable à leur insu aux femmes de couleur. Il aurait ensuite expérimenté ces bactéries sur des cobayes humains fournis par la police afin de stériliser à leur insu les habitants des townships. En cas de succès, le peuple des chariots aura gagné la plus grande de toutes les batailles qui l’opposent aux tribus d’Afrique depuis qu’il s’est élancé à la conquête du continent, la bataille du nombre !


La cause de ce nouveau dérapage est le statut racial d’une star de l’équipe britannique de cricket. Basil d’Oliveira est un joueur qui a fait gagner l’Angleterre dans nombre de ses rencontres internationales. Il va bientôt se mesurer avec son équipe aux champions d’Afrique du Sud. L’ennui est que les grands prêtres de la classification raciale officiant à Pretoria ont découvert que Basil d’Oliveira n’est pas de race blanche. Il est métis. Comment l’Afrique du Sud pourrait-elle consentir à engager sa formation cent pour cent blanche contre une sélection étrangère comprenant un joueur de couleur dans ses rangs ? C’est impossible ! John Vorster juge l’affaire si grave qu’il décide d’intervenir en personne. Dans une allocution publique prononcée à Bloemfontein, il déclare solennellement que « l’Afrique du Sud ne saurait recevoir une équipe composée non pas de sportifs mais d’adversaires politiques ». Les propos provoquent un tollé universel. Du jour au lendemain, le pays de l’apartheid se voit rejeté de toutes les compétitions mondiales, ses athlètes exclus des Jeux olympiques et du Commonwealth, ses stades désertés par les équipes étrangères. Le boycott durera dix longues années. Une indicible épreuve pour le peuple qui avait si généreusement donné à la planète du rugby l’une de ses équipes mythiques, les Springboks.


En cette fin des années 1970, ils sont tout à la célébration de leur monstrueux bilan. Plus de vingt pour cent des kaffirs d’Afrique du Sud, soit six millions d’êtres humains, auront été transplantés vers les ghettos aménagés selon le programme de redistribution ethnique. Les descendants du peuple choisi par Calvin pour répandre la religion chrétienne sur la terre d’Afrique ont réussi la plus colossale déportation de population de l’histoire de l’humanité.


Mais le pire pour la jeune orthophoniste blanche, ce n’est pas de découvrir d’un seul coup dans cet hôpital autant de malheurs, c’est de constater le mépris des médecins et des infirmières pour les souffrances de ces êtres comme si la douleur et la détresse d’un kaffir ne méritaient pas d’être soulagées au même titre que celles d’un Blanc. Une rapide visite au service ORL réservé aux Blancs dans l’autre aile de l’hôpital confirme ses craintes. Ici, l’accueil, la propreté des locaux, les soins du personnel médical sont conformes à la réputation d’excellence de Groote Schuur. Quand elle lui confie son indignation, Helen se fait vertement rabrouer par l’infirmière-chef du service réservé aux Noirs où elle travaille. « Pourquoi vous tracassez-vous, ma chère ? lui lance celle-ci. Tous ces bébés noirs qui hurlent vont mourir. Quelle importance ? Ils sont vingt-cinq millions alors que nous ne sommes que quatre millions. Et de toute façon, leurs mères en feront d’autres. Les kaffirs sont des lapins. »


Michael, tu ne comprends pas, réplique-t-elle fermement. Ce ne sont pas des PAUVRES que j’ai rencontrés, ce soir. Ce sont des gens qui ont PEUR. Ce n’est pas la FAIM que j’ai vue. C’est la PEUR. La peur de se trouver brusquement en face d’une femme blanche, la peur d’avoir à lever les yeux vers elle, la peur de la laisser regarder leurs enfants ; la peur… la PEUR ! Michael. Toi, moi, tous les Afrikaners, nous sommes coupables du crime d’avoir obligé tout un peuple à vivre la peur au ventre.


Faire quelque chose d’utile ! Dans ce ghetto où deux cent mille martyrs de la haine raciale luttent pour leur survie quotidienne, dans ce lieu où les gens apprennent à mesurer leur vie non pas en années mais en mois ou en semaines, dans ce lieu vibrant de courage et de capacité d’entraide mais rongé de tuberculose, de dysenterie, d’alcoolisme, de toutes les maladies de carence ; dans cet environnement si pollué que des milliers de malheureux n’atteignent pas l’âge de quarante ans… tout paraît à faire. Il faudrait en priorité des crèches pour les plus petits et un dispensaire ; il faudrait pouvoir distribuer du lait aux enfants souffrant de malnutrition, créer une soupe populaire pour les plus âgés ; installer des fontaines d’eau potable, multiplier les latrines. Helen le sait déjà : les urgences se comptent par dizaines. « Je suggère que l’on organise un sondage, répond-elle, pour déterminer ce que les gens d’ici veulent en toute priorité. » Les résultats arrivent trois jours plus tard. Ils sont concordants et unanimes. Les nécessités les plus pressantes des habitants de cette township ne sont pas celles qu’imaginait la jeune Blanche. Ce ne sont pas les conditions matérielles qu’ils veulent d’abord changer. La nourriture qu’ils attendent avidement n’est pas destinée aux corps chétifs de leurs enfants mais à leur esprit. Helen est stupéfaite. Les six enquêtes du sondage indiquent que la toute première revendication des emmurés de Langa est la création d’une école pour que leurs enfants apprennent à lire et à écrire.


Au lieu de l’instauration d’une instance judiciaire qui jugerait les coupables comme le procès de Nuremberg l’avait fait pour les criminels nazis, l’archevêque Desmond Tutu fit une proposition extraordinaire : la création d’une commission qui offrirait le pardon de la nation à tous ceux qui accepteraient de révéler les crimes qu’ils avaient commis au nom de l’apartheid. Ce pari révolutionnaire s’appellerait « Vérité et Réconciliation ». Nelson Mandela accepta avec enthousiasme.
Plus de sept mille coupables acceptèrent de jouer le jeu et déposèrent une demande d’amnistie. Il y avait parmi eux deux anciens ministres du gouvernement de P.W. Botha et de nombreux hauts gradés de la police. Les audiences se prolongèrent pendant quatre ans. Deux mille quatre cents victimes vinrent témoigner devant leurs bourreaux au nom de leurs proches disparus. Les hallucinants témoignages permirent de découvrir comment un peuple qui affirmait avoir été choisi par Dieu pour répandre les valeurs chrétiennes sur l’Afrique avait pu sombrer dans la plus sauvage des barbaries racistes. Certaines confessions furent si insoutenables qu’elles anéantirent ceux qui les recueillirent. La tâche fut particulièrement rude pour les interprètes car ils devaient traduire les témoignages des victimes comme ceux des coupables en les exprimant à la première personne. Grâce à ce processus impitoyable, d’innombrables crimes furent élucidés, ce qui permit à de nombreuses familles de retrouver la trace de leurs disparus et de commencer un vrai travail de mémoire. Au terme de cette expérience unique, retransmise chaque jour par la télévision, aucun Sud-Africain, aucun Blanc en particulier, ne pouvait plus prétendre ignorer comment l’apartheid avait brisé et détruit des millions de vies. Mais comme le voulait Mgr Tutu, la reconnaissance publique des crimes racistes devait apporter le germe de la réconciliation. Du coup s’éloigna du paysage sud-africain le spectre d’une nouvelle guerre raciale.


En échangeant Vérité contre Réconciliation, l’Afrique du Sud accomplit le miracle de sortir de l’apartheid sans le bain de sang annoncé par tous les prophètes de malheur. Une transition pacifique exemplaire conduisit le pays de la répression et de l’injustice à la démocratie, à la liberté et à l’égalité. Ce fut un exploit sans équivalent dans l’histoire des conflits entre les hommes. Et une exceptionnelle leçon d’humanité offerte à la planète entière.


 

samedi 27 mai 2023

[Orsenna, Erik - Saint-Aubin, Isabelle (de)] Petit précis de mondialisation 4 : Géopolitique du moustique

 




J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Petit précis de mondialisation 4 :
           Géopolitique du moustique

Auteur : Erik ORSENNA -
               Dr Isabelle de SAINT-AUBIN

Parution :  2017 (Fayard)

Pages : 288

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Cette histoire du moustique dans la mondialisation racontée avec humour et précision par Erik Orsenna nous fait découvrir : l’effroi, causé par tous les maladies provoquées par ce minuscule insecte, l’humilité dont doit faire preuve l’homme dans sa recherche de résultat (car la vie n’est qu’une longue suite de remises en cause), et une forme d'émerveillement qui vise à mieux vivre en humain grâce au moustique. 
« Les moustiques viennent de la nuit des temps (250 millions d'années), mais ils ne s'attardent pas (durée de vie moyenne : 30 jours). Nombreux (3 564 espèces), volontiers dangereux (plus de 700 000 morts humaines chaque année), ils sont répandus sur les cinq continents (Groenland inclus). Quand ils vrombissent à nos oreilles, c’est une histoire qu'ils nous racontent : leur point de vue sur la mondialisation. Une histoire de frontières abolies, de mutations permanentes, de luttes pour survivre, de santé planétaire, mais aussi celle des pouvoirs humains (vertigineux) qu’offrent les manipulations génétiques. Allons-nous devenir des apprentis sorciers ? Toutefois, ne nous y trompons pas, c'est d'abord l'histoire d'un couple à trois : le moustique, le parasite et sa proie (nous, les vertébrés). Après le coton, l'eau et le papier, je vous emmène faire un nouveau voyage pour tenter de mieux comprendre notre terre. Guyane, Cambodge, Pékin, Sénégal, Brésil, sans oublier la mythique forêt Zika (Ouganda) : Je vous promets des surprises et des fièvres ! »
« Pour un tel périple dans le savoir, il me fallait une alliée. Personne ne pouvait mieux jouer ce rôle que le docteur Isabelle de Saint Aubin, élevée sur la rive du fleuve Ogooué, au coeur d'un des plus piquants royaumes du moustique. » 

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Né en 1947, Erik Orsenna est écrivain et membre de l'Académie française. Après des études de philosophie, de sciences politiques et d'économie, il devient enseignant-chercheur, puis docteur d'Etat en finance internationale et en économie du développement à l'Université de Paris I et à l'École normale supérieure. En 1981, il travaille au ministère de la Coopération, aux côtés de Jean-Pierre Cot. Conseiller culturel à l'Élysée de 1983 à 1984, il seconde Roland Dumas sur les questions africaines au ministère des Affaires étrangères au début des années 1990. Parallèlement maître des requêtes au Conseil d'État en décembre 1985, il est nommé conseiller d'État en 2000. Erik Orsenna fait partie du Haut Conseil de la Francophonie. Auteur de nombreux ouvrages, essais et romans, il reçoit le Prix Goncourt en 1988 (L'Exposition coloniale, Seuil). Inclassable explorateur et conteur invétéré, il a raconté la mondialisation à travers le coton, l'eau, le papier, le moustique, les villes et les cochons, Il est ambassadeur de l'Institut Pasteur. Auteur de nombreux succès, dont, récemment, Beaumarchais, un aventurier de la liberté  (Stock, 2019) et Cochons, voyage aux pays du Vivant, 2020.

 

 

Avis :

Il n’y a que l’Antarctique et l’Islande qui leur échappent encore. Partout ailleurs, ils sont des nuées, éphémères mais sans cesse renouvelées – sept générations en un an – et donc dotées d’une capacité d’adaptation qui les rend quasi invincibles. Et ils tuent. Dengue, chikungunya, zika, fièvre jaune, paludisme... : responsables de plus de 800 000 décès humains par an, les moustiques sont notre premier ennemi sur cette planète. Pourtant, les éradiquer pourrait avoir des conséquences plus terribles encore...

Après ses trois autres « précis de mondialisation » sur le coton, l’eau et le papier, Erik Orsenna, alors ambassadeur de l’Institut Pasteur – il occupe le siège du scientifique à l’Académie française –, s’intéresse en 2017 à la « géopolitique du moustique ». Pour tout comprendre de ces petits mais costauds envahisseurs, il s’est rendu dans les pays où ils sévissent le plus, a rencontré d’éminents spécialistes de l’Institut Pasteur, à Paris, Dakar, Cayenne et Phnom Penh, et, avec une précision teintée d’humour, mêle ses réflexions, elles aussi souvent piquantes, à cet ouvrage de vulgarisation scientifique co-écrit avec sa compagne, l’angiologue Isabelle de Saint Aubin.

Le texte est intéressant, voire souvent fascinant, et a de quoi faire frémir. Car le constat est sans appel. Ce ne sont pas seulement le moustique et ses multiples espèces qui, toujours plus résistants, apprennent à conjurer toutes nos tentatives pour les vaincre. Les parasites, virus et bactéries, dont ils sont aujourd’hui les vecteurs les plus efficaces – loin devant les tiques, chauves-souris et autres hôtes déjà bien inquiétants dans ce livre – et que nous n’avons pas encore tous rencontrés – la covid-19 n’a surgi au grand jour qu’après la rédaction de cet ouvrage –, sont eux aussi tellement intelligents et opportunistes dans leur stratégies de survie qu’ils rendent inutile, et même dangereuse, toute velléité de destruction de leurs porteurs actuels. Sans parler des multiples espèces indispensables que la disparition du moustique condamnerait à périr d’inanition, tous ces organismes tueurs auraient vite fait de trouver une solution de rechange, peut-être plus terrible encore pour nous, pauvres Goliaths pourtant prompts à jouer les apprentis sorciers, autrefois à coups de produits chimiques, aujourd’hui, à l’aide de la génétique.

Documenté et instructif, ce mémento sur le moustique se lit comme un roman, parfois drôle, souvent étonnant, riche de pistes de réflexion dont on regrette seulement que ce format ne se prête à leur développement. Citons en deux, à méditer au son crispant de cet insecte si détesté : « Voilà le secret pour survivre : l’adaptation ! (…) de là, venait peut-être la fragilité et la noblesse de l’espèce humaine. Elle voulait changer la vie. Et la vie se vengeait. Il est vrai que, si notre espèce voulait tant « changer la vie », c’était à son seul bénéfice. » « Quand la dynamique de l’espèce l’emporte sur la revendication de l’individu, il y a gros à parier que la vitalité générale y gagne. » (4/5)

 

 

Citations :

Si l’on excepte les bactéries et les virus, notre Terre abrite six cent vingt mille espèces de champignons, trois cent cinquante mille espèces de plantes et huit millions d’espèces animales. Parmi lesquelles les vertébrés, dont nous sommes, ne comptent que pour… huit mille.


Nous avons déjà répertorié plus de trois millions d’espèces d’insectes ! Et, chaque année, nous en découvrons plus de dix mille nouvelles ! Où arrêterons-nous ? À cinq, six millions ? Tiens, voilà un exemple, un exemple de chez nous, où la prolifération est bien moins grande que sous les Tropiques. La forêt de la Massane, dans les Pyrénées-Orientales. Sur trois cents hectares – qu’est-ce que trois cents hectares ? rien du tout, un confetti –, on a compté trois mille cinq cents espèces d’insectes !


Voilà le secret pour survivre : l’adaptation !                 
Je quittai mon professeur en me disant que, de là, venait peut-être la fragilité et la noblesse de l’espèce humaine. Elle voulait changer la vie. Et la vie se vengeait. Il est vrai que, si notre espèce voulait tant « changer la vie », c’était à son seul bénéfice.


Quand la dynamique de l’espèce l’emporte sur la revendication de l’individu, il y a gros à parier que la vitalité générale y gagne.


Les tiques, mouches, moucherons, puces, punaises nous font ainsi cadeau de très graves affections, parfois meurtrières (quatre cent mille trépas chaque année).(…)
Mais le moustique est, de loin, le vecteur le plus dangereux. Il porte le chikungunya, la dengue, la fièvre de la vallée du Rift, la fièvre jaune, le Zika, l’encéphalite japonaise, la fièvre du Nil occidental, la filariose lymphatique et, bien sûr, le paludisme. À lui seul, celui-ci tue plus de quatre cent mille fois par an, la plupart de ses victimes étant des enfants de moins de cinq ans. La dengue, quant à elle, menace plus du tiers de la population mondiale : 2,5 milliards de personnes, réparties dans plus de cent pays.
Bref, le moustique est bien l’ennemi public numéro un.


Savez-vous que les galeries de tous les métros du monde abritent des colonies de grillons ? (…)
À Paris, la nuit, durant l’interruption des transports, les oreilles les plus sensibles peuvent s’enchanter de leur stridulation si caractéristique. Les yeux fermés, on pourrait se croire en Provence. Seuls les musiciens avertis savent distinguer l’appel à l’amour du grillon de celui de la cigale.
Hélas, le silence regagne du terrain. Chassés par les normes d’hygiène de leurs premières demeures favorites, les fournils des boulangers, les grillons avaient donc trouvé refuge dans nos réseaux de transport souterrains. Ils y trouvaient gîte, chaleur et couvert avec une prédilection pour… les mégots.
Or, la plupart n’ont pas survécu à l’interdiction formelle de fumer dans l’espace du métropolitain. Si l’on peut se permettre, l’interdiction d’en griller une fut fatale aux grillons.


(…) le nombre des bactéries dépasse l’entendement : un gramme de terre agricole peut en contenir un milliard, de dix mille espèces différentes.
Sur la Terre, elles seraient cent cinquante milliards de milliards de fois plus nombreuses que les êtres humains. Une autre caractéristique : elles s’adaptent avec facilité à tout nouvel environnement.
 
 
Qu’est-ce qu’une maladie émergente ? Une maladie qui commence à concerner les pays riches.


Et lorsqu’on tenta de dresser un bilan de cette « révolution », le résultat d’un million sept cent mille morts put être avancé. Un Cambodgien sur trois.          
Quarante ans plus tard, c’est-à-dire aujourd’hui, la secte islamiste Boko Aram ravage le nord du Nigeria et du Cameroun, ainsi que les abords du lac Tchad. Sa logique de mort ressemble trait pour trait à celle des Khmers : revenir à l’ « ancien temps », en l’occurrence celui du Prophète, éradiquer toutes les connaissances accumulées depuis et qui ont perverti les âmes, torturer et tuer pour éliminer les ennemis de la foi et terroriser les autres, offrir les femmes aux combattants… En 1994, huit cent mille Tutsis furent exterminés au Rwanda.          
Auparavant, des êtres de notre espèce, par ailleurs souvent cultivés, amateurs de Schubert et lecteurs de Goethe, avaient organisé la Shoah. Six millions de morts.
Avec toujours le même objectif : purifier.          
Comment expliquer que régulièrement, ici, puis là, et plus tard ailleurs, une folie meurtrière s’empare de notre espèce et la pousse à sortir de son humanité ?         
Quelle est cette maladie qui transforme un certain M. Kaing Guek Eav, honorable professeur de mathématiques, en Douch-le-bourreau ?       
À la fin de sa vie, sentant monter les tensions qui conduiraient à la Grande Guerre, Pasteur répétait qu’il avait pu guérir la rage qui vient des chiens, pas celle tapie dans le cœur des humains.
Rappelons-nous les statistiques : l’homme est, juste après le moustique, l’animal le plus meurtrier pour l’homme.


Les requins tuent dix personnes chaque année. Les loups, dix aussi ; les lions, cent, comme les éléphants ; cinq cents pour les hippopotames ; mille pour les crocodiles ; deux mille pour les ténias ; dix mille pour les escargots d’eau, les punaises, les mouches tsé-tsé ; vingt-cinq mille pour les chiens ; cinquante mille pour les serpents…
Mais, bravo les moustiques ! Sept cent cinquante mille morts humaines à votre tableau de chasse ! Nous, humains, méritons aussi quelques applaudissements : quatre cent soixante-quinze mille personnes tuées par la main de l’homme chaque année.


 Eh oui ! Personne n’y croit, mais nous en recevons vingt-deux mille chaque année.
– Qui sont ces gens ?
– Des mordus.
– La rage ? Mais depuis Pasteur et son premier petit patient Joseph Meister, depuis juillet 1885, je la croyais vaincue ! »
Retour brutal aux temps les plus anciens.
« Et, pardon, mais ces sacs qu’ils manient avec tant de précautions… ?
– Oh, ce sont les têtes des chiens qui les ont attaqués. Ça nous aide pour le diagnostic. Mais il faut d’abord attraper l’animal. Et si le voyage dure longtemps… vous imaginez les mouches. Et l’odeur ! »
Didier continue : « Huit cents morts, chaque année ! Huit cents qui n’auraient pas dû mourir… Et si vous saviez ce que signifie mourir de la rage…
– Parmi tous les souhaits, je n’ai pas celui-là.
– Allez sur YouTube. C’est sans doute la mort parmi toutes la plus horrible, on étouffe, on vomit, l’angoisse vous déchire… »
J’étais venu en Asie du Sud-Est pour les moustiques et c’étaient les chiens qui m’accueillaient. 


« Préparez-vous ! Le spectacle peut effrayer. »          
C’est donc un peu tendus que nous nous glissons dans un coin du jardin.          
« Et surtout restez sur le chemin, ne vous approchez pas du bois ! Danger ! »          
Il a sorti son portable. Il nous montre une photo de lui en quasi-cosmonaute :          « Je m’équipe avec soin, croyez-moi. Je ne tiens pas à attraper une saloperie. La technique est simple. Une fois sous leurs perchoirs, nous tendons une toile cirée… »          
« Imbécilement, je lui demande ce qu’il attend.          
« Eh bien… Vous n’avez pas deviné ? Les virus éventuels se retrouvent dans leurs déjections. Alors… quel beau métier que le nôtre ! Bac plus dix ou plus douze pour qu’un jour vous ayez l’honneur de vous faire pisser et chier dessus par des chauves-souris, si possible infectées. Certaines dépassent le mètre cinquante d’envergure. Mais celles que je vais vous présenter ne vont pas vous décevoir, déjà de beaux oiseaux, ou de jolis rats, comme vous voulez, des Pteropus : d’un bout de l’aile à l’autre, une bonne soixantaine de centimètres. N’ayez pas trop peur quand même, pas de vampires parmi elles, rien que des frugivores, aucune ne va vous sucer le sang.          
– Et quelles sortes de virus portent-elles ?          
– Oh, parmi les plus méchants, le SRAS, par exemple, ou de très désagréables coronavirus. Ce n’est pas une raison pour les détester. Elles mènent leur vie. Comme les moustiques. »


On dirait d’abord des fanions sombres, flottant dans le vent. Et puis l’œil s’habitue, il les distingue mieux, il voit des pattes qui s’accrochent aux branches, il voit des têtes pointées vers le sol. Julien frappe plusieurs fois dans ses mains. Peine perdue. Les chauves-souris restent accrochées à leurs perchoirs. Deux ou trois seulement s’envolent, juste pour changer d’arbre.
« Il faudrait attendre le soir. Toute la journée, elles dorment. Soudain, elles décident de s’en aller, toutes ensemble. Et le ciel devient noir. Même moi, j’ai peur.


C’est ainsi que l’Orstom (Office de recherche scientifique et technique d’outre-mer, ancêtre de l’Institut de recherche et de développement) et l’Institut Pasteur installèrent une base en pleine forêt, à dix kilomètres de Kédougou, sur la route de Dakar. Pour cette raison, on appelle PK10 cet endroit devenu mythique. C’est là que sont collectés, depuis 1972, tous les moustiques possibles, en même temps que tout ce qu’ils transportent avec eux. Grâce à ceux que l’on nomme les « captureurs ». Hommage leur soit rendu ! Les pièges fonctionnant mal, on fait appel à des hommes et à des volontaires qui s’exposent à toutes les heures du jour et de la nuit, dans tous les lieux de la forêt.
Une fois le moustique posé sur son bras nu ou sur sa jambe, le courageux l’emprisonne prestement dans un tube. Parfois le geste n’est pas assez vif pour éviter la piqûre. Les « captureurs » sont donc vaccinés, et préventivement traités quand le vaccin n’existe pas, ce qui est le cas pour le paludisme. Avouons que ces précautions ne suffisent pas toujours…


L’Institut Pasteur s’est ainsi constitué, depuis cinquante-cinq ans, l’une des plus formidables collections au monde de vecteurs et de leurs passagers clandestins : parasites, bactéries et virus : pas moins de deux cents espèces. Virus d’aujourd’hui et virus de demain puisque nombre d’entre eux, comme on le sait, se réveillent un beau jour et se mettent à nuire. Il y a fort à parier qu’ils soient déjà répertoriés dans les archives pasteuriennes. C’est pourquoi les chercheurs qui travaillent à PK10 l’appellent la « Silicon Valley des virus ».


(…) tous les Ougandais, sans exception, ont souffert un jour ou l’autre du paludisme. Figurez-vous qu’une maison, une seule maison, peut contenir jusqu’à dix mille moustiques. 


La réponse ne s’est pas fait attendre. Immédiate et unanime, médecins et entomologistes. Contrôler ? Oui, mille fois oui, de toutes nos forces ! Éradiquer ? Jamais ! Ce ne sera jamais vraiment possible, jamais définitivement possible. Et heureusement ! Aucun risque n’est pire que celui de détruire un écosystème. Et chacun de développer son argument. Nous allons créer des monstres ! Et nos manipulateurs, je ne crois pas à leurs promesses : quoi qu’ils disent, si un problème se présente, jamais nous ne pourrons revenir en arrière ! Et les virus, s’ils perdent leurs maisons favorites pour se développer et leurs moyens habituels de transport, vous pensez qu’ils vont rester là et disparaître sans réagir ? Vous pensez vraiment, depuis le temps qu’ils existent, qu’ils ne vont pas trouver d’autres domiciles, d’autres vecteurs ? Et s’ils se révélaient pires pour nous, bien pires ?


Le théorème ne trompe jamais : lorsque dans une profession s’élève le taux de femmes, c’est que s’est abaissé le niveau des revenus.


Pour avoir navigué durant l’été en Alaska, je peux vous dire que la concentration de moustiques y est insupportable. C’est donc là que l’armée américaine, durant le début des années 1950, a testé l’efficacité de plus de dix mille combinaisons de toutes les molécules possibles. Il faut dire que les soldats y pullulaient, à cette époque de guerre quasi chaude avec l’Union soviétique, juste de l’autre côté du détroit de Behring. Une fois de plus, les militaires allaient faire progresser la santé. Quand je pense qu’on les accuse de ne penser qu’à occire !

 

 

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