lundi 26 juin 2023

[Assouline, Pierre] Le nageur

 



 

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Titre : Le nageur

Auteur : Pierre ASSOULINE

Parution : 2023 (Gallimard)

Pages : 256

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Jusqu’où un homme ayant affronté le mal absolu peut-il aller pour ne pas s’effondrer, surmonter sa souffrance et se projeter à nouveau vers l’avenir ? Le Nageur retrace le destin exceptionnel d’Alfred Nakache.
Né à Constantine, tôt devenu champion de France et d’Europe avant d’être sacré recordman du monde, ce sportif de haut niveau fut sélectionné pour représenter la France aux Jeux olympiques de Berlin en 1936 puis à ceux de Londres en 1948 ; mais entre les deux il connut l’épreuve suprême d’une vie. Dénoncé par un rival comme juif et comme résistant à la Gestapo toulousaine, il fut déporté avec sa jeune femme, Paule, et leur petite Annie. D’Auschwitz à Buchenwald en passant par la marche de la mort, il survécut grâce à une volonté et une constitution athlétique hors du commun. Mais à quel prix ?
Offrant une époustouflante traversée du siècle, Le Nageur est le récit d’une existence tendue vers un but : l’excellence et le dépassement de soi. Et surtout, en toutes circonstances, tenir, se tenir, résister. Une leçon de vie.

 

Un mot sur l'auteur :

Né en 1953 à Casablanca, Pierre Assouline est écrivain, journaliste et chroniqueur de radio. Il est membre de l'Académie Goncourt.

 

Avis :

La rivalité sportive mène parfois au pire, surtout en période de guerre et d’Occupation ! Le nageur juif Alfred Nakache, arrivé en France de Constantine en 1933 pour s’imposer multiple champion, en fait la terrible expérience lorsque, engagé dans la Résistance et dénoncé par Jacques Cartonnet – un autre membre de l’équipe française de natation, lui aussi recordman confirmé mais enrôlé dans la Milice et ardent propagandiste antisémite –, il est déporté à Auschwitz avec sa femme et sa fille âgée de deux ans, aussitôt gazées. Il survit, réussit à se remettre à niveau malgré les séquelles, et, même si un autre homme depuis sa participation aux Jeux Olympiques de Berlin, revient tel un phénix défendre les couleurs françaises à ceux de Londres. Quant à lui condamné à mort par contumace pour collaboration, Cartonnet est arrêté à deux reprises en Italie, mais chaque fois évadé, n’est plus jamais retrouvé.

Ecrivain confirmé en même temps que biographe émérite, Pierre Assouline excelle à faire palpiter la vie sur l’ossature d’une parfaite rigueur biographique. Aussi, quelle figure de roman que cet Alfred Nakache ! Phobique de l’eau, on lui apprend à nager parce que prescrit dans le Talmud. L’enfant vainc sa peur lorsque, pour s’épargner une raclée de son grand-père, il réussit à plonger pour récupérer ses chaussures jetées à l’eau par des galopins. A défaut de style à ses débuts – lors de sa première compétition, il finit même dans le couloir de nage du voisin –, sa force et son entraînement acharné dans les bassins lui valent bientôt le surnom d’Artem : le poisson en hébreu.

Il est acclamé champion à une époque où la persécution contre les Juifs ne cesse de croître, et, le premier camp de concentration déjà ouvert depuis trois ans à Dachau, il porte haut les couleurs de la France aux Jeux Olympiques de Berlin. Interdit de souiller l’eau des piscines françaises par sa « youtrerie », « ce vil personnage » qui, selon une certaine presse, « relève pour le moins du camp de concentration », continue jusqu’en 1942 à battre les records et à maintenir sa popularité auprès de la majorité du public. Finalement « déporté politique » pour « propagande antiallemande », il doit sa survie à son exceptionnelle condition physique, à son mental de résistant – il devient le « nageur d’Auschwitz » parce qu’un jour contraint par ses gardiens de plonger dans le bassin de rétention du camp, il les défie ensuite en continuant à venir y nager à leur insu –, et aussi à son affectation à l’infirmerie plutôt qu’aux kommandos de travail. Comble du comble, cela lui vaudra après-guerre des soupçons de servilité envers les Allemands. Il se sera même jamais reconnu déporté-résistant comme ses camarades de combat.

Avec un sens du détail qui nous en apprend encore à chaque page sur ces terribles années trente et quarante, en particulier sur la France antisémite, sur les enjeux politiques des Jeux Olympiques de Berlin et sur l’inconcevable réalité des camps de concentration, Pierre Assouline rend un hommage aussi saisissant que bouleversant à cet homme hors du commun si injustement oublié, un homme-poisson qui vaut l’occasion à l’écrivain de passages magnifiques sur l’art de nager et de vivre. (4/5)

 

Citations : 

Une ancienne sagesse rappelle à celui qui se croit arrivé qu’il n’est pas allé assez loin.  


Il lui apprend que le secret, c’est la persévérance conjuguée à la décontraction musculaire, la souplesse, la respiration régulière. Mais aussi que certains bassins autorisent de meilleures performances. Question de densité et de température de l’eau, de forme de la piscine. Trop chaude, l’eau fatigue ; trop froide, elle provoque un durcissement musculaire. L’idéal : vingt et un ou vingt-deux degrés. Un bassin court permet des virages qui relancent la vitesse ; un bassin également profond partout favorise la rapidité car le petit bain forme des dépressions et la résistance est moindre. Plus le bassin est large et équipé de rigoles, mieux c’est pour éliminer les vaguelettes. Dans l’eau de mer salée on est davantage porté. Les bras trouvent plus de résistance.   


Il faut être Horace pour s’imaginer que le pouvoir d’oser n’est accordé en priorité qu’aux peintres et aux poètes. S’ils n’en étaient pas habités, les champions n’en seraient pas. Leur vie en est une illustration permanente. Il faut se prendre pour Dieu au moins avant de se lancer des défis et de prétendre pulvériser des records. D’autant qu’un record n’est pas une fin en soi mais la marche permettant d’accéder au record suivant. L’autorisation d’y penser. Le sportif de haut niveau ne finit pas quelque chose mais poursuit son inachèvement. En cela, Nakache est bien un artiste.


Hitler avait promis qu’il n’y aurait pas d’exclusion raciale et ils l’ont cru. Ou ils ont feint de croire qu’il se plierait à la Charte olympique stipulant dans ses principes fondamentaux l’interdiction de toute discrimination. Une capitulation qui en annonce d’autres. La consigne avait été donnée d’attendre la fin des olympiades pour appliquer les lois raciales de Nuremberg aux sportifs avec la rigueur requise. À la veille de l’ouverture, le chancelier du Reich avait été jusqu’à accéder à la demande du comte Henri de Baillet-Latour, président du Comité international olympique, de retirer des accès aux lieux publics les panneaux sur lesquels on pouvait lire : « Interdit aux chiens et aux Juifs ».
Les nazis en sortent renforcés. Les Jeux leur ont permis de diffuser la fallacieuse image d’une Allemagne tolérante éprise de pacifisme. Adolf Hitler est le vrai vainqueur de cette XIe olympiade, d’autant que lors du décompte final le pays organisateur remporte le plus grand nombre de médailles devant les États-Unis. Le monde s’est fait complice de la plus majestueuse, la plus réussie et, il faut bien le reconnaître, la plus parfaitement organisée des cérémonies nazies. Enthousiasmé par ces démonstrations de discipline, de courage et de solidarité offertes en modèle à la jeunesse, Pierre Frédy, baron Pierre de Coubertin, repart comblé de Berlin.
Pendant ce temps, depuis le mois de mars, la Rhénanie se remilitarise.Lorsque ces Jeux ont commencé, cela faisait trois ans que le camp de concentration de Dachau avait ouvert près de Munich ; quelques semaines après qu’ils se sont achevés, celui de Sachsenhausen entre en activité non loin de Berlin.


« Il faut savoir ce que l’on vaut, mais il ne faut pas faire ce que l’on peut valoir. » Il tient que pour réussir un 200 mètres papillon, il faut pouvoir le réussir à l’entraînement sur une distance de 1 000 mètres – au moins !
 
 
Artem ne se veut pas différent des autres sportifs de haut niveau pour qui le sport est la valeur morale absolue, le régime politique venant bien après. Il n’y a pas de cause supérieure à celle du sport jusqu’au jour où la ligne rouge est franchie. Encore faut-il savoir où la placent les uns et les autres, étant entendu que chacun a ses propres critères.


Artem, comme lui, doit se sentir apatride, sollicité aussitôt que rejeté et ainsi de suite. On lui remet même la médaille officielle sur laquelle sont gravés « Famille patrie travail » ainsi que « Offert par le maréchal à Alfred Nakache recordman du monde des 200 m brasse » et ornée de la francisque, alors que l’État dont Philippe Pétain est le chef bannit les Juifs des bassins afin qu’ils ne souillent pas l’eau des vrais Français…


La campagne anti-Nakache bat son plein. L’idée qu’il ait pu recevoir la coupe du Maréchal s’il avait été à nouveau champion de France en insupporte plus d’un. Ses origines juives sont constamment mises en avant et dénoncées par les ultras de la presse à Paris, ce qui contraste avec la discrétion dont il a toujours témoigné à ce sujet, la religion relevant selon lui du domaine strictement privé. Il ne répond pas aux diffamateurs et fait le dos rond. En s’entraînant plus que jamais. De toute façon, que peut-on bien répondre à un hebdomadaire tel que Je suis partout lorsqu’il vous désigne à la vindicte publique comme le plus indéfendable des Juifs et, au cas où on ne l’aurait pas compris, comme « le youtre le plus spécifiquement youtre de la youtrerie » ?  
Cette presse-là a définitivement franchi la ligne rouge : désormais, lorsqu’elle traite d’Alfred Nakache, « ce vil personnage qui relève pour le moins du camp de concentration », il n’est plus question de sport ni de près ni de loin. Il y en a vraiment qui s’étranglent à l’idée qu’il puisse à nouveau représenter la France, fût-ce pour la faire gagner.


Lors d’une grande soirée organisée durant l’été en présence d’André Haon, maire de la ville, avocat, ancien président du Stade toulousain, et des huiles régionales de la Milice, on honore les nouvelles sections sportives de cette organisation politique et paramilitaire créée par Vichy afin d’aider la Gestapo dans ses basses besognes.
Jacques Cartonnet en est, en majesté. Inutile de tenter de le raisonner, ni même de lui parler. Nul ne peut lui faire comprendre que les Juifs sont comme tout le monde, seulement un peu plus. Et qu’un Nakache vaut un Cartonnet seulement un peu plus car on lui demandera toujours d’en faire un peu plus que les autres ; et même si ce n’est pas le cas, il se l’imposera de lui-même car il sait qu’un jour ou l’autre cela lui sera demandé. Juste un peu plus et cela fera toute la différence qui distingue le vainqueur du défait.


Une réflexion de Franz Kafka le dit bien : « Les chaînes de l’humanité torturée sont faites en papier de ministère. »


Regarder alentour, découvrir cet outre-monde [camp d’Auschwitz], écouter ce bruit incessant mêlé de mille sons venus de partout, il n’y a que cela à faire. La passivité ambiante est inouïe. Nul ne réagit. Tous semblent résignés à la situation et à la sourde terreur qui y règne. Même le paysage qui apparaît à travers les clôtures de barbelés électrifiés à haute tension. On dit parfois que la guerre, c’est le paysage qui vous tire dessus. Ici, les arbres ont des allures de potences. 


L’incertitude est l’arme absolue des dictatures. Elle ravive l’angoisse qui ronge, corrompt et finit par tuer de l’intérieur, à petit feu.


On leur a tout pris. Rien n’est humiliant comme la tonte des cheveux. En les ramenant au niveau de poulets déplumés, on achève de les déposséder de leur appartenance au genre humain – du moins le vivent-ils ainsi. Pour parachever cet avilissement, il ne reste plus qu’à leur retirer leur bien le plus précieux : le nom. C’est le passage au tatouage, une épreuve morale qui ramène l’humain à son origine animale.


À quelques jours près, il aura passé un an dans cette annexe terrestre de l’enfer. De quoi méditer la réflexion d’un officier SS que le docteur Waitz lui avait rapportée : « Tout détenu qui vit plus de six mois est un escroc car il vit aux dépens de ses camarades. »


Au lendemain de la guerre civile que fut aussi l’Occupation, les Français se divisent comme avant. Les politiciens rivalisent en démagogie, les électeurs sont sommés de choisir leur camp. Que nul ne s’avise de demander à Alfred lequel est le sien car il n’est désormais que d’un seul camp, non choisi mais assigné : le camp de concentration. Ceux qui n’y ont pas été n’y pénétreront jamais, ceux qui y ont été n’en sortiront jamais : c’est un lieu hors du monde. Mais ils sont peu nombreux alors à pouvoir sinon vouloir entendre cette vérité-là. Si les morts sont invisibles, les rescapés sont inaudibles. Il y aura toujours des gens pour faire d’un revenant le coauteur de son malheur.


Enfin, il y a l’affaire Cartonnet. Si je le revois… Au lendemain de la Libération, il s’est enfui dans les fourgons des collaborateurs, des miliciens et de leurs familles réfugiés à Sigmaringen, dans le Bade-Wurtemberg, à l’ombre du château des Hohenzollern réquisitionné par Berlin pour Pétain, Laval ainsi qu’un gouvernement fantoche. Baptisé Commission gouvernementale, celui-ci s’imaginait incarner la continuité du régime de Vichy avec apparat, conseil des ministres, voitures officielles et appartements de fonction. Il est vrai que le statut d’extraterritorialité accordé au château, devenu une enclave française en Allemagne avec drapeau tricolore au sommet et ambassadeurs accrédités, confortait l’illusion de la réalité à ce délire collectif qui dura huit mois. Jacques Cartonnet s’y inscrivit avec beaucoup de naturel. Il manœuvra assez habilement pour se faire nommer responsable des sports à la Commission gouvernementale – quasi-ministre, ce qui ne déparait guère de l’ambiance générale. On le voyait convoquer les représentants de la presse pour leur faire un discours sur l’avenir du sport en Europe. À la veille de la libération du château par la 1re armée du général de Lattre de Tassigny, il organisait encore un marathon dans la Forêt-Noire. Jusqu’au bout il a voulu y croire. Puis il a disparu. Volatilisé comme tant d’autres des réfugiés de Sigmaringen. Mais en France, on ne l’oublie pas. Le 19 mars 1945, la cour de justice de Toulouse, qui le juge pour trahison, le condamne par contumace à la peine de mort, la dégradation nationale et la confiscation de ses biens. Un mandat de recherche est lancé en Italie où l’on indique qu’il est, comme d’autres, caché par des religieux d’un couvent l’autre. Son dossier mentionne notamment la dénonciation d’Alfred Nakache aux Allemands.


Inutile d’expliquer à ceux qui ont la vie devant soi ce que c’est d’avoir le vide devant soi, ils ne comprendraient pas. 


Le camp l’a rendu plus humain, plus sensible peut-être, plus solitaire mais aussi plus ferme sur ses principes. Ne dit-on pas que si les vivants ferment les yeux des morts, les morts ouvrent les yeux des vivants ? Il ne s’agit pas cette fois de résister mais de reprendre sa vie malgré les moments d’angoisse paralysants, et de redevenir acteur de son existence. Encore faut-il pouvoir chasser de ses nuits les monstres engendrés par le sommeil de la raison que Goya grava en taille-douce sur le métal de tant de mémoires.


Ce qu’on fait pour vous mais sans vous, on le fait contre vous.


La mémoire du corps est effrayante. Il n’oublie rien. Le corps du nageur était couturé de ses triomphes ; celui du déporté est scarifié de ses victoires contre la haine faite homme.


S’entraîner encore et encore. Au fond, on dirait qu’il a nagé toute sa vie sous l’inspiration de Bach quand celui-ci disait : « Quiconque travaillera autant que moi fera aussi bien. »


En 1964, l’écrivain américain John Cheever publie dans le magazine The New Yorker une nouvelle de quinze pages intitulée « The Swimmer ». (…)
Quatre ans après, la nouvelle est portée à l’écran sous le même titre avec Burt Lancaster, ancien trapéziste demeuré un athlète complet, dans le rôle-titre. The Swimmer, en français « Le nageur ». (…)
Impossible d’oublier une bouleversante scène du film, mais qui n’existait pas dans la nouvelle : rencontrant un petit garçon triste et solitaire assis au bord d’un bassin vide, le nageur le prend par la main et lui apprend à nager en lui mimant patiemment tous les gestes avant de lui confier : « N’oublie jamais, petit, que quand tu nages, tu es le capitaine de ton âme. »

 

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