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Titre : D'où vient la critique littéraire ?
Auteur : Samuel BAUDRY
Parution : 2023 (PUL)
Pages : 224
Présentation de l'éditeur :
L’auteur offre un panorama à la fois complet et synthétique des différents types de critique littéraire qui ont existé de l’Antiquité à nos jours dans le monde occidental.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Samuel Baudry est maître de conférences en
littérature britannique du xviiie et du xixe siècle,
rattaché à l’Institut d’histoire des représentations
et des idées dans les modernités
(IHRIM) de l’Université Lumière Lyon 2.
Avis :
Enseignant-chercheur à l’université Lyon 2, spécialiste en littératures anglophones, Samuel Baudry est l’auteur de nombreuses publications. Ce dernier ouvrage paraît dans les collections Synthèses et Lignes de Partage des Presses Universitaires de Lyon, destinées à rendre accessibles au plus grand nombre, et en particulier à un public étudiant, des synthèses de recherches en sciences humaines et sociales. En l’occurrence, il s’agit ici de retracer le panorama historique des différentes formes prises par la critique littéraire occidentale depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours : une occasion très sérieuse de réaliser le long parcours, qui, depuis les « kritikoi » qui choisissaient les textes à conserver dans la bibliothèque d’Alexandrie, a mené au foisonnement contemporain des commentaires littéraires sur les réseaux sociaux.Cette longue épopée a connu des phases majeures, structurant les grandes parties de cet ouvrage :
- de l’Antiquité où tout commence : il faut sélectionner les meilleurs textes et les meilleures versions pour l’éducation de l’homme cultivé ; apprendre à les lire, à les comprendre et à les commenter pour en exprimer toute la sagesse – autant de disciplines : grammaire, rhétorique, commentaire, qui auront une importance majeure dans la manière d’aborder les écrits jusqu’au Moyen-Age,
- au dialogue entre les Anciens et les Modernes à partir de la Renaissance, alors que, grâce à l’invention de l’imprimerie, la diffusion accrue des textes favorise réflexion et discussion – on commence à théoriser la littérature et son rôle, en insistant, à la manière d’Aristote avec sa Poétique, sur la catharsis du lecteur, sur son éducation morale au travers de l’imitation écrite des émotions ; face à la littérature savante, une nouvelle littérature de divertissement argumente sur ses mérites à la faveur d’une profusion de prologues et de préfaces ; des académies et des salons se mettent à proliférer dès le XVIIe siècle, où l’on converse, échange, débat avec les auteurs, où la bonne société définit le bon goût, précise les rôles éducatifs, moraux et linguistiques de la littérature, distribue des prix et joue au mécénat,
- puis à l’âge des critiques, au XVIIIe siècle, lorsque la démocratisation de la lecture, désormais accessible aux classes moyennes urbaines et aux femmes, suscite l’inquiétude quant aux risques d’une littérature incontrôlée, subversive et sentimentale – c’est l’époque des essais, des guides de lecture, des revues périodiques et des florilèges qui s’érigent en outils pédagogiques pour le progrès personnel et social ; on y enseigne à juger avec goût, et Lumières obligent, à se forger une opinion débarrassée des préjugés et des dogmes ; pour les philosophes, l’étude de la littérature devient un point d’entrée pour l’étude de l’homme et l’esthétique une nouvelle discipline, on s’intéresse aux mécanismes de la créativité et aux ressorts de l’esprit, en un mot au génie,
- il ne manque plus que l’émergence du « champ autonome de la littérature » au XIXe siècle, avec l’opposition entre le Romantisme – qui fait de la poésie une activité mystique, fondamentale pour exprimer symboliquement un monde autrement indicible, et de la lecture une expérience visionnaire nécessitant un travail créatif d’interprétation critique – et une approche plus scientifique – le critique est un observateur externe, un historien, un professeur, un expert qui dissèque, catégorise, théorise et modélise : une activité pratique qui s’enseigne désormais à l’université et alimente des travaux de recherche,
- avant de rejoindre l’époque contemporaine, parfois qualifiée de monde de l’après-littérature : désacralisée, la littérature s’y revisite au gré de nouveaux canons volontiers wokistes, les livres numérisés s’offrent aux nouvelles potentialités de l’intelligence artificielle, les consommateurs bénévoles prennent le relais des journalistes rémunérés pour proposer un mode de prescription horizontale faisant narcissiquement la part belle à l’expérience personnelle et nivelant la critique au niveau de pensée de la majorité statistique. L’on évalue désormais les livres comme n’importe quel bien de consommation, les avis de lecteurs sont des baromètres commerciaux au même titre que les enquêtes de satisfaction menées maintenant après quasiment tout acte d’achat.
Avec ses cinq parties clairement structurées en chapitres comportant chacun une description du contexte, des dispositifs et des objets critiques propres à chaque époque, enfin une liste des sources, ce livre est un ouvrage d’esprit scientifique, synthétisant des travaux de recherche exhaustifs et pointus, pour une vulgarisation qui ne manquera pas d’intéresser, entre autres, quiconque se pique d’aimer les livres et, qui plus est, de partager son avis à leur propos. Cette intéressante mise en perspective ouvre par ailleurs de nombreuses pistes de réflexion quant à la place de la littérature dans la société occidentale contemporaine, quand marketing, enjeux économiques et intelligence artificielle n’ont pas fini de révolutionner notre approche des livres. (4/5)
Citations :
Dans toute l’Europe, un genre en particulier, le roman, concentra les débats sur la marchandisation du livre et l’émergence d’un nouveau lectorat. On lui reprochait des publications en nombre excessif, des ouvrages souvent sans qualité, voire pernicieux, et on s’inquiétait de la fureur de lire d’un public incapable de les choisir avec goût et de les lire avec sagesse. La plupart des romans devaient être évités, car ils étaient considérés comme impertinents, ennuyeux ou obscènes. Et même lorsqu’ils n’étaient pas dangereux, ils étaient souvent sans originalité, de simples produits manufacturés presque automatiquement, que les lecteurs ignares admiraient parce qu’ils leur rappelaient d’autres romans similaires qu’ils avaient déjà lus.
Ces craintes, régulièrement exprimées dans les essais, les sermons, les préfaces et les revues elles-mêmes, étaient démultipliées lorsque l’on évoquait les lectrices. La psychologie d’alors leur prêtait une plus grande sensibilité, une plus intense imagination ; elles étaient plus facilement séduites par leurs lectures, en tiraient plus vite des aspirations sociales inadéquates, des désirs inappropriés. Il fallait être particulièrement vigilant afin que les livres qui tombaient entre leurs mains ne les pervertissent pas. Des craintes similaires existaient envers les lecteurs encore jeunes : les romans risquaient de les conduire à la débauche, de les dégoûter de l’effort et du travail, de leur faire préférer les mondes de l’imaginaire à la réalité. Quant aux lecteurs ouvriers, masculins ou féminins, les romans leur faisaient perdre du temps et les encourageaient à la fainéantise. Tous ces dangers, soulignés, on l’a dit, par les revues elles-mêmes, pouvaient être évités si ces lecteurs étaient guidés – également par les revues ! - vers des livres édifiants.
(…) le philosophe et linguiste Wilhelm von Humboldt ébaucha une théorie constructiviste du langage, qui en renforça à la fois la centralité et les limitations. Il défendit l’hypothèse que chaque langue détermine une vision du monde, qu’elle construit la réalité dans laquelle nous vivons. Les différents mots utilisés par les différentes langues ne sont pas de simples moyens d’exprimer différemment le même objet ; ces mots déterminent la perception de leurs objets. Les langues ne reflètent pas le monde, elles en expriment des conceptions distinctes. Apprendre une autre langue, c’est apprendre à penser autrement. La poésie, qui est une transformation du langage ordinaire, est également une transformation de notre manière de percevoir la réalité.
(…) ce langage, bien souvent, peut-être même la plupart du temps, échoue dans sa tâche de communication : il frustre nos intentions, il dit soit moins, soit plus que ce que nous voulions, il est confus et irrationnel. Et c’est précisément parce que l’expression de ses pensées et de la vérité est limitée par le langage ordinaire qu’il faut passer par un langage poétique, car celui-ci revendique sa confusion et son irrationalité, accepte de composer avec elles. Lorsqu’on ne peut s’exprimer clairement, il faut s’exprimer poétiquement. La poésie se saisirait alors des restrictions du langage, les dépasserait pour exprimer les vérités les plus originales et les plus importantes. Avec les tenants du Romantisme, le langage poétique – imaginatif, contradictoire, ambigu – pouvait prétendre à une efficacité cognitive supérieure à celles des discours savants, scientifiques, prétendument logiques et raisonnables. Il nous plongerait dans des états mentaux inédits, nous révélerait des connaissances supérieures, nous apporterait un savoir qui se dérobe aux sciences.
Ce dispositif explicatif privilégiait les ressemblances entre des œuvres et des auteurs différents appartenant à la même époque. Il faisait ressortir les processus imaginatifs, les traits stylistiques communs, plutôt que les spécificités. Il révélait l’esprit des lieux et des époques plutôt que les génies inclassables. En expliquant les similitudes entre les œuvres d’une même époque sans distinguer entre leurs qualités, incluant les chefs-d’oeuvre réputés et les œuvres mineures jusqu’alors ignorées, il allait à l’encontre de l’individualité, il gommait les singularités dont le discours romantique s’était fait le porte-parole. Le dispositif niait que la création fût une expérience transcendante, mystique ou spirituelle, car il proposait une tentative d’explication mécaniste, que les causes en soient sociales ou matérielles. (…)
Le procédé fonctionnait dans les deux directions : la société expliquait les œuvres et les œuvres permettaient de reconstruire la société.
Depuis les mouvements de contestation à la fin des années 1960 et, à leur suite, l’ouverture aux études supérieures pour la majorité d’une classe d’âge (dans certains pays, tout au moins), jusqu’à la notion de « wokisme » aujourd’hui et à la littérature sur Internet (youtubeur, fanfiction, etc.), l’extension, la finalité, la légitimité de la littérature et de la critique, telles qu’elles se pratiquaient depuis des siècles, sont de plus en plus difficiles à justifier. Pour certains, nous sommes entrés dans le monde de l’« après-littérature » : au lieu de l’étude respectueuse d’oeuvres canoniques, aux valeurs esthétiques, intellectuelles ou morales reconnues, on s’abandonne à des confessions autocentrées et arbitraires à propos de textes sans valeur. Mais cette crise de la discipline peut, à l’inverse, être perçue comme une salutaire ouverture à des œuvres et à des auteurs qui étaient jusqu’alors exclus.
Les frontières entre cultures savantes et cultures destinées au grand public, entre littératures canoniques et littératures populaires, ne sont plus, dans cette perspective, fondées sur les qualités intrinsèques des œuvres, mais plutôt sur les pratiques des lecteurs et des commentateurs : d’un côté, l’approche légitime des textes, esthétique, formaliste et prétendument atemporelle, qui postulait une impossibilité de séparer la forme du fond, qui imposait une distance émotionnelle, qui valorisait la gratuité de l’engagement ; de l’autre, l’approche personnelle et contextualisée, qui recherche dans les textes des réponses à ses problèmes, à ses interrogations.
C’est à cette double reconsidération que ce désenchantement nous conduit : du canon littéraire et de l’usage de la littérature. Les textes dignes d’une étude poussée ne sont plus seulement ceux que le canon universitaire avait retenus, mais ils peuvent être choisis dans tout l’éventail que chaque époque a produit, du plus vulgaire au plus mystique, du plus formel au plus oralisé, du plus confidentiel au plus commun. En même temps les usages académiques traditionnels sont remis en question et d’autres sont valorisés (comme lire dans le but de comprendre ce que l’on est, ce que l’on ressent ou afin d’y trouver des outils d’analyse de la société). Ces transformations ont été accélérées par la diffusion des outils informatiques. Dans cette réévaluation à la fois des objets dignes de l’attention de la critique et des usages de cette critique, on peut voir une fin, une mort, un adieu – la littérature est remplacée par un objet commercial, le livre, dans lequel les lecteurs cherchent des recettes utilitaires ou la confirmation de leur statut victimaire ; on peut aussi la voir comme une démocratisation : la littérature (re)sort de l’université et peut (à nouveau) changer le monde.
Les effets positifs de ce dispositif, qui encourage l’engagement du lecteur autour de problèmes psychologiques, sociaux ou éthiques complexes et qui facilite la construction de sa personnalité et de ses opinions – en particulier lorsque certains aspects de celles-ci, politiques, sexuels, religieux, sont problématiques au sein de sa société -, ont été largement soulignés, mais on peut aussi y voir une dangereuse dérive moralisatrice. Ce tournant éthique des discours métalittéraires, qui jugent les œuvres selon leur conformité aux préoccupations identitaires, morales ou sociales du critique, peut être considéré comme une chance : par la dialogue, par la confrontation d’opinions contraires et par leurs tentatives de dépasser leurs préjugés, les lecteurs apprennent les uns des autres. Il peut aussi être considéré comme responsable d’une nouvelle forme de censure, qui tente de supprimer les voix discordantes, cataloguées comme nocives pour la société.
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