dimanche 4 juin 2023

[Oyamada, Hiroko] Le trou

 


 

J'ai aimé

 

Titre : Le trou  (穴 - Ana)

Auteur : OYAMADA Hiroko

Traduction : Sylvain CHUPIN

Parution : en japonais en 2014,
                  en français en 2023
                  (Christian Bourgois)

Pages : 152

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Le bourdonnement incessant des cigales et la chaleur ne facilitent pas les choses pour Asa. La jeune femme vient de déménager à la campagne, et elle tente de s’adapter à la situation. Si son mari a changé d’emploi, elle a perdu le sien, et elle vit désormais près de ses beaux-parents, soucieuse de remplir ses journées vides de toute occupation sérieuse. Asa se décide donc à explorer son environnement et, lors d’une de ses promenades, tombe dans un trou. Cet incident sera le premier d’une série d’expériences étranges dans un monde peuplé de créatures bizarres. L’existence d’Asa prend alors un tournant imprévu…

Le Trou peut se lire comme une fable sur le monde du travail, le couple et les normes sociales qui régissent nos sociétés aux dépens des femmes. Sous la plume de Hiroko Oyamada, la critique sociale rencontre une envoûtante réécriture du monde par les moyens du réalisme magique.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Née en 1980, Hiroko Oyamada est l’autrice de plusieurs romans, dont Ana [Le Trou], qui lui a valu en 2014, au Japon, le prestigieux prix Akutagawa. L’Usine est son premier roman publié en français.

 

Avis :

Suite à la mutation professionnelle de son mari, la trentenaire Asahi quitte son énième CDD mal payé pour s’installer à la campagne, à proximité de ses beaux-parents, dans une maison qui appartient à ces derniers. Plus de loyer à payer et une vie de femme au foyer : pour sa collègue envieuse, c’est le rêve, le rêve « d’avoir quelqu’un qui subvient à tes besoins et de rester à la maison pour s’en occuper tranquillement, de faire son pain, de jardiner… La chance, la chance ! »

La jeune femme découvre donc un nouveau rythme de vie, dans la torpeur d’un été aussi abrutissant que l’infernale stridulation des cigales. Confinée sans moyen de locomotion dans un court rayon n’incluant que les proches voisins, le supermarché et la rivière, elle autrefois si active se retrouve à meubler ses journées de tâches ménagères répétitives, à cuisiner et à préparer le bento d’un mari qui travaille jusqu’à point d’heure et, une fois rentré, n’a d’yeux que pour son smartphone. Egalement pris par son travail, son beau-père est invisible. Sa belle-mère court entre ses obligations professionnelles et familiales. Ne reste que le grand-père, lui aussi livré à lui-même malgré sa tête plus tout à fait claire, tout entier absorbé par sa perpétuelle et unique activité : arroser sans fin le jardin.

Mais voilà que cet univers vide et figé s’anime soudain d’une étrange fantaisie. C’est d’abord un animal bizarre, peut-être un de ces tanukis, entre chien et raton laveur, qui ont nourri la mythologie japonaise, qui l’entraîne dans une zone de hautes herbes où elle tombe dans un trou profond, métaphore de son existence. Elle ne parvient à s’en extraire qu’avec l’aide d’une énigmatique voisine, pour enchaîner d'autres rencontres toutes plus fantasmagoriques les unes que les autres, comme si, à force de vivre en marge du monde, elle ne parvenait plus à comprendre le moteur des autres, désormais étrangère à leurs activités et à leurs préoccupations. Comme Alice au pays des merveilles tombée dans un puits à la suite du lapin blanc, Asahi s’initie à un monde parallèle, dont on ne sait plus la part de réel ou de fantasme, toute une intériorité qui la mènera peut-être à une nouvelle issue, qui sait ?

Profondément déconcertante dans son étrangeté inexpliquée et dérangeante, cette fable métaphorique empreinte de réalisme magique est une critique aussi sévère qu’onirique de la société japonaise. Le travail y avalant nuit et jour ceux qui en ont un, sans pour autant les préserver de la précarité comme ces salariés en CDD, qui, passés trente ans, ne trouveront sans doute jamais d’emploi stable et mieux payé, la vie de famille s’y réduit au croisement sans vrai partage de parcours la plupart du temps séparés, au point que Asahi, à force d’attendre son mari à la maison, se sente presque aussi isolée que ces hikikomori repliés dans leur bulle, faute de parvenir à se conformer à la norme sociale.

Un petit livre étrange, qui, après L’usine qui s’attaquait sévèrement au monde du travail japonais, démonte cette fois la famille et le mode de vie au pays du Soleil Levant, si contraignant et aliénant qu’il pousse certains à s’en extraire totalement dans un isolement extrême, ou à s’inventer une réalité altérée. (3/5)

 

 

Citations :  

Je me lève avant six heures, prépare le bento pour le déjeuner de mon mari ainsi que son petit-déjeuner, puis quand il est parti, je petit-déjeune à mon tour, vais au supermarché, m’active pour la lessive, le ménage, et ensuite je n’ai plus rien à faire. C’est donc ça la vie de « rêve » dont ma collègue parlait ? J’ai du mal à croire qu’avant je travaillais du matin au soir. Que la femme qui ne pouvait pas vivre sans travailler toute la journée et celle qui, après s’être débarrassée de ses corvées le matin, se contente de bayer aux corneilles jusqu’au moment de préparer le dîner sont réellement une seule et même personne. Je pensais que j’en aurais marre au bout d’une semaine, alors qu’en fait il n’a fallu qu’une journée. Ensuite, chaque nouvelle journée est devenue aussi assommante que la précédente. Je regarde la télévision, ouvre l’ordinateur, bouquine, je cuisine de bons petits plats et me fais des gâteaux comme quand j’étais célibataire, mais tout cela a un coût, en électricité, en gaz, il faut acheter les livres… bref, ce n’est pas donné. « Trois repas, sieste comprise », ai-je entendu un jour railler la vie des femmes au foyer, mais la sieste est en effet le moyen le plus économique et le plus efficace de passer le temps. Le temps s’écoule lentement, et pourtant les journées, les semaines défilent singulièrement vite. Lorsqu’on n’a plus d’emploi du temps, de délais à respecter, de réunions auxquelles assister, de jour de paie à attendre, toutes ces choses qui rythment une existence, c’est comme si le temps glissait entre les doigts, qu’on ne parvenait plus à le saisir.


Le chant des cigales rend l’air plus visqueux. À droite il y a le fleuve, à gauche une succession de maisons particulières possédant toutes un jardin qui resplendit d’un vert intense et dont les façades sont agrémentées de melons amers ou d’autres plantes grimpantes autour des fenêtres. Derrière ces feuillages touffus, on ne perçoit pas de présence humaine. Aucun bruit d’activité, pas de télévision allumée. Ni de cris d’enfants. La berge est couverte d’herbes drues, et du chemin celles-ci semblent presque faire disparaître la surface du fleuve. Dans l’eau parmi les herbes se tiennent de grands oiseaux gris clair, des hérons probablement, qui ne doivent pas être migrateurs. L’endroit est envahi par les graminées géantes, les kudzus et d’autres plantes que j’ai déjà vues mais dont j’ignore les noms. Par endroits, la surface est d’un bleu trouble, d’un vert stagnant ou bien toute noire sous l’effet de la lumière vive. Les herbes sèches exhalent une odeur de fibres grillées.


 

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