J'ai beaucoup aimé
Titre : Le paquebot
Auteur : Pierre ASSOULINE
Parution : 2022 (Gallimard)
Pages : 416
Présentation de l'éditeur :
Février 1932. Jacques-Marie Bauer, libraire spécialisé en ouvrages de bibliophilie, s’embarque à Marseille sur le Georges Philippar,
un paquebot flambant neuf en route vers le Japon. Nouant des liens avec
les autres passagers — le commandant Pressagny et sa petite-fille,
l’assureur Hercule Martin, le pianiste russe Sokolowski, ou encore la
séduisante Anaïs Modet-Delacourt —, il demeure mystérieux sur le motif
de son voyage. Lorsque entrent en scène des Allemands, des camps ennemis
se forment au sein de cette petite société cosmopolite : l’ascension
d’Hitler divise l’assemblée. Aux sombres rumeurs du monde fait écho, sur
le bateau, une suite d’avaries techniques inquiétantes…
À travers l’histoire épique et dramatique de cette croisière pendant laquelle le grand reporter Albert Londres trouva la mort, c’est le naufrage de l’Europe que Pierre Assouline retrace en un tableau saisissant.
À travers l’histoire épique et dramatique de cette croisière pendant laquelle le grand reporter Albert Londres trouva la mort, c’est le naufrage de l’Europe que Pierre Assouline retrace en un tableau saisissant.
Un mot sur l'auteur :
Né en 1953 à Casablanca, Pierre Assouline est écrivain, journaliste et chroniqueur de radio. Il est membre de l'Académie Goncourt.Avis :
Considéré à son lancement comme un fleuron de la navigation moderne, le paquebot Georges Philippar n’en coula pas moins après un incendie survenu au large d’Eden, alors qu’en mai 1932, il s’en retournait de sa croisière inaugurale à destination du Japon. Quarante-neuf passagers y laissèrent la vie, dont le journaliste Albert Londres. Pierre Assouline nous embarque dans ce tragique voyage, aux côtés d’un personnage fictif, Jacques-Marie Bauer, libraire spécialisé en livres anciens, toutefois très discret sur le véritable motif de son déplacement.
Dès l’embarquement à Marseille, commence une série d’incidents techniques qui font gloser les passagers, chacun ayant clairement à l’esprit la série noire du Titanic, du Lusitania, du Britannic et du Fontainebleau. Mais, de même que l’Europe vogue alors au-devant d’une catastrophe dont on pressent de plus en plus sûrement les inquiétants contours en refusant d’y croire encore, la petite société enfermée dans son huis clos flottant choisit de se rasséréner en n’écoutant que les ronronnantes réassurances du personnel de bord et en se pelotonnant dans le confortable raffinement d’une première classe qu’elle voudrait croire à l’abri de toute menace.
Tuant le temps à « bastinguer » face à la mer, à s’observer les uns les autres et à débattre sans fin dans un entre-soi, certes cosmopolite, mondain et cultivé, mais si replié sur lui-même et ses privilèges qu’il n’a même aucune idée des invisibles deuxième et troisième classes, ne parlons donc pas des réalités du monde, cette élite qui se veut éclairée vit suspendue dans ce faux calme qui précède la tempête, sans savoir comment réagir. Et pendant qu’elle étouffe ses pressentiments dans le déni ou s’enflamme sporadiquement dans de stériles prises de bec, elle s’achemine inexorablement vers un double naufrage annoncé, celui d’un paquebot dont on préfère ignorer les évidentes malfaçons, et celui d’une Europe incapable de se positionner face à la montée d’un nationalisme prêt à la jeter dans la barbarie.
Dès l’embarquement à Marseille, commence une série d’incidents techniques qui font gloser les passagers, chacun ayant clairement à l’esprit la série noire du Titanic, du Lusitania, du Britannic et du Fontainebleau. Mais, de même que l’Europe vogue alors au-devant d’une catastrophe dont on pressent de plus en plus sûrement les inquiétants contours en refusant d’y croire encore, la petite société enfermée dans son huis clos flottant choisit de se rasséréner en n’écoutant que les ronronnantes réassurances du personnel de bord et en se pelotonnant dans le confortable raffinement d’une première classe qu’elle voudrait croire à l’abri de toute menace.
Tuant le temps à « bastinguer » face à la mer, à s’observer les uns les autres et à débattre sans fin dans un entre-soi, certes cosmopolite, mondain et cultivé, mais si replié sur lui-même et ses privilèges qu’il n’a même aucune idée des invisibles deuxième et troisième classes, ne parlons donc pas des réalités du monde, cette élite qui se veut éclairée vit suspendue dans ce faux calme qui précède la tempête, sans savoir comment réagir. Et pendant qu’elle étouffe ses pressentiments dans le déni ou s’enflamme sporadiquement dans de stériles prises de bec, elle s’achemine inexorablement vers un double naufrage annoncé, celui d’un paquebot dont on préfère ignorer les évidentes malfaçons, et celui d’une Europe incapable de se positionner face à la montée d’un nationalisme prêt à la jeter dans la barbarie.
Récit historique, Le paquebot est surtout un remarquable roman d’atmosphère, peuplé d’une galerie de portraits magnifiques, et merveilleusement rédigé dans la langue soignée d’un érudit un peu plus lucide que ses congénères parce ses lectures de La Montagne magique de Thomas Mann lui font entrevoir le gouffre qui les guette tous dans leur attente confinée. Il est aussi une puissante métaphore, questionnant nos réactions face à la montée des nationalismes, d’hier comme d’aujourd’hui. (4/5)
Citations :
Si tout paquebot est une ville flottante, et le nôtre possédait même une cellule, une salle de quarantaine et une cabine capitonnée pour aliénés, son pont-promenade en est le boulevard à ragots. Dans cette microsociété flottante, les reclus que nous étions s’accommodaient de la mise en jugement permanente de chacun par tous. On a beau y être hors du monde, certains s’y croient le centre du monde. À peine risquent-ils une confidence qu’ils redoutent sa diffusion internationale. Il est vrai que les passagers viennent d’un peu partout, mais tout de même. Ce n’est jamais qu’un microcosme qui se donne pour une élite. Ils devraient savoir que tout saignement de nez dans la Méditerranée ne provoque pas nécessairement un effet papillon dans l’océan Indien.
La croisière a quelque chose de toxique, mais d’une toxicité douce, molle, apathique. Elle nous plonge dans l’ivresse d’un opium qui ne dit pas son nom, fait de houle et d’embruns, de mondanité et de conversation, de roulis et de tangage, et de cette mise hors du temps qui dispense de regarder sa montre, sinon d’en posséder une.
— Alors, c’est vous le sauveur de ma petite-fille, dit-il aussitôt assis. J’espère que sa manière de faire et de parler ne vous a pas trop choqué. Moi, j’adore. Elle est drôle, si libre, pétulante et puis brillante, brillante, brillante, si vous saviez. Elle est elle-même sa propre dot. Son mari devra la mériter.
Une silhouette toute de blanc vêtue se rapprocha de nous, celle du commandant Vicq, le « pacha » du paquebot. Il tenait à saluer en personne la présence à bord de son collègue. À la chaleur de leur effusion, on comprenait qu’ils se connaissaient au moins depuis leur service militaire, aussi je me mis en retrait pour les laisser bavarder. Quand Pressagny revint vers moi, je ne pus m’empêcher de m’étonner de la déambulation de Vicq sur le pont-promenade à toute heure, comme s’il n’avait pas mieux à faire ; à quoi mon nouvel ami rétorqua que sa présence y était au contraire indispensable car un commandant de paquebot a ceci de commun avec la Sainte Vierge que, s’il n’apparaît pas de temps en temps, le doute s’installe.
Mon père avait un point commun avec Dieu : il était toujours occupé ailleurs ; quant à ma mère elle avait le cœur innombrable. Voilà mes parents : des êtres charmants, dans leur genre. Mais ça ne donne pas envie de rester quelque part.
Malgré tout ce que je lis, ou plutôt en dépit de toute cette culture littéraire que l’on me prête parce que je suis, depuis toujours, dans les livres jusqu’au cou, j’éprouve une estime sans mélange pour ces gens qui n’ont jamais rien lu, vraiment rien, pas l’ombre d’une ébauche de littérature, mais qui n’en sont pas moins intelligents, dotés d’un instinct puissant et d’une intuition sans faille, forts d’une belle expérience de la vie, et qui ont très bien réussi leur vie, à défaut de réussir dans la vie selon les canons en vigueur. Combien de fois ai-je eu envie de lancer à la figure de piliers de bibliothèques : « Délivrez-vous ! », ou plutôt : « Dé-livrez-vous, lâchez les bouquins ! », mais je n’ai jamais osé.
À bord, on se persuade que vivre sur un paquebot, c’est comme vivre dans un grand hôtel, en mieux ; on s’y déleste du poids des choses, on échappe aux pesanteurs qui assombrissent tant les terriens, on met à distance les soucis de propriétaires mais, en plus, on a l’illusion de changer d’hôtel en permanence dans une atmosphère de totale fluidité. Tout paquebot est une ville flottante ; d’ailleurs, Jules Verne en a fait un roman bâti autour du Great Eastern et de sa traversée Liverpool - New York ; je l’avais lu dans ma jeunesse et j’avais savouré son portrait mordant du microcosme ; j’avais eu l’occasion de le relire des années après, ayant acquis dans une vente l’édition Hetzel de 1871 pour le compte d’un collectionneur et, cette fois, une remarque m’avait frappé : les récits de grandes traversées sont le fait de voyageurs de première classe, éventuellement d’ecclésiastiques en seconde, mais rarement de passagers de troisième, émigrants démunis ou soldats du rang. Ils ont d’autres soucis.
Il y a comme ça des gens qui se laissent à peine deviner. Certains, lorsqu’ils parlent, on entend les points ainsi que les virgules et même, chez les plus pontifiants, les points-virgules. Chez cet homme qui avait voué sa vie à l’étude du droit tenu pour une science intangible, à son respect et à son culte, au langage figé des normes, on entendait les notes en bas de page. Tout ce qu’il disait était référencé, documenté afin que nul ne s’avise de le prendre en défaut.
Une fois passé le mitan de sa vie, on croit que l’on a fait le tour de l’humanité dans tous ses registres, on s’imagine en posséder l’universelle palette jusqu’à ce que surgisse un échantillon inconnu, prototype d’un genre nouveau qui nous prend au débotté, échauffe notre curiosité, et finalement nous rassure sur l’infinie créativité de l’esprit humain. On n’épuise jamais le sort et on ne touche jamais le fond.
Je voulais croire que la diversité des opinions exprimées au fumoir serait moins source de conflit que source de richesse ; n’empêche que nos échanges m’avaient légèrement assombri, au point de me rendre mélancolique. Dans ces moments-là, la présence des morts, les miens surtout, revenait m’envahir et me voiler le regard d’un halo de tristesse. Personne ne m’avait appris à laisser partir les morts qu’on a en soi. C’est pourtant la première chose que l’on devrait enseigner à tout être qui se lance dans le métier de vivre. Mais qui connaît la formule, le truc ?
Même s’il ne faut pas en abuser, la perspective du suicide existe, heureusement ; elle nous conforte dans l’illusion du libre arbitre. Sans cette chimère selon laquelle chacun peut disposer de sa vie comme il l’entend, on sombrerait dans la folie.
Curieusement, alors que la vie que l’on a laissée sur terre obéissait à un rythme international, à bord, où il n’y a que des étrangers, il est absent. La mer dicte son propre rythme. Une autre nationalité s’impose : nous sommes tous des passagers.
L’ex-commandant Pressagny semblait taillé dans l’écorce des choses. Un personnage gothique. Son masque endurci reflétait cette forme d’hébétude que l’on prête aux vieux marins. Ayant épuisé le champ des possibles, il n’aspirait plus à la vie éternelle – qui nierait que c’est l’acmé de la sagesse ? Il devenait plus lent que la lenteur, et refusait de se plier à une ambiance qu’il jugeait frénétique. Lentement, il mangeait, parlait, lisait, marchait. Son grand luxe, invisible à l’œil nu. Quand il racontait sa vie de haute volée, il prenait son temps au motif que, le passé, il faut y aller à pied, fût-ce pour évoquer « ses » paquebots et leurs lignes, comme un général de la Grande Armée ses campagnes. Question de tempo. Rien d’égoïste dans son attitude, rien d’indifférent aux autres vies que la sienne. Il ne prenait son temps que pour mieux le donner aux autres. Ne jamais se faire violence pour complaire. Aux autres de s’accorder à son rythme, ou pas, car on ne voyait pas ce qui aurait pu perturber le sien, sinon une catastrophe en mer, et encore…
Mais comment une jeune femme, fût-elle aussi fine que Salomé, aurait pu comprendre les tourments d’un homme qui, avec le temps, se rend compte que l’essentiel n’est pas ce que l’on possède mais ce à quoi l’on renonce ?
Lorsqu’il noie tout au loin, le brouillard témoigne de ce qu’un abîme peut être horizontal, alors l’horizon n’en est que plus effrayant.
Parfois, quand on serre la main d’un homme, c’est tellement mou, flasque, une poignée d’eau, qu’on se demande s’il y a quelqu’un au bout. Puis, à l’épreuve de la fréquentation, la première impression se vérifie : il n’y a personne. Juste un squelette vibrionnant et bien habillé, mais pas la moindre trace d’une âme.
Le temps était redevenu neuf. Le ciel claquait d’un bleu irréel. La mer se renflait tout autour de l’horizon. On aurait dit qu’elle allait déborder vers le ciel et que notre navire avançait dans une cuve d’outremer pur. J’avais lu quelque chose comme ça dans un volume de poèmes de Cendrars qui m’était passé entre les mains. Ce qu’il ne disait pas, c’est que sur un paquebot où tout est fait, en première classe, pour que l’on ne manque de rien, ce qui manque le plus, c’est la présence d’arbres. Des arbres agitant désespérément leurs bras. Les voir tous les jours, les toucher, les respirer. Je n’aurais pas cru. L’arbre, c’est le territoire de l’enfance et de la liberté, lorsqu’une promenade matinale dans la campagne fleure bon un fumet de houblon mêlé à la rosée. Resterait-on des mois à bord d’un paquebot pour une longue traversée que l’on ne sentirait pas le passage des saisons, faute d’arbres, leurs sentinelles. Le fait est que parfois, en plein milieu de l’océan, il me prend une folle envie de balade dans le bocage et d’errances entre les rivières ombragées et les chemins touffus. En mer il manque quelque chose de cette douceur végétale, de cette vibration de la pierre et des feuilles, de cette densité minérale qui font le bel ordinaire de la vie sur terre.
Grand et si mince qu’il aurait pu se faufiler entre le mur et l’affiche, il semblait moins porter son costume qu’être porté par lui.
L’une des dames s’enfonçait dans son raisonnement, fondé sur un malentendu pathétique. Le genre de personne persuadée de dire la vérité parce qu’elle dit ce qu’elle pense. La chose eût été anodine si elle ne relevait pas aussi de la funeste catégorie de ces gens convaincus d’avoir toujours raison ; on a beau leur expliquer qu’à la longue une telle attitude mène au cabinet de l’aliéniste, rien n’y fait. Sur tous sujets relevant de leur incompétence, ils ont raison. Même quand ils mentent effrontément, ils disent la vérité – du moins le prétendent-ils et l’argument coupe court à tout débat tant il désarme la raison et l’esprit critique. Gardons-nous de croire celui qui se présente comme un menteur. Le problème avec l’ignorance, c’est qu’elle soit parfois si bruyante.
Souvent on fait fausse route à attribuer à la malveillance ce que la bêtise suffit à expliquer.
Concernant une partie de notre table, ma religion était faite : certaines personnes, plus on les écoute parler, plus on doute que la langue soit vraiment un système de sons porteurs de sens. Sans oublier le détail qui tue. Elle ne se contentait pas de prendre des feuilles de salade à même le saladier une à une avec ses doigts, fins, racés, délicats il est vrai mais tout de même, manière de dire que l’éducation bourgeoise lui était aussi étrangère que le mérite républicain, deux qualités jugées médiocres, nul ne réagissant parce que c’était elle : au lieu d’utiliser un morceau de pain comme tout un chacun, ladite Clotilda sauçait son plat avec ses doigts qu’elle léchait puis suçait bruyamment, comme une aristocrate qui se permet tout car elle a tous les droits, façon de dire merde aux bourgeois, leur éducation, leur savoir vivre. Ce qui fait la force de ces gens, c’est qu’ils s’en fichent. D’où le sentiment de supériorité. Qui ne leur envierait une telle insouciance ? Quel pied de nez adressé à tous ceux qui sont persuadés que, justement, une telle ancienneté dans la noblesse, cela l’oblige – alors que pour elle, manifestement, cela l’autorise. Du genre à abandonner un pourboire à un mousse de sonnerie comme on octroie des grâces. Ils étaient ainsi quelques-uns comme elle, à bord de ce paquebot, à se vivre comme des privilégiés par leur naissance, mais qui avaient fini par l’oublier tant cela leur paraissait à la longue un sort naturel. Cette amnésie les dispensait de toute obligation envers quiconque. (…)
Nous étions quand même entre gens d’en haut, pris dans une ivresse exclusivement préoccupée d’elle-même.
Un tel homme ne devait avoir avec le monde que des rapports de seconde main, des connaissances mais par ouï-dire. Ses propos à courte vue avaient quelque chose d’irresponsable. (…) Seul l’instant présent lui importait, pas l’histoire à venir. Or nul ne devrait être en mesure de faire un pas sans être capable de le justifier devant le tribunal de sa conscience.
Incrédule, il secoua la tête de droite à gauche puis retourna à son poste d’observation face à la mer. Soudain son corps se mit à trembler de tous ses membres. Les premiers signes d’une détresse respiratoire se manifestaient par le saccadé de son souffle. Un médecin accourut, l’allongea au sol et lui fit une piqûre qui le calma aussitôt. Quelqu’un derrière moi évoqua le syndrome du lac Ladoga. Cette légende rapporte qu’un cavalier poursuivi par une horde de cavaliers qui voulait le lyncher, une fois parvenu aux rives des eaux glacées, n’hésita pas à les franchir pour se réfugier de l’autre côté et échapper à ses poursuivants ; une fois en sécurité, il se retourna, contempla cette glace qui aurait pu mille fois se briser sous les sabots de sa monture ; et c’est seulement après avoir pris conscience du danger que la peur s’abattit sur lui ; alors, pris de frayeur rétrospective, son cœur cessa de battre.
En regardant autour de moi, je croyais reconnaître sur tant de visages l’effroi de ce cavalier.
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