Coup de coeur 💓
Titre : La douceur de l'eau
(The Sweetness of Water)
Auteur : Nathan HARRIS
Traduction : Isabelle CHAPMAN
Parution : en anglais (Etats-Unis) en 2021
en français en 2022 (Philippe Rey)
Pages : 464
Présentation de l'éditeur :
Quand George, perdu, accepte d’être guidé par les deux jeunes hommes vers sa maison, il voit en eux un moyen d’apaiser son chagrin et leur propose, contre rémunération, de les aider, lui et sa femme Isabelle, à cultiver leurs terres. Des liens inattendus de confiance se tissent entre ces êtres tourmentés, jetés dans une société qui leur reste inhospitalière, et trouvant refuge dans la quiétude d’une nature luxuriante. Jusqu’au jour où Caleb revient frapper à la porte de ses parents…
En portant un regard moderne sur une période sombre de l’histoire, Nathan Harris signe un roman impressionnant de maturité et de maîtrise. Ses héros, premières victimes de la longue et persistante ségrégation américaine, parviendront-ils à garder espoir, à survivre face au déferlement de bruit et de fureur ?
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Nathan Harris vit à Austin, Texas. À tout juste vingt-neuf ans, il publie son premier roman, La douceur de l’eau, largement salué aux États-Unis.Avis :
Que fait-on et où va-t-on lorsqu’on est soudain affranchi après une vie d’asservissement dans la même plantation ? Comment dispose-t-on de sa liberté quand il faut reconstruire jusqu’à son identité-même, dans une société aux mentalités sudistes encore intactes qui ne vous y reconnaît aucune place, aucun droit, et surtout pas celui d’y trouver un emploi ? Leur émancipation à peine proclamée en ces lendemains de guerre de Sécession, les deux frères Prentiss et Landry acceptent le travail que, plongé dans la douleur et le désarroi parce qu’il pense son fils mort à la guerre, le fermier voisin de leur ancienne plantation leur propose sur ses terres, au grand dam des habitants de la petite ville d’Old Ox, en Géorgie. Les esprits sont dans un tel état d’échauffement qu’un rien pourrait bientôt suffire à mettre le feu aux poudres...Entre espoirs et désillusions alors que la défaite sudiste bouleverse leur vie et les entraîne vers un inconnu à l’évidence plus hostile qu’accueillant, c’est la peur au ventre que les anciens esclaves abordent ce qui, en fait de statut d’hommes libres, ressemble plutôt désormais à un grand vide. Les uns partent tenter leur chance dans le nord, amorçant un long périple vagabond pendant lequel il leur faudra trouver moyen de survivre. Les autres s’entassent encore dans des campements de fortune, désemparés et indécis. Les forces d’occupation nordistes ont beau commencer à occuper le terrain pour y asseoir la paix, l’atmosphère est explosive, alimentée par la colère et la rancoeur des planteurs qui, convaincus de n’avoir perdu qu’une bataille, ne pensent qu’au retour de l’ordre ancien. Qui ose s’entremettre entre blanc et noir se retrouve au ban de la ville entière, la peur aux tripes face à la menace de terribles représailles.
C’est de cet impossible rapprochement entre les deux bords que vont faire les frais la non-conformiste famille Walker et ses deux protégés, très vite exposés à la vindicte générale dans une dramatique escalade de violence dont personne ne sortira indemne. Allant crescendo dans un déchaînement de péripéties pleinement crédibles mêlant lynchage, incendie et chasse à l’homme dans la touffeur humide d’une nature luxuriante, la narration nous fait toucher du doigt les racines de la ségrégation raciale aux Etats-Unis. Finement campés dans leurs plus infimes déchirements et contradictions, les personnages y prennent vie et épaisseur avec une parfaite justesse. Et c’est avec un immense plaisir que, subjugué par la maturité et la maîtrise de ce premier roman souvent très cinématographique, l’on s’accorde à son rythme soutenu, entrecoupé de beaux passages plus amples, empreints de réflexion et de nature-writing.
Un très beau et puissant roman, sur les prémices d’une liberté que l’on aurait tort de croire acquise par simple décret anti-esclavagiste… Coup de coeur. (5/5)
Citations :
Mais ce qu’ils avaient en commun avait ses limites. Réunis au départ par une passion partagée pour l’indépendance, la capacité de traverser une grande partie de la journée en silence, ils avaient, pour exprimer leurs sentiments, seulement l’échange de regards et d’effleurements. Ainsi le lien qui les unissait s’était solidifié au fil des années, mais si ce lien était peu enclin à plier, il présentait néanmoins un point de faiblesse, un seul, du fait que son existence même était pour eux une source d’embarras. Ils étaient deux à prétendre n’avoir besoin de personne et voilà à présent qu’ils avaient désespérément besoin l’un de l’autre.
– Wade Webler n’est ni plus ni moins égoïste et dur que vous, ou moi, ou tout homme ou femme qui réclame quelque chose de mes services. Pourtant c’est le premier à m’avoir ouvert sa porte. Le premier à m’avoir indiqué les personnes susceptibles de m’aider à accomplir nos objectifs communs. Je me permettrai d’ajouter qu’à un moment de grande gêne, alors que j’avais besoin de liquidités pour une parente, il m’est venu en aide sans hésiter. Sa générosité a été sans pareille, monsieur Walker.
Glass poursuivit comme s’il n’avait pas entendu.
« Et jusqu’à aujourd’hui, Monsieur Webler ne m’a jamais rien demandé en échange. Bon, il souhaite maintenant que je me retire de cette affaire de Nègre affranchi trouvé mort afin d’éviter de graves troubles à l’ordre public. Si cela suffit à maintenir la paix parmi les habitants de ce patelin, à contenter mes supérieurs et à rendre service à un homme qui m’a été d’une aide incomparable, eh bien, je me ferai un plaisir de fermer les yeux. »
La routine variait rarement et ce jour-là n’était pas différent des autres. Les hommes qui n’étaient pas en train de couper du bois allumèrent les feux sous les chaudières. Il y en avait quatre en tout, alignées en batterie. Lorsque la première était en ébullition, le jus de canne était transféré au moyen de cuillères dans la grande marmite suivante, et ainsi de suite jusqu’à ce que le sirop réduit fût arrivé jusqu’à Caleb, qui surveillait son déversement dans le tonneau. Lorsque celui-ci était plein, il fixait dessus un plateau, le déplaçait dans un coin pour le laisser refroidir et le remplaçait par un tonneau vide.
La chaleur s’accumulait irrésistiblement et ils toussaient sans arrêt, une toux pareille à de longs aboiements qui trahissait la pénibilité de leur labeur. À la fin de la journée, afin de délasser leurs corps après avoir touillé sans fin debout pendant des heures, ils se ruaient à la rivière et se laissaient flotter sans bouger dans ses eaux glacées.
Caleb se rappelait que pendant sa première semaine, un garçon pas plus vieux que lui avait par inadvertance lâché sa cuillère. Le sirop avait coulé comme de la lave, et ils avaient assisté à son supplice muet : ses yeux qui lui sortaient de la tête, ses poings qui se serraient comme des boules de douleur. Un spectacle si fascinant que personne n’avait bougé : la vue du sirop dégoulinant à l’intérieur de sa botte et la perspective d’avoir à l’enlever, alors que le cuir avait déjà adhéré à sa peau. Plus tard, le garçon leur avait décrit la douleur quand le médecin s’y était appliqué : comme si on lui avait arraché la langue. Caleb n’avait pas oublié. Il aurait été étonné qu’un seul d’entre eux eût oublié.
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