samedi 10 juin 2023

[Martinez, Carole] La terre qui penche

 



 

Au delà du coup de coeur

 

Titre : La terre qui penche

Auteur : Carole MARTINEZ

Parution : 2015 (Gallimard)

Pages : 368

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Blanche est morte en 1361 à l’âge de douze ans, mais elle a tant vieilli par-delà la mort! La vieille âme qu’elle est devenue aurait tout oublié de sa courte existence si la petite fille qu’elle a été ne la hantait pas. Vieille âme et petite fille partagent la même tombe et leurs récits alternent.
L’enfance se raconte au présent et la vieillesse s’émerveille, s’étonne, se revoit vêtue des plus beaux habits qui soient et conduite par son père dans la forêt sans savoir ce qui l’y attend.
Veut-on l’offrir au diable filou pour que les temps de misère cessent, que les récoltes ne pourrissent plus et que le mal noir qui a emporté sa mère en même temps que la moitié du monde ne revienne jamais?
Par la force d’une écriture cruelle, sensuelle et poétique à la fois, Carole Martinez laisse Blanche tisser les orties de son enfance et recoudre son destin. Nous retrouvons son univers si singulier, où la magie et le songe côtoient la violence et la truculence charnelles, toujours à l’orée du rêve mais deux siècles plus tard, dans ce domaine des Murmures qui était le cadre de son précédent roman.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Carole Martinez, née en 1966, est romancière et professeure de français. Son premier roman, Le cœur cousu, a été récompensé par quinze prix littéraires, dont le prix Renaudot des lycéens en 2007. Son deuxième roman, Du domaine des murmures, a lui aussi été acclamé par la critique. Publié en 2011, il a notamment reçu le prix Goncourt des lycéens. En 2016, Carole Martinez a publié La Terre qui penche, qui témoigne a nouveau de son immense talent, de cet univers si singulier, entre magie et songe, sensualité et violence, petite et grande Histoire.

 

Avis :

Quand elle est morte en 1361, Blanche n’avait que douze ans. Le récit de son existence nous parvient au travers de deux voix réunies dans la même tombe, celle de l’enfant qu’elle fut et qui se raconte au présent, avec la vivacité fraîche et naïve du jeune âge, et celle de la vieille âme qu’elle est devenue de nos jours, son fantôme lesté d’une sagesse de six cents ans et qui, se souvenant de ce passé consécutif à une terrible épidémie de peste, lui donne une perspective évocatrice du long et difficile chemin parcouru par l’humanité au travers des siècles.

Privée dès le plus jeune âge de sa mère, morte de la pestilence qui, succédant à la Guerre de Cent ans au mitan du XIVe siècle, a emporté une personne sur trois et vidé en quelques années le pays de ses forces vives, Blanche ne connaît que l’autorité brutale d’un père rendu plus paillard et soudard encore par sa puissance seigneuriale. Elle qui rêve tant d’apprendre à lire et de courir librement comme les garçons de son âge – toutes actions interdites au sexe faible et déraisonnable qu’il faut préserver de ses penchants pervers – se retrouve à onze ans arrachée à ses sœurs et emmenée dans un fief voisin, au château des Murmures, y faire son apprentissage de promise au doux mais débile Aymon.

L’imagination et le fort tempérament de Blanche colorent son récit, par ailleurs d’une grande précision historique, d’une magie onirique empruntant au conte merveilleux et à la fable fantastique qui, alliée à une langue poétique d’une envoûtante beauté, ensorcelle le lecteur sitôt la lisière des premières pages franchies et son étonnement enjambé. Et tandis qu’autour de cette période charnière, frappée d’une crise d’une telle ampleur qu'entre mauvaises conditions climatiques, famines, épidémies, razzias dévastatrices perpétrées par les grandes compagnies – ces bandes de mercenaires privés d’employeurs par la fin de la guerre –, elle devait sonner la mort du Moyen Age et le début d’un long processus de sortie de la féodalité, tandis donc que les regards de Blanche enfant et de Blanche vieille âme se renvoient en miroir ce qu’elles furent et ce qu’elles devinrent, c’est toute l’évolution du pays qui transparaît métaphoriquement, entre l’époque médiévale, son ignorance, ses peurs et ses superstitions pleines de magie, et celle d’aujourd’hui, plus rationnelle mais nostalgique de sa fantaisie perdue.

Traversé par les grandes peurs primitives liées à la mort et peuplé de figures, ogres ou fées, directement inspirées de l’imaginaire des contes et des légendes, le récit fait aussi la part belle à cette terre franc-comtoise qui penche de toute la hauteur de ses coteaux en terrasses, péniblement façonnés au détour d’épaisses forêts, en surplomb de la Loue, cette rivière-femme aussi traîtresse qu’enchanteresse qui avale les hommes venus s’y mirer. Un livre d’une grande richesse historique et poétique, au charme si puissant qu’il vous laisse éperdu d’admiration pour son écriture si imaginative et si belle. Au-delà du coup de coeur. (6/5)

 

Citations : 

On nous lève à l’aube, ma sœur et moi, et nous devons ou broder ou filer toute la journée, c’est qu’il faut nous empêcher de trop réfléchir, car le diable s’insinue dès que la femme est désœuvrée. Le diable a vite fait de s’emparer de la pensée d’une fillette oisive, de la conduire par le bout de son joli nez, et de lui faire lever la jambe devant le premier bonhomme venu. D’après père, les femmes ne sont, par nature, que des culs. (…)
J’aimerais tant être un garçon et non une créature tellement fragile et mauvaise ! Je pourrais alors rire fort, parler haut et porter mon regard loin devant, je pourrais marcher à grands pas en plein jour sans regarder mes pieds, et je ne craindrais plus ces mauvaises pensées qui me font systématiquement éternuer dès que je les ai durant la journée, car ni prier ni broder n’empêche l’esprit de virevolter, de s’égarer en fariboles, et souvent je me pique au doigt. (…)
Non, les hommes ne sont pas soumis à leur désir : ils en sont les maîtres et l’éteignent aussitôt !
 

Est-ce cela l’enfer ? Souffrir de douleurs fantômes dans un corps qu’on n’a plus ?
Oui, gare à l’enfer, gare à l’enfer où l’esprit reste captif d’une chair qu’il a perdue !
Notre nourrice nous répétait que c’était bien le pire que d’avoir à souffrir de ce qui n’était plus…
 

J’admire cette force que j’ai eue à onze ans, cette soif de savoir, de grandir, de goûter à tout, même aux fruits interdits.
Quelle grande jouissance que celle des premières fois ! Comme la vie était intense et pleine de choses neuves !
Tout s’émousse avec le temps et, pourtant, je m’attendris encore, après six siècles d’errance, en écoutant ta voix claire. Tes petites peines sont de telles déchirures et tes larmes ne coulent pas, elles jaillissent, ardentes et pures, elles sont de feu plutôt que d’eau.
On oublie si vite nos rêves et nos désirs d’enfant, on les dilue pour les rendre acceptables, innocents et jolis. On ne se souvient que d’un monde doux et tranquille, alors que la pureté même de l’enfance est tout entière dans cette violence que tu dis sans détours.
L’enfant est un dévorant qui avalerait le monde, si le monde était assez petit pour se laisser saisir.
 

Nous sommes restées ainsi, immobiles et sereines, installées dans ma parure, goûtant l’instant, jusqu’à ce que mon père fracassât notre belle communion en faisant irruption dans la pièce, poussant la porte d’un coup de pied ou d’épaule sans frapper, avec cette brusquerie qui le caractérise, cette façon bruyante qu’il a de prendre les choses, de les reposer avec force pour ponctuer son mouvement, de fouler le sol, de tirer sur la bouche de son cheval, d’entrer dans une chambre, une église ou une femme. Chacun de ses gestes est un vacarme qui fait sursauter le monde et nous gueule qu’il existe.
 

L’homme savait bien qu’il devait mourir un jour, mais il passait sa vie à l’oublier. Un déni magnifique : malgré la mort des autres, il n’y croyait pas, cet imbécile, jamais. Mourir n’était pas sa fin, l’homme employait toute son imagination – cette qualité stupéfiante qui fait de lui la première merveille de la création – à inventer un sens à tout cela. Coûte que coûte.
 

Tu t’es réveillée tout au fond de la vallée, face à la rivière, dans le clapotis des eaux, sur une petite plage où les rayons du soleil ne pénétraient pas encore. La brume s’était retirée, abandonnant derrière elle quelques longs filaments cotonneux. La Loue faisait danser la clarté du ciel et les arbres dans son lit et tout semblait en place, orchestré par son mouvement.
 
 
Il pleut depuis des jours. Toute cette eau a dissous la forêt, les roches, les vignes. Quand nous ouvrons les volets de bois de notre chambre, et dégageons le cadre tendu de parchemin huilé, nous n’y voyons goutte. Au sommet de la grande tour, l’air est blanchâtre, épais, humide, il pourrait nous noyer. Le gouffre mâche un brouillard laiteux qu’il crache jusque sur les hauteurs où nous sommes. Le ciel, trop lourd, ploie, il dégringole et se prend dans les branches. Les nuages piégés peinent à regagner la voûte céleste. Aymon grimpe dans tous les arbres pour tenter de les libérer. Aymon, mon chasseur de brouillard, mon grand souffleur de brumes, essaye de réparer les nuées déchirées. (...)
Le jour est si faible qu’il ne traverse pas les vitraux des croisées de la grande salle. Dehors, l’obscurité est blanche. Quand je passe dans la cour pour me rendre à la chapelle ou aux écuries, je ne vois pas mes mains en plein jour, elles pourraient faire n’importe quoi, on n’en saurait rien. Même pas moi.


Maître Claude est chargé de mon éducation. Père dirait qu’il est de ces gens qu’on oublie, que l’on rencontre cent fois pour la première fois. Rien en lui n’accroche le regard. Sa taille est moyenne, sa carrure des plus courantes. Il n’est ni chauve, ni barbu, ni brun, ni blond, ni vieux, ni jeune, ni rien de particulier. Son habit même pourrait aussi bien être celui d’un autre, de n’importe qui, et quand je tente de me le figurer en pensée, je ne me souviens que du drap sombre dans lequel sa cotte est taillée, je ne vois de lui qu’une couverture noire, d’un noir mité de gris.


Être père ne paraît pas bien compliqué, il suffit d’être celui qui se fait obéir, celui dont on ne discute pas les décisions, il suffit d’être à l’image de son propre père. On ne ressent rien dans son corps, on ne porte pas de fruit, on ne donne pas un morceau de sa chair pour forger un enfant, on ne risque pas sa vie en la donnant. Être père n’est pas une affaire naturelle. Je ne me souviens pas vraiment du mien, il était une grande figure absente, un mythe construit par la parole de ma mère et par celle de ses gens, mon père était un modèle, un nom, un château, une terre, de grandes batailles, mon père contenait son propre père et le père de son père, mon père était l’incarnation d’une lignée que j’ai appris à respecter, à vénérer. J’ai songé alors que, depuis des générations, les hommes de ma maison devenaient pères en observant, en construisant ou en renversant leur propre père, pas en se penchant sur leurs enfants.


Avais-je seulement porté l’un de mes enfants avant toi ? Je ne m’en souvenais pas. J’ai alors choisi d’endosser le rôle de Joseph, plutôt que celui de Dieu, je me suis questionné sur ce que je ressentais et non sur ce que je représentais. Tu m’as révélé à moi-même, mon fils. Grâce à toi, je me suis offert la joie d’être un homme aimant et imparfait. Imparfait du fait même de ton existence et affaibli par mon amour. J’ai laissé Geoffroy mener des hommes en mon nom, j’ai abandonné cette vie de soldat que j’avais cru aimer jusque-là, et je t’ai observé grandir. Chacun de tes émerveillements m’a été un délice. Tu m’as permis de comprendre qu’on pouvait jouir du bonheur d’un autre. Ta joie découlait de ta façon de regarder le monde et de t’en imprégner. 


Père vous avait si souvent répété à toi, à ta jumelle, à ton frère, à toutes ses bâtardes, qu’il était le maître, que tu te figurais tous les pères à son image. (…)
Sur la terre du père, si petite fût-elle, une menace pesait : sous peine de mourir, il fallait obéir, ne pas chercher à devenir son égal, lui laisser la connaissance et l’implorer, le remercier de nous avoir créé un monde à défaut de nous avoir offert son ventre ou ses bras. (…)
Jamais notre père ne se serait contenté de la place de Joseph. Jamais, il n’aurait pu imaginer que l’enfant était un dieu et que sa vocation était d’initier ce petit dieu, de lui apprendre à être un homme sans l’abîmer.


La mémoire est une alchimie merveilleuse, certains souvenirs nous donnent l’illusion du réel. Pourquoi retenons-nous cette minute plutôt qu’une autre ? Ce minuscule détail-là ? Cette légère brise agitant le voile bleu du lit ? Comment arrivons-nous à nouer plusieurs sensations les unes aux autres ?
Il ne faut pas tenter de fouiller l’éclat de ces réminiscences, car à y regarder de plus près, le souvenir délicieux, tellement tangible, n’est qu’un trompe-l’œil de fortune, bricolé à partir de lambeaux de sensations. Il nous fait croire que tout y est, mais nous ne saisissons la totalité de l’instant qu’à partir d’une trame élimée dont nous négligeons les trous.


En allant vers Ornans, l’étau des montagnes se desserre peu à peu et l’on peut cultiver du blé ou de l’avoine. Mais ici, la terre penche trop, rien ne pousse que le raisin, cette plante apricieuse et fragile. Plus en aval, ils peuvent se permettre d’être mauvais vignerons et de planter des sacs à vin, mais, ici, nous sommes condamnés à rester les meilleurs, si nous voulons échanger notre vin contre du pain. Si nous voulons manger et ne pas nous contenter de boire ! Vois, les ceps disposés en espaliers et en quinconce s’enflent de lumière et ne se font pas d’ombre. Nous sommes du beau côté de la Loue, nous avons le soleil ! Hautefeuille n’a pas cette chance ! Pas de soleil sur son versant, mais il a beaucoup plus de terres par le haut, sur le plateau. Il boit notre vin comme tant d’autres. Aux beaux jours, le vent n’entre pas dans cette gorge étroite qui retient la chaleur du jour, si bien que, dès le printemps, le temps est plus clément dans notre vallée qu’ailleurs.
— Mais quand il pleut trop, les choses se gâtent ! La boue dévale ces pentes et arrache tout, pêle-mêle, poursuit Geoffroy.
— Après les orages, les gens d’ici remontent la terre, à la hotte et au seau, ils refaçonnent les coteaux, replantent les ceps, réparent le pays pour qu’il s’incline comme il faut. Sans nous, il n’y aurait plus de terre sur ces rochers depuis longtemps, rien n’y pousserait. Quel laboureur transporte ainsi son champ sur ses épaules ? Les vignerons d’ici sont les meilleurs et les plus courageux qui soient. Ils rient de leur sort, et chantent en mourant, mais jamais on ne les enterre dans les vignes, leurs corps couleraient avec la boue jusqu’à la Loue.


Des hommes creusent de profondes saignées dans la terre pour que les eaux s’écoulent mieux la prochaine fois qu’il pleuvra, qu’elles trouvent leur chemin jusqu’à la rivière ; d’autres restaurent des murets pour soutenir leurs rangées de vignes et empêcher qu’elles ne s’écroulent. Ils reconstruisent ce paysage qui ne tiendrait pas sans eux. Leur besogne ne s’achèvera jamais et, moi, je serai un jour leur maîtresse, la femme d’Aymon, le simple dont l’esprit penche autant que ce pays, je serai la femme d’un homme si faiblement charpenté que son corps se plie à toutes les métamorphoses et je devrai l’empêcher de s’ensauvager tout à fait, d’être poisson ou chien, le reconstruire chaque jour et, de mes mains, je le remodèlerai homme, comme ces vignerons remodèlent leurs coteaux.


L’église de Moustier est plantée au beau milieu d’un champ de croix, à quelques pas à peine du prieuré. Alors que nous traversons l’immense cimetière, Haute-Pierre brise le silence d’un murmure :  
— Le prieuré récolte depuis plusieurs siècles ses morts sur toute la vallée, et même au-delà. Ça rend mieux que le vin et demande moins de travail. Ça pousse tout seul, les morts ! Ce n’est ni fragile, ni capricieux. Les gens payent cher pour se coucher ici, à l’ombre de ce cloître, non loin des saints hommes qui prieront pour eux jusqu’au Jugement dernier ! Commerce idéal que celui du dernier sommeil.


La puissance des représentants du divin sur terre est aussi temporelle que le reste, les croyances, elles-mêmes, sont temporelles. Les religions grandissent, vieillissent et, sans doute, finiront-elles toutes par tourner au mythe. Certaines s’enkystent pour survivre, d’autres luttent pour s’imposer, pour rester vivantes, puissantes, effrayantes. Il arrive que des assoiffés de pouvoir dirigent des affamés de sens, leur tracent la voie à suivre, justifient la violence, se justifient par la violence, utilisent les plus sauvages pour régner sur les craintifs et terrasser les autres.
Car qui mieux que Dieu peut légitimer un pouvoir temporel ?
Que Dieu soit muet arrange bien les choses.
Il me semble qu’une religion ne prend sens que si elle se dépouille absolument de ce pouvoir-là et ne craint plus sa fin. Quand elle ne s’impose plus par force ou effroi, alors seulement, elle devient spirituelle et précieuse. Mais comme la majorité des hommes a besoin de croire en foule, qu’elle rêve d’un père puissant, pas d’un Joseph, et que nul n’accède au pouvoir par hasard, comme ce chemin qui y mène ne rend pas meilleur et que l’heure n’est pas au dépouillement, j’ai bien peur pour vous, mes chers vivants. Moi qui suis morte, je peux rire tout mon saoul des ambitieux qui se rêvent des saints en agitant l’épée du sacrifice. Je peux rire de ceux qui utilisent Dieu comme prétexte pour asseoir leur pouvoir.
Mais j’ai bien peur pour vous, pauvres vivants, qu’un éclat de rire met en péril…
Le rire est une menace, qui grignote les certitudes, découd les lèvres, déssille les hommes, dénude les rois, le mieux est de le déclarer hérétique.
Pourtant quand, oubliant la violence et l’aigreur, je repense à la beauté de ces chants lancés dans le silence du ciel, que je revois cette vallée follement hérissée de croix et de vignes, cette rivière profonde au mitan du grand lit, quand je me souviens de ce monde penché qui réjouissait mes sens, de la bonté d’Aymon, de la lumière d’Éloi à cheval sur son toit, de l’amour de Haute-Pierre pour son fils, il me semble que Dieu existe vraiment et que, parfois, il se fait hommes.


Haute-Pierre est revenu avec le prieur, un homme maigre à la peau blême, qui t’a semblé long comme un bâton. Son visage de bois mort a à peine répondu à ton salut avant de prendre congé sèchement. Tu as pensé que ces hommes-là étaient des flûtes, des corps creux à travers lesquels les mots et la musique ne faisaient que passer sans laisser de traces. Il était pourtant difficile d’imaginer qu’un être aussi froid et raide pût souffler un chant un tant soit peu mélodieux. 


Depuis que mon père l’a abandonnée au-dessus du vide, elle-même est si pleine de larmes qu’elle est insensible à la peine de sa fille comme au sommeil de son fils. Elle ne pourrait ajouter des larmes aux larmes sans déborder, et la crue ravagerait son beau visage impassible, ce visage qu’elle s’acharne à tenir fixe pour ne pas s’abîmer les traits, ce visage lisse et tranquille qu’elle a posé sur son âme comme un masque de marbre et qui n’exprimera jamais rien d’autre que sa beauté jusqu’au jour où il craquera et où les peines anciennes, accumulées sous sa chair, jailliront toutes ensemble, emportant pêle-mêle dans un flot de larmes la couleur de ses yeux, l’arrondi de ses lèvres et l’arête de son nez. La chair de ses joues s’amollira, la pâte se distendra, ne tiendra plus à l’os. Aucune saignée n’aura été creusée en prévision de ce jour-là qui permettrait à sa douleur de s’écouler directement jusqu’à la Loue sans tout détruire sur son passage. Alors Aélis sera comme un coteau ravagé par l’orage.


 

2 commentaires:

  1. Coucou ! J''ai enfin réussi à t'écrire un commentaire !! Tu as visiblement beaucoup beaucoup aimé ce roman ! Je n'ai lu que deux romans de Carole Martinez, mais chaque fois j'ai beaucoup aimé ! Très sensible, coloré, esthétique, imaginatif... Et des portraits de femmes puissantes, en nuances, qui font du bien <3

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    1. Ravie de te lire, Lybertaire.
      J'ai en effet tellement aimé l'écriture de Carole Martinez que je vais continuer à explorer son oeuvre.

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