J'ai beaucoup aimé
Titre : Lutetia
Auteur : Pierre ASSOULINE
Parution : 2005 (Gallimard)
Pages : 480
Présentation de l'éditeur :
Tapi dans les recoins les plus secrets du Lutetia, un homme voit
l'Europe s'enfoncer dans la guerre mondiale. Édouard Kiefer, Alsacien,
ancien flic des RG. Détective chargé de la sécurité de l'hôtel et de ses
clients. Discret et intouchable, nul ne sait ce qu'il pense.
Dans un Paris vaincu, occupé, humilié, aux heures les plus sombres de la collaboration, cet homme, pourtant, est hanté par une question : jusqu'où peut-on aller sans trahir sa conscience ?
De 1938 à 1945, l'hôtel Lutetia - l'unique palace de la rive gauche - partage le destin de la France. Entre ses murs se succèdent, en effet, exilés, écrivains et artistes, puis officiers nazis et trafiquants du marché noir, pour laisser place enfin à la cohorte des déportés de retour des camps.
En accordant précision biographique et souffle romanesque, Pierre Assouline redonne vie à la légende perdue du grand hôtel, avec un art du clair-obscur qui convient mieux que tout autre au mythique Lutetia.
Dans un Paris vaincu, occupé, humilié, aux heures les plus sombres de la collaboration, cet homme, pourtant, est hanté par une question : jusqu'où peut-on aller sans trahir sa conscience ?
De 1938 à 1945, l'hôtel Lutetia - l'unique palace de la rive gauche - partage le destin de la France. Entre ses murs se succèdent, en effet, exilés, écrivains et artistes, puis officiers nazis et trafiquants du marché noir, pour laisser place enfin à la cohorte des déportés de retour des camps.
En accordant précision biographique et souffle romanesque, Pierre Assouline redonne vie à la légende perdue du grand hôtel, avec un art du clair-obscur qui convient mieux que tout autre au mythique Lutetia.
Un mot sur l'auteur :
Né en 1953 à Casablanca, Pierre Assouline est écrivain, journaliste et
chroniqueur de radio. Il est membre de l'Académie Goncourt.
Avis :
Le Lutetia, c’est tellement Paris que l’on ne descend pas au Lutetia, mais à Lutetia. Investissant ce lieu au travers de l’un de ses observateurs privilégiés, son responsable de la sécurité pendant les années 1930-1940, Pierre Assouline en fait la biographie comme d’un personnage à part entière, dans un roman qui est aussi un morceau de l’histoire de France.Quel meilleur poste que celui d’Edouard Kiefer, ancien policier devenu détective de l’hôtel, pour observer la vie de l’établissement, aussi bien côté coulisses que clientèle ? Anonymes et célébrités y défilent, dans une effervescence de plus en plus tendue et anxieuse à mesure que les bruits de bottes imposent leur cadence de plus en plus martiale outre-Rhin. Bientôt le pire devient réalité. Le Lutetia est réquisitionné par l’Abwehr, les services de renseignement et de contre-espionnage allemands chargés de la lutte contre les différentes formes de résistance, jusqu’à ce qu’à la Libération, il se transforme cette fois en centre d’accueil pour une large partie des rescapés des camps de concentration nazis.
Cet avant, ce pendant et cet après qui, dans une unicité de lieu, divisent le roman en trois actes comme au théâtre, le récit nous les fait vivre du point de vue fictif mais central d’un personnage qui pourrait être vous et moi, citoyens ordinaires, pris dans le huis clos incrédule d’existences qu’il faut tâcher de préserver alors qu’au dehors bat une tempête historique. Doutes, peurs et culpabilités accompagnent les délicats arbitrages entre résistance, compromis et compromissions. Et si les affres amoureuses du narrateur se mêlent à ses états d’âme, c’est au final pour mieux l’humaniser dans son rôle littéraire de faire-valoir d’un panorama historique étayé par une documentation minutieuse.
Riche, le roman l’est de son extraordinaire galerie de portraits, tous croqués d’une plume vive et perspicace, saisissants souvent quand, si humaine et si piquante, la description débouche soudain sur un nom connu, émouvants surtout lorsqu’ils sortent un par un de la foule, leur redonnant chair et dignité, ces rescapés de l’innommable, en tout point véridiques dans les singularités de leurs histoires. Tous composent au global un tableau représentatif de ce qui appartient maintenant à l’Histoire et qui, en ces pages, reprend vie dans son épaisseur humaine, le Lutetia comme une miniature de Paris et de la France.
Fresque fascinante mêlant souffle romanesque, méticulosité historique et formidable maîtrise de plume, un ouvrage qui, mémoire vivante d’un lieu mythique, s’en fait aussi celle, sombre et ineffaçable, d’une capitale et d’un pays entier. (4/5)
Citations :
Il m’avait laissé seul avec elle. Ma conscience. Ou ce qu’il en restait. Suffisamment en tout cas pour distinguer le bien du mal, diriger ma conduite en fonction d’une raison pratique et me juger moi-même au nom d’un certain sens moral. En quatre ans, j’aurais pu maintes fois glisser de la concession au compromis, et du compromis à la compromission. Pourquoi ? Comme les autres : l’attrait du pouvoir, l’illusion de la puissance, le goût de l’argent. Tout ce qui m’avait toujours laissé indifférent. Avec la formation que j’avais reçue, le métier qui avait été le mien et celui qui l’était encore, j’avais eu mille fois l’occasion de glisser du renseignement à l’espionnage, et du mouchardage à la délation. Pourquoi ne l’avais-je pas fait ? Parce que ça ne se fait pas.
Mieux que les grands principes énoncés en public avec emphase et piétinés en secret avec cynisme, ces mots simples me suffisaient pour tenir et me tenir. Ma manière à moi de résister.
Mieux que les grands principes énoncés en public avec emphase et piétinés en secret avec cynisme, ces mots simples me suffisaient pour tenir et me tenir. Ma manière à moi de résister.
Dans ces moments d’intense remue-ménage intérieur, la voix de mon père revenait me hanter, charriant généralement une maxime bien sentie selon laquelle on peut accomplir les plus belles actions à condition de n’en jamais réclamer le crédit. Exciper des « services » que j’avais pu rendre à la Résistance m’eût déshonoré à mes propres yeux. Le silence n’est-il pas le rempart de la sagesse ?
Alors silence.
Un client n’arpente pas innocemment les couloirs d’un grand hôtel à l’aube. La moindre présence s’y remarque même si l’indécision du point du jour ne s’y manifeste pas comme ailleurs dans la ville. Quelle que soit sa qualité, toute personne surprise en ce lieu à cette heure aura tendance à se justifier. Ce qui est une erreur. Qui cherche à expliquer l’insolite le rend plus étrange encore, tandis que le silence l’enveloppe d’un mystère si puissant qu’il dissipe les curiosités déplacées.
Au fond, jamais je n’ai cessé de tourner autour d’une question qui m’obsède, la seule qui vaille d’être posée et méditée toute une vie, la seule pour laquelle il ne serait pas blâmable de tout risquer et de tout perdre : jusqu’où un homme peut-il aller pour conserver son intégrité ? Sans dignité on n’est plus rien.
Il me fallait me fondre parmi les clients, me faire oublier. Non pas en bourgeois mais en civil, même si la plus civile des tenues relève encore de l’uniforme. Costume gris, cravate sombre, chemise blanche unie, pochette assortie. Toute note de fantaisie aurait été déplacée car on n’aurait pas compris que je veuille me faire remarquer. Je connaissais tout le monde, mais peu me connaissaient. Je les voyais tous mais eux ne me voyaient guère. Les nouveaux clients et les hôtes de passage ignoraient ma qualité. Pour les autres, j’étais une silhouette familière, que sa neutralité rend imprécise, une ombre insaisissable sur laquelle on peut compter en toutes circonstances. Parfois juste un nom qui arrange tout, voire un prénom, c’est selon. En tout cas, l’inaperçu fait homme. Si le personnel était une trace fugitive et légère dans le paysage intérieur de l’Hôtel, je n’étais que l’ombre portée de cette trace.
Sauf qu’au moment de lui décerner le brevet d’ambassadeur du grand goût, on imaginait soudain le temps que cet arbitre des élégances avait dû passer devant son miroir à régler chaque détail, et ce bel édifice s’écroulait tandis que s’éloignait à jamais toute idée de naturel. Rien n’est impardonnable comme de voir le travail sous le trait de génie. Il lui manquerait toujours l’art de dissimuler l’art.
Si l’adultère ne me choquait pas, les doubles vies me paraissaient méprisables. Je respectais l’accident, le coup de foudre, la circonstance. Pas le système. J’aimais la naïveté de ces couples d’un jour qui usaient de stratagèmes éprouvés pour dissimuler leur identité, ou pour éviter d’être vus ensemble en entrant ou en sortant. Quand je les croisais en fin de journée dans l’ascenseur ou le couloir au moment où ils quittaient l’Hôtel, je me retenais de leur souffler à l’oreille que l’arôme de savon diffusé par leur sillage était suspect, du moins à pareille heure. Quelque chose d’émouvant se dégageait de leur secret. Mais je détestais, chez certains d’entre eux, l’arrogance née de l’habitude. N’être qu’un n’est pas une prison, ni même une limite mais un accomplissement. Fallait-il avoir l’esprit tordu pour se complaire dans ce fameux paradoxe selon lequel tout homme est deux hommes, et le véritable est l’autre. On dit qu’il faut avoir deux visages, se dédoubler en permanence, car vient toujours le moment de tuer le pantin en soi en arrachant son masque : si on n’en portait pas, c’est l’enveloppe du visage qu’on arracherait.
(…) il ne tenait pas en place et l’on pouvait déduire sans risque son émaciation d’une pratique permanente des cent pas. Si maigre qu’il semblait vivre en compagnie de son cadavre. Il s’en voulait ; peut-être n’y avait-il pas de quoi tant c’était ancré dans sa nature profonde. On est tous en guerre contre soi-même, mais celui-là ne négociait jamais de cessez-le-feu.
Pourtant, instruit par l’affaire Stavisky, je savais d’expérience que ces trafiquants-là, trahis d’emblée par leur dégaine approximative, une certaine maladresse en toutes choses, cette détestable habitude de s’excuser tout le temps, pour ne rien dire de leurs inflexions – un émigré est quelqu’un qui a tout perdu sauf l’accent –, n’étaient au fond pas les plus dangereux. Ils l’étaient moins que les gentlemen emparticulés, aux ongles entretenus par une manucure, qui obtenaient la confiance des banquiers sur leur apparence, leur nom et la réputation qui en découlait ; sur leur surface, en somme. Pourtant combien de fondsecrétiers dans ce milieu ! À la messe, ils devaient recevoir l’hostie comme un jeton de présence. Eux non plus ne dédaignaient pas les enveloppes mais ils les acceptaient avec une certaine classe. Car avec le standard de vie qui est le leur, on ne touche pas, on émarge.
On a chaque jour une poignée d’heures de coïncidence avec les autres, guère plus. Parfois, quelques secondes suffisent. Le reste du temps, on est tout seul.
Ils étaient divorcés, mais ne le savaient pas. Tant de gens croient faire l’amour quand ils ne font que de la présence.
Grand et corpulent, Roger réunissait les qualités des meilleurs, lesquelles se résument à des aptitudes que l’on croirait innées, pour la diplomatie, la débrouillardise, la confiance, le sang-froid et surtout la discrétion. La distance de la discrétion au secret sépare un chef concierge d’un détective. La tenue aussi, car un concierge porte redingote – Roger Harrault a toujours dit qu’il se ferait enterrer avec la sienne. Très important, la tenue, ne serait-ce que pour rappeler que la fonction est plus ancienne que l’hôtellerie même. Celle-ci ne remonte qu’à 1830 alors qu’on trouvait bien avant des concierges dans les maisons bourgeoises, lesquelles recevaient des voyageurs moyennant rétribution. Ils étaient chargés de l’accueil (d’où la nécessité de porter en permanence ce petit manteau pour affronter les intempéries dans la rue) et de l’éclairage (d’où leur nom originel de « compte-cierges », comme disaient les plus anciens avec toutefois un soupçon d’hésitation dans la voix).
Jamais les étrangers n’avaient paru aussi suspects aux autorités françaises qu’en cette curieuse année 1939. Tous sous surveillance. Tous considérés a priori comme sujets ennemis. Le droit d’asile avait vécu. Le mythe de la cinquième colonne triomphait. L’avenir de ces gens souvent brillants, diplômés, célébrés tenait à deux misérables bouts de papier : un visa et un affidavit. Quand on ne les internait pas dans des camps en Lozère, en Ariège et ailleurs, on les refoulait ou on les expulsait. Des Espagnols, des Allemands, des Autrichiens, des Tchèques. C’était légal, les décrets servaient à ça. À Paris et dans la région parisienne, la Sûreté générale les parquait dans des stades. Des habitués de Lutetia tel Willi Münzenberg, à qui l’on devait le fameux Livre brun sur la terreur dans l’Allemagne hitlérienne, ou Lion Feuchtwanger, Hermann Rauschning et même Hermann Kesten, le propre traducteur de… Giraudoux ! furent internés au stade Yves-du-Manoir à Colombes, et le journaliste Arthur Koestler à Roland-Garros. Quand on leur permettait de rester en France, ceux qui y bénéficiaient de l’asile politique étaient désormais astreints aux obligations militaires. Encore un décret. Le choix qui s’offrait à eux ? Le camp ou la Légion étrangère. Leurs réunions à Lutetia s’espacèrent. On les vit de moins en moins. Jusqu’au jour où on ne les vit plus du tout.
À Paris, ça sentait la censure et la réquisition. L’hôtel Continental en fit les frais le premier : il abrita le commissariat général à l’information, que le gouvernement avait eu la drôle d’idée de confier à Jean Giraudoux. La propagande à un exquis écrivain du Quai d’Orsay alors qu’en face ils avaient Goebbels… Une flûte face à un trombone ! résumait un chroniqueur. Après le Continental, ce fut au tour du Majestic d’accueillir des fonctionnaires sans asile, en l’occurrence ceux du ministère de l’Armement. Quand on installe des bureaux officiels dans de grands hôtels, c’est signe que l’on s’apprête à vivre des événements vraiment exceptionnels.
Curieux comme on ne se souvient pas toujours des dates, mais plus souvent des heures. Les dates sont bonnes pour les historiens, elles s’adressent à la mémoire et à l’intelligence, quand les heures font appel à notre sensibilité et à notre émotion. Seuls les instants demeurent inoubliables.
Les policiers étaient en majorité d’anciens soldats ou militaires. À leurs yeux, le sens de la discipline, le respect de l’ordre, l’application des consignes n’étaient pas des notions vaines. La consigne, surtout : ça n’a l’air de rien mais ça peut faire des ravages. À force de se fixer l’obéissance comme horizon moral, on en vient à abdiquer toute responsabilité. Reste à rencontrer la personne, à buter sur l’événement ou à glisser sur le grain de sable qui vous font envisager la désobéissance comme un devoir. Agir en conscience ? Soit, en admettant que le sens moral et une certaine notion du bien et du mal demeurent des points cardinaux. Encore fallait-il se dépêcher de réagir avant que la guerre ne soit finie.
Une feuille plus confidentielle traînait souvent sur les tables : le Bulletin du Service central des déportés Israélites. Ce que je découvris dans sa livraison du 15 juillet 1945 me laissa pantois. D’abord ce chiffre de cinq millions de juifs exterminés, que je n’avais pas lu ou remarqué ailleurs. Ensuite le nombre de cent vingt mille juifs toujours retenus dans des camps (Dachau, Bergen-Belsen, Buchenwald, Diepholz, Kaunitz…), tous situés dans des zones américaine et britannique d’Allemagne. Des femmes et des enfants parmi eux. Enfin le refus du ministère français de l’intérieur de délivrer désormais des papiers aux déportés étrangers arrivés en France sans autorisation. Les contrevenants seraient recherchés, internés dans des camps spéciaux dits de rassemblement, dans la Nièvre et la Dordogne, avant d’être rapatriés dans leur pays d’origine, quoi qu’aient pu dire les juifs polonais des persécutions dont ils étaient toujours l’objet dans leur pays. L’article ne s’intitulait pas « D’un camp l’autre », mais « De Charybde en Scylla ».
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