J'ai aimé
Titre : Sans collier
Auteur : Michèle PEDINIELLI
Parution : 2023 (L'Aube)
Pages : 256
Présentation de l'éditeur :
On les appelait cani sciolti,
chiens sans collier, parce qu’ils ne voulaient appartenir à aucune
organisation politique dans cette Italie des années soixante-dix, quand
toute une jeunesse rêvait de renverser la table pour changer le monde.
Ce pan de l’histoire italienne va faire irruption de manière inattendue
dans la vie de Ghjulia Boccanera, détective privée, occupée à rechercher
un jeune ouvrier mystérieusement disparu d’un chantier pharaonique de
Nice.
Entre menaces étranges et réminiscences
floues, les chemins sont complexes pour dénouer les fils de cette
histoire dans laquelle tout le monde semble porter un secret…
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Michèle Pedinielli, née à Nice d’un mélange corse et italien, est
« montée à la capitale » pour devenir journaliste pendant une quinzaine
d’années. Aujourd’hui de retour dans sa ville natale, elle a décidé de
se consacrer à l’écriture.
Avis :
Le quatrième opus des enquêtes de la détective privée Ghjulia Boccanera, dite Diou, la ramène dans sa ville, Nice, également celle de l’auteur, où un ami inspecteur du travail la charge de retrouver un ouvrier roumain, subitement disparu alors qu’il travaillait sur un chantier de construction immobilière. Mais voilà qu’elle reçoit des menaces dans sa boîte aux lettres, la visant semble-t-il autant que son colocataire, Dan, galeriste homosexuel…A cette trame principale s’entrelacent deux autres récits. L’un nous fait revivre les années de plomb en Italie, aux côtés de jeunes activistes, jusqu’à l’attentat de la gare de Bologne, l’attaque terroriste la plus importante et la plus meurtrière du XXe siècle en Europe. L’autre nous plonge dans la mémoire défaillante d’une femme qui tente désespérément de se souvenir des raisons qui l’ont menée, de cela elle est sûre, à tuer.
Avec son ironie, sa verve qui coule comme elle pense, dans une langue très orale, et sa cinquantaine travaillée par les impasses sentimentales et par une ménopause omniprésente dans la narration, Diou en friserait presque la version vieillie d’une héroïne de chick lit. Heureusement, le mélange de trois intrigues venu brouiller les pistes en de trompeurs concours de circonstances, le prolongement contemporain d’authentiques faits historiques qui ont marqué durablement l’Italie, et le regard lesté de colère que porte l’auteur sur les dérives de sa ville et, à travers elle, de la société toute entière, s’allient plus honorablement pour rendre le livre intéressant.
De l’activité terroriste en Italie dans les années quatre-vingts à l’attentat de Nice en 2016, Michèle Pedinielli évoque ainsi la difficulté de se reconstruire sur un passé sanglant. Entre promoteurs véreux et frénésie immobilière qui bétonne la périphérie de Nice, elle s’en prend aux conditions de travail sur les chantiers, à l’exploitation des sans-papiers, aux marchands de sommeil. Toute une misère sur laquelle grandit comme un cancer le trafic de stupéfiants et le mortifère mirage de l’argent facile. Toute une criminalité qui se paye au prix fort dans le monde d’en-bas, mais s’en tire parfois en toute impunité dans celui d’en-haut. Ne reste plus que l’homophobie pour alimenter les révoltes de Diou, dans un tumulte émotionnel qui lui fait prendre parti, encore et toujours, pour les cane sciolti, ces chiens sans collier, comme on appelait les jeunes Italiens des années soixante-dix qui récusaient toute appartenance politique pour mieux rêver de changer le monde.
Malgré quelques réserves sur la tendance à la dilution dans les hormones de l’intellect de son personnage principal, ce polar à l’ironie mordante qui ne bâillonne pas ses coups de gueule reste une lecture agréable, pour un portrait tout en contraste et en zones d’ombre de la ville de Nice, si chère à l’auteur. (3/5)
Citations :
— Je pensais que les multinationales du bâtiment faisaient gaffe en matière de sécurité.
— Les grosses boîtes, oui, la plupart du temps, c’est tout leur intérêt d’apparaître soucieuses de la santé de leurs salariés. C’est valorisant face aux pouvoirs publics qui attribuent les marchés. Mais leurs sous-traitants ? Et les sous-traitants des sous-traitants ? Ceux qui, en bout de chaîne, doivent livrer le produit coûte que coûte dans les délais réduits qu’on leur impose ? Plus tu descends la cascade de sous-traitance, plus la pression augmente, et plus tu trouves des manquements ou des aberrations en matière de sécurité.
— Le pire des cas, c’est pour la sous-traitance, alors ?
— Le pire des cas, c’est forcément pour les sans-papiers. C’est toujours pour eux… Tu sais, lorsqu’on a construit la prestigieuse Bibliothèque nationale de France à Paris, celle qui a été baptisée “François-Mitterrand”, les ouvriers en situation irrégulière ont été employés par centaines. Fallait que ça tourne ! Et pour que ce chantier énorme ne prenne pas trop de retard, ordre a été donné aux flics de la région parisienne de ne pas les contrôler et, si cela arrivait, de les laisser repartir. Lorsque la dernière pierre a été posée, l’ordre s’est inversé : haro sur l’étranger, ils ont été traqués jusqu’au dernier ! Tout bénef pour une certaine police qui a pu multiplier ses chiffres d’arrestation, et surtout pour le constructeur : tu imagines, pas de prime de retour, et en plus, c’est l’État français qui s’est chargé d’affréter les charters. À l’époque, j’ai rencontré un commandant qui a refusé cette chasse-là. La suite de sa carrière a été difficile…
— Et dans le cas où des ouvriers se blessent ?
— S’il leur arrive quoi que ce soit, on les met dans un camion ou un avion, selon leur destination d’origine, et on les renvoie chez eux. Direct, sans discussion. Et il y a un cas comme ça à Emblema : l’un des ouvriers, un Roumain je crois, a disparu du jour au lendemain. Ça ne m’étonnerait pas qu’il lui soit arrivé une bricole dans le genre.
— Il n’a pas pu juste repartir chez lui sans avertir personne ?
— Ces gens ont parcouru plus de deux mille kilomètres pour venir se faire exploiter chez nous parce que c’est toujours mieux que chez eux. Ils savent qu’au moindre écart ils sont virés. Ils ne lâchent pas leur boulot comme ça.
— Les grosses boîtes, oui, la plupart du temps, c’est tout leur intérêt d’apparaître soucieuses de la santé de leurs salariés. C’est valorisant face aux pouvoirs publics qui attribuent les marchés. Mais leurs sous-traitants ? Et les sous-traitants des sous-traitants ? Ceux qui, en bout de chaîne, doivent livrer le produit coûte que coûte dans les délais réduits qu’on leur impose ? Plus tu descends la cascade de sous-traitance, plus la pression augmente, et plus tu trouves des manquements ou des aberrations en matière de sécurité.
— Le pire des cas, c’est pour la sous-traitance, alors ?
— Le pire des cas, c’est forcément pour les sans-papiers. C’est toujours pour eux… Tu sais, lorsqu’on a construit la prestigieuse Bibliothèque nationale de France à Paris, celle qui a été baptisée “François-Mitterrand”, les ouvriers en situation irrégulière ont été employés par centaines. Fallait que ça tourne ! Et pour que ce chantier énorme ne prenne pas trop de retard, ordre a été donné aux flics de la région parisienne de ne pas les contrôler et, si cela arrivait, de les laisser repartir. Lorsque la dernière pierre a été posée, l’ordre s’est inversé : haro sur l’étranger, ils ont été traqués jusqu’au dernier ! Tout bénef pour une certaine police qui a pu multiplier ses chiffres d’arrestation, et surtout pour le constructeur : tu imagines, pas de prime de retour, et en plus, c’est l’État français qui s’est chargé d’affréter les charters. À l’époque, j’ai rencontré un commandant qui a refusé cette chasse-là. La suite de sa carrière a été difficile…
— Et dans le cas où des ouvriers se blessent ?
— S’il leur arrive quoi que ce soit, on les met dans un camion ou un avion, selon leur destination d’origine, et on les renvoie chez eux. Direct, sans discussion. Et il y a un cas comme ça à Emblema : l’un des ouvriers, un Roumain je crois, a disparu du jour au lendemain. Ça ne m’étonnerait pas qu’il lui soit arrivé une bricole dans le genre.
— Il n’a pas pu juste repartir chez lui sans avertir personne ?
— Ces gens ont parcouru plus de deux mille kilomètres pour venir se faire exploiter chez nous parce que c’est toujours mieux que chez eux. Ils savent qu’au moindre écart ils sont virés. Ils ne lâchent pas leur boulot comme ça.
L’adresse de l’ouvrier dans le dossier de Shérif correspond à un immeuble derrière la gare Thiers (furtive incise : je vote pour le premier candidat qui propose de la rebaptiser, ainsi que l’avenue qui la borde, afin d’effacer l’hommage au massacreur de la Commune). Comme la plupart des quartiers autour des gares, celui-ci est l’antithèse de la vie rêvée des Azuréens, un cauchemar pour l’office du tourisme, qui récupère des voyageurs traumatisés d’avoir croisé le microcosme local accro à des drogues moins élégantes que celles que l’on sniffe à bord des yachts. Un quartier dans lequel on peut estimer qu’un marchand de sommeil efficace arrive à caser dix personnes dans un deux-pièces pour des sommes exorbitantes. Remarque, depuis que j’ai appris qu’à Ajaccio certains louent des épaves de voiture aux SDF, plus grand-chose ne m’étonne dans la vaste palette de l’exploitation de l’homme par l’homme.
En remontant l’avenue Jean-Jaurès, je commence à sentir une drôle d’odeur. Enfin, « drôle d’odeur », c’est un euphémisme pour dire que ça sent franchement la merde. Plus je m’approche de la place Massena, plus ça pue. Autour de moi, ça fait la grimace, ça enfouit son visage dans son coude replié, ça fait « Maman, ça sent vraiment très mauvais ! » Même l’Apollon de la fontaine semble froncer le nez sous l’assaut des effluves pestilentiels. En débouchant en haut de la rue de l’Hôtel-de-Ville, la frénésie de plusieurs employés municipaux me renseigne sur l’origine de la chose : un camion de type pompe à merde vient de perdre les eaux devant la mairie, à deux pas de l’opéra et du restaurant fréquenté par tout ce que la droite locale compte de gens au pouvoir – c’est dire si ça ne désemplit pas –, qui y invitent leurs amis, people rutilants ou ancien président à bracelet électronique. Alors, on se déploie, on rubalise, on fait circuler, on est à la limite du plan Orsec-caca. Le pull remonté sur le nez, je m’avance vers le lieu du drame scatologique. Du trottoir d’en face, je déchiffre l’inscription sur le flanc du camion : Zettour-Ciommi, eaux usées et déchets en tous genres.
Je me dis que parfois la nature fait bien les choses.
Je me dis que parfois la nature fait bien les choses.
Alberto était le premier homosexuel que Ferdi rencontrait – « Non, mon garçon, je suis peut-être le premier à le dire ouvertement, mais tu en as forcément croisé d’autres. » Les premiers temps, lorsque les filles l’emmenaient chez lui pour discuter encore et toujours des changements radicaux à imposer à la société italienne policière, corsetée et oppressante, le jeune Allemand était encore plus sur la réserve qu’à son habitude. Par le truchement de Rossella, il avait tenté d’expliquer son malaise au loup : « Pourquoi tu en fais autant, avec tes habits excentriques et tes discours sur l’amour et les hommes ? Tu fais ce que tu veux dans ta vie privée, pourquoi tu veux que ça nous regarde ? Ce que tu fais dans un lit n’est pas une question politique. » Ce fut l’unique fois où Alberto lui répondit un peu sèchement : « Darling, ma vie privée est si privée qu’elle ne doit absolument pas devenir publique, parce que je risque gros. L’ordre bourgeois, la police, les juges, les curés… Je les ai tous contre moi parce que j’aime les hommes. Et j’en ai marre. Alors, j’ai décidé de mettre ma vie privée sur la table et je la rends publique pour qu’elle devienne politique. »
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