Coup de coeur 💓💓
Titre : Courir
Auteur : Jean ECHENOZ
Parution : 2008 (Editions de Minuit)
Pages : 144
Présentation de l'éditeur :
On a dû insister pour qu'Émile se mette à courir. Mais quand il
commence, il ne s'arrête plus. Il ne cesse plus d’accélérer. Voici
l’homme qui va courir le plus vite sur la Terre.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Jean Echenoz est né à Orange (Vaucluse) en 1947. Prix Médicis 1983 pour Cherokee. Prix Goncourt 1999 pour Je m'en vais.
Avis :
Lorsque les Allemands envahissent la Moravie, Emile a dix-sept ans et, tout en poursuivant ses études de chimie, travaille comme ouvrier dans les poussières et la puanteur de l’usine Bata à Zlin. Lui que le sport rebute doit participer à la course à pied annuelle organisée à des fins promotionnelles par son entreprise, puis, propagande nationale-socialiste oblige, au cross-country de la Wehrmacht. Il est le premier surpris d’y prendre un certain plaisir, mais, surtout, de se classer sans effort en tête des coureurs. Il décide de s’entraîner, commence à gagner ses premières courses nationales et, la guerre finie, s’attaque à des compétitions mondiales où, dans un style chaotique totalement atypique, il se montre bientôt invincible, accumulant les titres et faisant tomber les records mondiaux toutes distances confondues : Zatopek est devenu le nom le plus célèbre de l’histoire de l’athlétisme.
Mais le rideau de fer s’abat sur l’Europe de l’Est, enfermant la Tchécoslovaquie et son illustre athlète dans l’hermétique périmètre soviétique. Lorsque, exceptionnellement, il est autorisé à en sortir, c’est sous l’étroit contrôle d’officiels qui lui dictent mots et gestes, tout en usant de ses exploits inégalés et de son aura héroïque à des fins de propagande. Il flirte encore quelque temps avec les sommets, avant de commencer à raccrocher. Son soutien au Printemps de Prague précipite sa disgrâce. Envoyé comme manutentionnaire dans la terrible mine d’uranium de Jachymov où s’abrège la vie des opposants politiques, le grand Zatopek redevenu minuscule Emile sera autorisé à finir éboueur à Prague, avant, trop visible encore puisqu’on le reconnaît dans la rue, de se retrouver relégué obscur archiviste.
Cette boucle de vie, partie de rien et revenue à rien après avoir tutoyé les sommets, inspire ici à Jean Echenoz, non pas un simple récit d’inspiration biographique, mais une œuvre originale et romanesque qui, effaçant dates et chiffres, s’attache à transformer en abstraction le personnage historique ressuscité par le travail de documentation. Cet homme ordinaire qui n’a « l’air de rien », mais qui, toujours « l’air de rien », se montre capable de tout, l’écrivain l’appelle simplement Emile, avec un e ajouté qui parfait le concept générique. Son patronyme n’apparaît dans le récit que tardivement, lorsque « ce nom de Zatopek qui n’était rien, qui n’était rien qu’un drôle de nom, se met à claquer universellement » et que cela lui fait tout drôle de le voir imprimé dans les journaux, tel une « nouvelle identité publique » que la foule scande « sur tous les tons, comme pour l’en informer » et que la propagande lui vole avant de tenter de le détruire.
Sans esbroufe mais en y jetant toutes ses forces, de son pas bizarre qui le fait ressembler à « une mécanique détraquée, disloquée », ne faisant « rien comme les autres » au point d’avoir l’air de faire « n’importe quoi », l’Emile du récit n’en trace pas moins sa route, fort d’une liberté d’être lui-même que rien ni personne ne parvient jamais à lui enlever. Débarrassé de toute idéalisation héroïque, il devient une figure forte et symbolique que l’on accompagne conquis par le regard distancié et le ton délicieusement léger et ironique d’un texte qui boucle la boucle comme le coureur ses tours de piste et l’existence son tour de roue. Coup de coeur. (5/5)
Mais le rideau de fer s’abat sur l’Europe de l’Est, enfermant la Tchécoslovaquie et son illustre athlète dans l’hermétique périmètre soviétique. Lorsque, exceptionnellement, il est autorisé à en sortir, c’est sous l’étroit contrôle d’officiels qui lui dictent mots et gestes, tout en usant de ses exploits inégalés et de son aura héroïque à des fins de propagande. Il flirte encore quelque temps avec les sommets, avant de commencer à raccrocher. Son soutien au Printemps de Prague précipite sa disgrâce. Envoyé comme manutentionnaire dans la terrible mine d’uranium de Jachymov où s’abrège la vie des opposants politiques, le grand Zatopek redevenu minuscule Emile sera autorisé à finir éboueur à Prague, avant, trop visible encore puisqu’on le reconnaît dans la rue, de se retrouver relégué obscur archiviste.
Cette boucle de vie, partie de rien et revenue à rien après avoir tutoyé les sommets, inspire ici à Jean Echenoz, non pas un simple récit d’inspiration biographique, mais une œuvre originale et romanesque qui, effaçant dates et chiffres, s’attache à transformer en abstraction le personnage historique ressuscité par le travail de documentation. Cet homme ordinaire qui n’a « l’air de rien », mais qui, toujours « l’air de rien », se montre capable de tout, l’écrivain l’appelle simplement Emile, avec un e ajouté qui parfait le concept générique. Son patronyme n’apparaît dans le récit que tardivement, lorsque « ce nom de Zatopek qui n’était rien, qui n’était rien qu’un drôle de nom, se met à claquer universellement » et que cela lui fait tout drôle de le voir imprimé dans les journaux, tel une « nouvelle identité publique » que la foule scande « sur tous les tons, comme pour l’en informer » et que la propagande lui vole avant de tenter de le détruire.
Sans esbroufe mais en y jetant toutes ses forces, de son pas bizarre qui le fait ressembler à « une mécanique détraquée, disloquée », ne faisant « rien comme les autres » au point d’avoir l’air de faire « n’importe quoi », l’Emile du récit n’en trace pas moins sa route, fort d’une liberté d’être lui-même que rien ni personne ne parvient jamais à lui enlever. Débarrassé de toute idéalisation héroïque, il devient une figure forte et symbolique que l’on accompagne conquis par le regard distancié et le ton délicieusement léger et ironique d’un texte qui boucle la boucle comme le coureur ses tours de piste et l’existence son tour de roue. Coup de coeur. (5/5)
Citations :
Comme Émile énervé par cet accueil choisit d’adopter dès le départ une très forte vitesse, il lui faut peu de temps pour se débarrasser de ses adversaires les plus puissants. Son allure est même telle qu’il a bientôt devancé d’un tour entier les derniers coureurs. Quatre-vingt mille spectateurs se lèvent alors en criant, d’un seul mouvement, car Émile leur donne un spectacle qu’ils n’avaient jamais vu : ayant déjà pris ce tour à tous ses adversaires, il entreprend maintenant de les dépasser à nouveau l’un après l’autre et, à mesure qu’eux accusent le coup et ralentissent, lui accélère encore de plus en plus. Bouche bée ou hurlante, éberlué par la performance autant que par cette manière de courir impossible, le public du stade n’en peut plus. Debout comme les autres, Larry Snider lui-même est effaré par ce style impur. Ce n’est pas normal, juge-t-il, ce n’est absolument pas normal. Ce type fait tout ce qu’il ne faut pas faire et il gagne.
Poings fermés, roulant chaotiquement le torse, Émile fait aussi n’importe quoi de ses bras. Or tout le monde vous dira qu’on court avec les bras. Pour mieux propulser son corps, on doit utiliser ses membres supérieurs pour alléger les jambes de son propre poids : dans les épreuves de distance, le minimum de mouvements de la tête et des bras produit un meilleur rendement. Pourtant Émile fait tout le contraire, il paraît courir sans se soucier de ses bras dont l’impulsion convulsive part de trop haut et qui décrivent de curieux déplacements, parfois levés ou rejetés en arrière, ballants ou abandonnés dans une absurde gesticulation, et ses épaules aussi gigotent, ses coudes eux aussi levés exagérément haut comme s’il portait une charge trop lourde. Il donne en course l’apparence d’un boxeur en train de lutter contre son ombre et tout son corps semble être ainsi une mécanique détraquée, disloquée, douloureuse, sauf l’harmonie de ses jambes qui mordent et mâchent la piste avec voracité. Bref il ne fait rien comme les autres, qui pensent parfois qu’il fait n’importe quoi.
Un jour on calculera que, rien qu’en s’entraînant, Émile aura couru trois fois le tour de la Terre. Faire marcher la machine, l’améliorer sans cesse et lui extorquer des résultats, il n’y a que ça qui compte et sans doute est-ce pour ça que, franchement, il n’est pas beau à voir. C’est qu’il se fout de tout le reste. Cette machine est un moteur exceptionnel sur lequel on aurait négligé de monter une carrosserie. Son style n’a pas atteint ni n’atteindra peut-être jamais la perfection, mais Émile sait qu’il n’a pas le temps de s’en occuper : ce seraient trop d’heures perdues au détriment de son endurance et de l’accroissement de ses forces. Donc même si ce n’est pas très joli, il se contente de courir comme ça lui convient le mieux, comme ça le fatigue le moins, c’est tout.
En attendant, il est devenu l’homme à abattre, la référence absolue, l’étalon-or de la course de fond. On peut même se demander, s’interrogent gravement les chroniqueurs, s’il ne commet pas une grosse erreur psychologique en battant les records du monde à une cadence inlassable. Car enfin, maugréent-ils, il va bien arriver un jour où l’étonnement fera place à la curiosité polie, puis la curiosité à l’indifférence et, le jour où l’extraordinaire deviendra quotidien, il ne sera plus extraordinaire du tout. On ne recommencera de s’étonner que lorsque Émile perdra.
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Bonjour, j'ai découvert Jean Echenoz avec ce roman et je m'étais régalée. J'adore l'écriture d'Echenoz. Depuis, j'en ai lu 6 autres dont Des éclairs et Vie de Gérard Fulmard. Bonne journée.
RépondreSupprimerBonjour Dasola. Celui-ci est mon préféré à ce jour, mais j'en ai lu moins que toi. A bientôt.
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