jeudi 12 septembre 2024

[Martinez, Carole] Dors ton sommeil de brute

 


 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Dors ton sommeil de brute

Auteur : Carole MARTINEZ

Parution : 2024 (Gallimard)

Pages : 400

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

« Un long hurlement, celui d’une foule d’enfants, secoue la planète. Dans les villes, le Cri passe à travers les murs, se faufile dans les canalisations, jaillit sous les planchers, court dans les couloirs des tours où les familles dorment les unes au-dessus des autres, le Cri se répand dans les rues. »

Un rêve collectif court à la vitesse de la rotation terrestre. Il touche tous les enfants du monde à mesure que la nuit avance. Les nuits de la planète seront désormais marquées par l’apparition de désordres nouveaux, comme si les esprits de la nature tentaient de communiquer avec l’humanité à travers les songes des enfants. Eva a fui son mari et s’est coupée du monde. Dans l’espace sauvage où elle s’est réfugiée avec sa fille Lucie, elle est déterminée à se battre contre ce qui menace son enfant durant son sommeil sur une Terre qui semble basculer. Comment lutter contre la nuit et les cauchemars d’une fillette ?

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :  

Carole Martinez déploie dans ce cinquième roman un univers merveilleux qui n’appartient qu’à elle. Elle est l’autrice des romans Le cœur cousu, qui a reçu seize prix littéraires, et Du domaine des Murmures, prix Goncourt des lycéens 2011.

 

 

Avis :

Pour protéger sa fille Lucie de son mari violent, Eva a choisi pour refuge secret une maison totalement coupée du monde, nichée au plus creux des marais camarguais. Leur voisin le plus proche, Serge, mène lui aussi une vie retirée, sa solitude seulement rompue par l’écoute en continu de la radio. Le trio vient à peine de faire connaissance que commence à travers la planète une série d’étranges et bientôt calamiteux phénomènes, un cycle de rêves collectifs touchant tous les enfants de la Terre à mesure de l’avancement des fuseaux horaires et qui, semblant singer les dix plaies d’Egypte, s’avère le moyen qu’a trouvé la nature en colère pour communiquer avec l’humanité et lui faire comprendre qu’elle court à sa perte.

« Je » pour Eva, « tu » pour Serge habitué à soliloquer, « il » pour le père rendu fou furieux par la fuite de sa femme avec leur fille, « nous » pour le collectif des enfants et enfin un texte en italique pour la radio : ce sont cinq fils narratifs qui, entrecroisant les points de vue dissociés d’acteurs convergeant pourtant tous vers le même sombre destin planétaire, forment avec audace et originalité la trame de ce roman, comme les précédents de l’auteur un conte plein d’imagination et de poésie, qui, entre songe et réalité, use du réalisme magique pour évoquer symboliquement, d’un côté, l’inconséquence et la violence des hommes à l’égard de leur environnement aussi bien que des plus faibles, de l’autre, le désabusement et la colère des esprits de la nature. Plus question pour ces derniers, en référence à un vers de Baudelaire, de laisser ces diables d’hommes dormir leur sommeil de brutes : il n’est que temps de les rappeler, par quelque cruelle leçon, à la conscience de leur vulnérabilité, pour les contraindre à réagir avant qu’il ne soit trop tard.

Plus déconcertant et d’une beauté de langue moins saisissante que l’envoûtant La terre qui penche, ce nouvel ouvrage de Carole Martinez n’en finit pas moins, le temps pour le lecteur de s’abandonner à sa fantaisie surnaturelle, par imposer le charme d’une narration définitivement addictive, à la fois poétique, effrayante et cruelle, et comme traditionnellement les contes, porteuse d’un sens allégorique. Tandis que les nouvelles craintes apocalyptiques contemporaines y ravivent les grandes peurs ancestrales et leurs échos bibliques, le roman semble d’une certaine façon tremper ses lignes dans le courant très actuel du nouvel animisme, quand, après avoir longtemps méprisé les lois du vivant si centrales dans d’autres cultures pour lui préférer le modernisme occidental, l’homme se retrouve à devoir remiser son hubris pour reconsidérer ses liens avec la nature. Abordant tous ces thèmes sous l’angle du rêve chamanique, l’auteur ouvre les portes de l’enfance pour, à travers Julia et ses efforts de reprise de contrôle sur ses songes, une représentation des plus originales, rehaussée par l’écrin de nature sauvage de la Camargue, de la ligne de crête où l’humanité vacille aujourd’hui, consciente que la bascule sera bientôt irrémédiable.

Fabuleusement onirique, ce dernier ouvrage s’inscrit pleinement dans la veine de ces contes imagés et flamboyants dont Carole Martinez a le secret et qui, pour vous désarçonner possiblement, ne vous en charment pas moins de leur magie poétique et addictive. (4/5)

 

 

Citations :

Ce qui arrive à l’humanité nous touche tous, aussi séparés que nous puissions être du reste du monde, nous sommes un morceau d’humanité et tout ce qui la secoue nous secoue.


— Les dieux sont cruels.
— À l’image des hommes.
— Et de la nature.
— Pas certain. Peut-on être cruel sans avoir conscience de sa cruauté ?


Papa m’a dit que nous vivons sur un ancien champ de bataille. Des soldats se sont entre-tués ici. Le paysage était un immense charnier, hommes et bêtes mêlés, des Anglais, des Français, du vivant démembré, le sol était jonché de pauvres gars et de chevaux crevés. Papa m’a raconté que tout le monde s’était servi alors, qu’on avait pris les habits, les bagues et les dents et que, bien plus tard, les Anglais étaient venus ramasser les os dans les fosses pour en faire de l’engrais. Mon père me l’a dit : la Terre se nourrit de la guerre, comme les puissants, elle survit à tout, elle se fiche bien de nous. Elle créera autre chose, quand nous ne serons plus. Elle a le temps.


En Occident, depuis l’avènement de la psychanalyse, le rêve est un moyen d’entrer en relation avec notre inconscient, la matière de l’intime, celle de nos profondeurs. Nous imaginons que nos rêves ne racontent qu’une histoire individuelle, qu’ils sont une clef pour se comprendre soi-même. Mais, dans d’autres cultures, le rêve s’ouvre sur une dimension qui ne touche pas à l’intime, il est une porte sur le monde-autre, il raconte une histoire collective et peut induire des événements dans la réalité.


Elle te parle de son village au Maroc, de cette vieille femme, une chouwafa, qui lisait dans les rêves, comprenait leurs messages, calmait les cauchemars, mais ce savoir s’est perdu depuis qu’elle s’est éteinte. Beaucoup de connaissances anciennes ont été oubliées, c’est dommage ! Le progrès a enterré les plus lumineuses, ne restent souvent que les peurs sombres, tout ce qui peut servir de levier au pouvoir quel qu’il soit.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

mardi 10 septembre 2024

[Van der Linden, Sophie] Artique solaire

 





Coup de coeur 💓

 

Titre : Arctique solaire

Auteur : Sophie VAN DER LINDEN

Parution :  2024 (Denoël)

Pages : 128

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

« J’ai peint tête en l’air, le regard fixé sur ces déploiements, et vécu une apothéose quand les roses et les mauves ont fait leur entrée en scène. Mes gestes à l’unisson de ce déluge chromatique. Zébras, taches, morsures, les couleurs pures et la lumière en lutte. »
Comme tous les hivers depuis trente ans, Anna part seule plusieurs semaines peindre les paysages des îles Lofoten, capter leurs subtiles variations de lumières. Cette épouse d’un célèbre architecte se soustrait chaque année à la bonne société suédoise pour répondre à l’impérieux appel de ces terres arctiques. L’âge venant, elle espère réaliser le tableau exceptionnel qui lui vaudra enfin la reconnaissance de ses pairs.
Inspirée par l’œuvre d’Anna Boberg (1864-1935), Sophie Van der Linden se glisse dans son intériorité, sonde ses attentes et ses ambitions, ravive ses souvenirs. D’une plume impressionniste, elle évoque le geste créatif et la quête artistique d’une femme d’exception.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Née à Paris en 1973, Sophie Van der Linden vit à Conflans- Sainte-Honorine. Elle a signé ou dirigé chez divers éditeurs des ouvrages dans le domaine de la critique en littérature pour la jeunesse, notamment Claude Ponti (Être, 2000), Lire l’album (L’Atelier du poisson soluble, 2006), Album[s] (Actes Sud jeunesse, coll. « Encore une fois », 2013), Tout sur la littérature jeunesse (Gallimard Jeunesse, 2021). Elle a également publié quatre romans : La Fabrique du monde (Buchet-Chastel, 2013 ; Folio, 2014 ; prix Palissy, prix du Livre pourpre, prix Jeune Mousquetaire, prix littéraire de La Passerelle, prix de la librairie L’Esprit large), L’Incertitude de l’aube (Buchet-Chastel, 2014), De terre et de mer (Buchet-Chastel, 2016 ; Folio, 2019) et Après Constantinople (Gallimard, coll. « Sygne », 2019).

 

 

Avis :

Arctique solaire est le fruit d’une rencontre, au travers d’un tableau, Fjäll – studie från Nordlandet (Montagnes - étude du pays du Nord), exposé au musée d’art moderne de Stockholm. Aimantée par l’oeuvre en même temps qu’intriguée par les éléments biographiques repris dans son cartouche de présentation, Sophie Van der Linden a aussitôt décidé d’écrire sur l’artiste suédoise Anna Boberg, non pas une biographie, mais une œuvre romanesque habitée par la personnalité et par la passion créatrice de cette femme étonnante.  

Issue de la haute bourgeoisie suédoise et épouse du grand architecte Ferdinand Boberg, Anna est au début du XXe siècle créatrice d’art décoratif. Lui bâtit, elle décore. Comme elle raffole des îles Lofoten, un archipel en mer de Norvège, au nord du cercle polaire, il lui a construit une cabane où elle vient chaque hiver, la plupart du temps seule, peindre à satiété les subtiles variations de la lumière autour des montagnes et des fjords pris par la neige et la glace, parfois sous la gloire d’imprévisibles et spectaculaires aurores boréales. Bravant les conditions glaciales dans ses peaux de phoque, la très convenable et respectable Suédoise se mue ainsi trente-trois hivers de suite, et jusqu’à celui qui précède sa mort en 1935, en ermite sauvagement dépenaillée, tout entière à la capture des « vibrantes oscillations chromatiques » qui la mettent au défi de parvenir à « peindre du blanc qui ne soit pas l’absence, peindre une lumière qui ne soit pas matière ».  

Sans formation à la peinture et donc sans armes face « aux couleurs, aux variations, à la matière brute » qui font l’unicité des Lofoten, c’est loin de tout académisme, dans un incertain mais inventif travail de recherche, qu’Anna se collette aussi bien avec les éléments et les intempéries qu’avec l’évanescence de paysages échappant à leur capture picturale. Son obsession créatrice répond à « un appel tenace », « celui du sens profond qu[‘elle a] trouvé dans la peinture de ce territoire indocile », et dont l’urgence la pousse à tout quitter, mari, amour, confort, le temps d’un assouvissement saisonnier. Elle travaille dehors, dans un froid et des conditions dantesques, attaquant ses esquisses directement à la peinture, les rehaussant ensuite parfois de tracés au fusain en une technique singulière et inédite où se mêlent des influences impressionnistes.  

Est-ce en raison de l’époque qui n’admet les femmes dans les salons de peinture qu’avec « de mignonnes et inoffensives compositions florales » et certainement pas « avec des paysages abrupts qui supposent qu’on se soit confronté, harnaché de peaux d’animaux, à leur nature hostile » ? Mieux accueillie à Paris et à Rome qu’à Stockholm où elle demeure plus controversée, elle acquiert de son vivant une certaine notoriété avant de disparaître sans postérité, contrairement à son mari aux œuvres monumentales toujours très en vue en Suède. Ecrit à la première personne et adressé au cher et tendre Ferdinand, le récit se fait l’écho d’une détermination hors norme pour espérer exister en tant qu’artiste à part entière, et non dans la seule ombre d’un mari attirant toute la lumière. Fallait-il donc l’aimer, ce « geste de peindre non pas un paysage mais dans ce paysage, dans un territoire vierge de représentation [à] constamment inventer dans des efforts démesurés », pour préférer rester sans enfant et se transformer en ermite de l’Arctique plusieurs mois par an ? Fallait-il donc aussi qu’il comble un puissant manque, de beauté, de liberté et d’accomplissement, pour exalter une telle passion artistique ?

Bref et intense, le récit qui, tout en nous imprégnant de l’âpre splendeur et des lumières changeantes des paysages arctiques, nous fait partager les réminiscences, les doutes et les émerveillements de l’artiste septuagénaire lors de ce qu’elle ignore encore son dernier séjour aux Lofoten, dessine une très crédible incarnation romanesque, partagée entre art et amour, de cette femme peintre oubliée. Une très belle occasion de lui rendre justice en découvrant son œuvre, si singulière et fascinante. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

L’image des peupliers dans le vent de Monet, longuement admirés à la National Gallery, se superpose à cette vue des arbres sombres, se balançant mollement, au dehors du train. La mort du vieil artiste, survenue au moment de notre déménagement à Paris, m’a durablement attristée. Ses toiles m’avaient autant appris à regarder qu’à peindre. Souvent, comme ce soir, il arrive qu’un paysage se révèle à moi dans sa dimension purement plastique. Ce peut être des reflets sur une pièce d’eau, un champ de fleurs, la vapeur du train arrivé en gare, la neige dans la lumière bleue du matin, ou celle, rose, du soir, brouillard diffus en pleine ville. Je les vois soudain exactement comme ils seraient, ou pourraient être, sur l’une des toiles du maître. Ce faisant, je n’observe plus ces paysages réels comme je les aurais regardés sans avoir connu au préalable sa peinture. Les aurais-je d’ailleurs même regardés ? Je les vois désormais avec l’œil de qui a déjà vu ces toiles-là. La peinture change mon regard et mon regard change le réel qui m’entoure. Sans la fréquentation des œuvres, la vision de ce qui s’offre à moi serait différente. Plus pauvre, peut-être.
 

Après l’avoir tant déploré, après avoir, de son vivant, maudit mon père de m’empêcher de suivre des cours de peinture, je me suis rendu compte que c’était une chance de n’avoir jamais appris. J’aurais, sinon, une idée terriblement précise des tableaux que j’envisage, du cheminement technique pour les achever. Les paysages des Lofoten ne m’auraient certainement pas résisté comme ils continuent de le faire tant d’années après mon premier voyage en solitaire. Or, c’est dans cette résistance même que s’accomplit mon travail de création, toujours en recherche, toujours incertain.
 

Des couleurs et une montagne majestueuse, ma vocation de peintre de paysages est née là, dans les palais de l’Alhambra couvés par les sommets de la Sierra Nevada. Pourtant, je ne peignis plus avant longtemps. Avant d’arriver aux Lofoten, à la vérité. De tomber en arrêt devant ces sommets impressionnants malgré leur faible altitude, à portée de regard, tachetés de plaques de neiges éternelles même en été, éclairés en continu par un soleil qui tourne en ellipse au-dessus et révèle la complexité de leurs reliefs, de leurs faces cachées, tout le long du jour sans fin. Mon si bref usage de l’aquarelle ne m’avait certainement pas préparée à me confronter aux couleurs, aux variations, à la matière brute que je trouvai ici. Je dus tout reprendre de cet acharnement.
 

Et le dessin, contrairement à toi, n’est pas mon mode d’expression. Je le vois plutôt comme une nécessité, celle du trait, du report sur le papier d’un schéma du réel qui n’a aucun lien avec le geste pictural. Pour beaucoup, d’ailleurs, il devance la peinture, la prépare. Le croquis comme ébauche. L’esquisse d’une œuvre n’en est pas une à part entière. Pour toi, c’est un art en soi, précis. Et, je le devine, le plus court chemin entre ton cerveau et le papier.
 

Lors de mes séjours aux Lofoten, je reprends possession de mon identité profonde. J’existe intensément dans cet acharnement du geste de peindre non pas un paysage mais dans ce paysage, dans un territoire vierge de représentation, qu’il me faut constamment inventer, dans les efforts démesurés que commande l’étendue même de mes insuffisances techniques.
 

Il faut que je tienne. Que je ne me laisse pas attendrir par le manque de toi. Que j’aille au bout du temps que je me suis donné. Pour accomplir ce pour quoi je me suis rendue si tôt ici, ce pour quoi je sacrifie du temps que je pourrais passer en ta compagnie ou occuper à nos projets communs. Accomplir ce qui finalement tient en quelques mots : peindre du blanc qui ne soit pas l’absence, peindre une lumière qui ne soit pas matière. Peindre.
 
 
Introduction, je commence par poser la montagne, précise, bruns des roches, neiges accrochées à l’obscurité, pentes offertes à une lumière supposée vive, blanche, mais très légèrement teintée de vert. L’eau du fjord ensuite, dominée par le brun-vert, mais comme éclairée par en-dessous de turquoises. Alors, l’ensemble se structure, monte en puissance, et l’immensité de la toile est emplie du ciel bleu. Lézardé, à la verticale, de traînées vertes, jaunes, mauves, pourpres par endroits. Et – paroxysme – le blanc puissant éclate presque au centre, comme s’il crevait la toile pour se faire une place dans la matière. Il se répand un peu dans des verts qui tombent en flèche, donne des bleus rompus dans l’écran nocturne, il est la pièce maîtresse de ma composition. Je souffle.  J’ai réussi, je crois.


Voilà donc ce qui m’accapare. La couleur et la matière quand je suis au-dedans, le blanc et la lumière quand je me trouve au dehors. Je ne parcours plus de grands trajets. Dans les salons de Stockholm ou de Paris, on me dit – on me moque – grande aventurière, du fait de mes séjours solitaires en zone arctique. Peu soupçonnent à quel point je suis devenue casanière et n’évolue que dans un périmètre restreint. La neige autour de la cabane pourrait presque me suffire, du moment qu’elle reçoit les rayons solaires. Je m’aveugle à scruter les pentes enneigées, les variations dues à leur exposition, au parcours de l’astre. Et aussitôt après, je pense que je dois me détacher de l’observation stricte, travailler sur la sensation, sur l’impression produite. Alors je retourne à l’intérieur et je travaille encore.


Je vais chaque jour à la pointe de Helle face au relief, je prends place, relève ce que je vois. Mais ce que je ressens est bien plus qu’une perception visuelle. C’est un tout, dans lequel la sensation du vent, de l’air, prime. Je dois me faire aveugle. Mer, vent, montagne. Les trois grands éléments. Soupir, murmure, silence. Comment les rendre dans un tableau ? Montrer le silence. Pas le calme, le tranquille. Non : le silence. Celui d’ici. Sec et immense. Total. Le silence d’hiver.


J’ai, surtout, observé le Store Molla sous ses vibrantes oscillations chromatiques. Il n’est pas question de ne fixer qu’un instant, le meilleur, même si on peut repérer chaque jour un point de consécration de ces variations. Lorsque le rose culmine, ou lorsque le bleu et le rouge s’enlacent. Mais je ne cherche pas l’instantané. Je cherche plutôt à rendre la puissance de ces journées magnétiques.


Le tableau se découpe donc dans sa grande largeur en trois bandes. À un bout de la chaîne montagneuse, on jurerait que c’est l’aube. À l’autre, le crépuscule. Et pourtant, rien ne les distingue réellement. Ciel, mer, montagne. Les pentes blanches des sommets semblent toutes tournées vers le soleil, en recueillent les rayons dorés. Je veux faire ressentir la charge de l’atmosphère, la matérialité pourtant invisible de ces lumières arctiques. Leur vibrante instabilité. Je voudrais que le spectateur ait comme moi le sentiment de se fondre dans ce paysage polaire.


 

dimanche 8 septembre 2024

[Ullmann, Linn] Fille, 1983

 


 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Fille, 1983 (Jente, 1983)

Auteur : Linn ULLMANN

Traduction : Jean-Baptiste COURSAUD

Parution : 2021 en norvégien,
                  2024 en français
                  (Christian Bourgois)

Pages : 288

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

En 1983, à seize ans, Linn Ullmann passe une nuit à Paris qui la changera à jamais.
Près de quarante ans plus tard, elle tente de comprendre la jeune fille qu’elle a été. Des souvenirs obsédants la ramènent à cette adolescente en rébellion contre sa vie, ses parents célèbres, son lycée à New York où elle réside avec sa mère. Et puis cette folle décision de prendre un avion pour Paris, seule, parce qu’un célèbre photographe croisé dans un ascenseur la réclame pour un shooting de mode. Perdue dans une capitale qu’elle ne connaît pas, elle erre dans les rues, avant d’être livrée aux mains d’un homme de trente ans son aîné. Un récit bouleversant d’une rare franchise, qui est aussi une réflexion sur le pouvoir et l’impuissance, le désir et la honte, la beauté et l’oubli.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Journaliste et critique littéraire de formation, Linn Ullmann est aujourd’hui l’une des principales autrices scandinaves. Elle a publié sept romans et reçu de nombreuses récompenses, dont le prix Amalie Skram, le prix Dobloug et le prix Aschehoug. Linn Ullmann vit à Oslo avec sa famille.

 

Avis :

L’année de ses seize ans en 1983, bravant la réprobation de ses parents – l’actrice Liv Ullmann et le cinéaste Ingmar Bergman –, l’auteur rejoint à Paris le photographe de Vogue qui, l’ayant croisée dans un ascenseur new-yorkais, lui a aussitôt promis, du haut de sa célébrité et de ses trente ans de plus, de la propulser top modèle. La nuit de son arrivée, seule et perdue après avoir égaré l’adresse de son hôtel, l’adolescente se retrouve illico dans le lit de cet homme. Désormais âgée de cinquante-sept ans et depuis des années la proie d’épisodes dépressifs, elle s’efforce, dans une narration à petits pas prudents tournant en cercles de plus en plus serrés autour de l’écharde de son souvenir, de revenir au plus près de l’impact qui n’en finit pas de propager dans sa vie son onde honteuse et sournoise.

« Tout ce sur quoi j’écris au fil de ces pages, ce qui s’est déroulé avant et après la photo qu’a prise de moi A, se compose principalement d’oubli, de la même manière que le corps se compose principalement d’eau. Ce dont je ne me souviens pas, qui ne jaillit que sous la forme de rêves, de pressentiments ou de douleurs, ne peut pas être écrit, même s’il doit pourtant l’être. »
 
 
Il doit l’être, parce que, si A a sans doute tout oublié de ce qui ne fut pour lui qu’un acte sans conséquence, aussi banal que de se sustenter quand on a faim, cette nuit parisienne que l’auteur refoule dans sa mémoire, autrefois avec une rage décuplée par la honte, aujourd’hui dans la conscience angoissée des ravages que cet enfouissement perpétue dans sa vie, est un trou noir, une zone blanche, qui ne cesse de siphonner son être. Jusqu’ici jamais formalisé par écrit, ce qui lui est arrivé la hante de ses fantômes d’autant plus invasifs et pernicieux que justement laissés à vagabonder dans son inconscient. Un temps tombée dans l’alcool, sapée par les récidives de la dépression et de ce qui évoque un trouble de dépersonnalisation trahissant la profondeur du traumatisme, sa vie est un disque secrètement rayé qui tourne dans le vide de l’angoisse et du doute creusé entre non-dit, déni et sentiment d’irréalité. 

« Peut-être vaudrait-il mieux, pour votre bien, que vous n’écriviez pas en ce moment où vous allez si mal », lui a dit une psychologue, la renvoyant insupportablement au rang de « toutes [c]es femmes enfermées, aliénées, déprimées, effrayées au fil des siècles à qui on a prescrit une cure de non-expression, de non-écriture, de non-divulgation-de-la-fureur-et-du-désespoir. » Etape essentielle dans un cheminement post-traumatique entravé par le silence, le livre fait en vérité penser aux tentatives d’un oiseau englué pour reprendre son vol, aux efforts d’un animal qui, pris dans les phares d’une voiture, lutte contre l’éblouissement qui le paralyse. Linn Ullmann n’écrit pas par colère, ni pour demander des comptes, mais pour tenter, en une exploration presque clinique - toujours marquée par le doute et l’incertitude - des faits, de ses ressentis et réactions, enfin des impacts psychologiques qui la meurtrissent, de recomposer une vie et une personnalité réduites en miettes.

Aussi bouleversant qu’édifiant, ce récit à tâtons, fragmenté et noyé d’indécision, est un témoignage fort, profondément sincère et tout à fait impressionnant. De l’ambiguïté floutant aisément les notions d’emprise et de consentement aux infinis retentissements du traumatisme refoulé : après cette lecture, nul ne pourra plus dire qu’il ne se doutait pas et, comme A, hausser les épaules en traitant sa victime de « pleurnicheuse de merde ». (4/5)

 

Citations :

 Je n’éprouve plus cette fureur contre la fille âgée de seize ans et baptisée Karin, et tant pis si personne ne l’appelait et ne l’appelle plus par ce prénom ; je n’éprouve plus cette honte envers elle, cette frénésie à la biffer, à l’oublier, à feindre qu’elle n’existait pas. Qu’elle existe. Et pourtant : le fait que nul ne se souvienne de ce qui m’est arrivé, que rien n’ait été écrit à ce sujet, me pousse à douter de la véracité de ce que j’ai vécu, j’en viens à douter que ça m’est effectivement arrivé, ou plutôt, je sais que ça m’est arrivé – Ce que tu peux être cruche comme gamine, t’as rien à faire ici –, mais je doute de la validité de ce que j’ai vécu, je doute de l’intérêt à le révéler. Et en même temps : si je n’écris pas à ce sujet, sous prétexte que je doute, sous prétexte que le doute engendre l’angoisse, sous prétexte que je fais n’importe quoi ou presque pour ne surtout pas être saisie par l’angoisse, sous prétexte que le doute et l’angoisse me transportent dans ce même état d’impuissance qui était le mien quand j’avais seize ans, dès lors j’oublie que, comme Annie Ernaux l’écrit, « les choses me sont arrivées pour que j’en rende compte ». 
 

En écrivant ce qui m’est arrivé, en racontant l’histoire de la manière la plus véridique possible, je m’efforce de les rassembler dans un seul corps : la femme de 2021 et la fille de 1983. Je ne sais pas si c’est possible.
 

Peut-être vaudrait-il mieux, pour votre bien, que vous n’écriviez pas en ce moment où vous allez si mal, m’a dit ma psychologue, la première, une femme dans la cinquantaine. J’ai pensé à toutes les femmes enfermées, aliénées, déprimées, effrayées au fil des siècles à qui on a prescrit une cure de non-expression, de non-écriture, de non-divulgation-de-la-fureur-et-du-désespoir.
 

C’était comme de l’eau, mare après mare après mare, informe. Ce qui s’est passé avant, et ce qui s’est passé après, puis encore après. Je n’en suis pas certaine.


 

vendredi 6 septembre 2024

[Jabois, Manuel] Miss Mars

 




 J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Miss Mars (Miss Marte)

Auteur : Manuel JABOIS

Traduction : Charlotte LEMOINE

Parution : en espagnol en 2021
                  en français (Gallimard) en 2024

Pages : 224

 

 


 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

On l’appelait « Miss Mars » car personne ne savait d’où venait Mai Lavinia, ni pourquoi elle s’était installée avec sa fille Yulia à Xaxebe. Ce dont on est sûr, c’est que dans cette station balnéaire de la Côte de la Mort, en Galice, l’été ne faisait que commencer. Mai fut rapidement adoptée par le groupe de jeunes qui se donnaient rendez-vous tous les après-midi sur la plage. Parmi eux, Santiago Galvache, « Santi », le fils aîné de l’un des notables du village.
Selon les témoins, le coup de foudre fut immédiat, évident, et ses e ets furent ravageurs. Aussitôt, les pires rumeurs se mirent à circuler sur le passé de Mai et sur ses intentions. Contre vents et marées, les amoureux ne tardèrent cependant pas à se marier. Or, le jour de la cérémonie, Yulia disparut, pour ne jamais être retrouvée.
Vingt-cinq ans plus tard, la journaliste Berta Soneira décide de mener une nouvelle enquête pour résoudre le mystère de cette disparition — une tragédie qui marqua la Galice et l’Espagne tout entière. Elle découvrira une vérité inattendue, faisant place aux fantasmes des uns et des autres, mais aussi à la promesse de bonheur d’un amour d’été, lumineux et adolescent.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Manuel Jabois est né à Sanxenxo (Galice) en 1978. Il a commencé sa carrière dans le journalisme au Diario de Pontevedra, puis s’est installé à Madrid et est devenu rédacteur pour El País. Miss Mars est son premier roman publié en français.

 

Avis : 

Petite commune de la Costa da Morte en Galice, Xaxebe est « l’endroit d’Europe où le soleil se couche en dernier, l’ultime point du continent qui demeure éclairé. » C’est là aussi que « plus de bateaux ont sombré que sur toutes les côtes d’Espagne réunies », « les cadavres d’infortunés pêcheurs si fréquemment rejetés sur la rive que les journaux locaux relatent l’événement sans le commenter ou presque ». Mais, pour Mai Lavinia, débarquée ici de nulle part en 1993 avec pour seuls bagages son silence sur son passé et Yulia, sa toute petite fille de deux ans, Xaxebe aura au final surtout été, comme souvent les villages, un lieu doté de « cette faculté de produire une atmosphère dans laquelle personne, excepté celui qui y vit, ne parvient à respirer. »

« Aura été »
, parce que cela fait maintenant vingt-cinq ans, soit trois années à peine après son apparition à Xaxebe, que Mai s’y est suicidée, sa mémoire continuant « à habiter les gens de l’intérieur comme un ver solitaire, dévorant tout ». Vite devenue la figure de proue, belle et fantasque, de la bande de jeunes du village, la juvénile mère de dix-sept ans n’avait pas tardé à épouser l’un d’entre eux, Santi, le fils d’un notable, tombé sous le charme. Le jour-même de la noce, sans que l’on en retrouvât jamais la moindre trace, l’enfant Yulia disparaissait, vraisemblablement kidnappée, plongeant Mai dans un désespoir auquel elle ne devait survivre qu’une poignée de saisons, et laissant le pays tout entier en proie aux plus folles conjectures. 

Cette affaire demeurée un mystère, serait-il possible de l’élucider un quart de siècle plus tard ? Une journaliste a en tout cas décidé de lui consacrer un documentaire et débarque à son tour à Xaxebe, flanquée, dans le rôle de fixeur, d’un protagoniste de l’époque, Nico, par ailleurs notre narrateur, très vite aussi troublé par l’exhumation de ses souvenirs que ses anciens amis interviewés. C’est que, s’assemblant peu à peu au travers des filtres du temps et des subjectivités et révélant à quel point chacun était toujours resté discret sur ses propres bribes de vérité en préférant laisser enfler les rumeurs, les pièces du puzzle commencent à recomposer une histoire qui, avec tous ses flous, parle autant d’une femme dont l’aura et le mystère ont suscité tous les fantasmes que des inerties et renonciations d’un village et de sa jeunesse d'alors, désormais rattrapés par une nostalgie teintée de mauvaise conscience.

Nimbée d’un vrai suspense mais non exempte d’un certain degré d’improbabilité, notamment en ce qui concerne la surprise finale, cette histoire trouve son plus grand intérêt, non pas tant dans le cold case et sa résolution, que dans l’atmosphère d’un village troublé dans sa terne routine par l’irruption aussi attirante que dérangeante d’un personnage hors norme. Insaisissable et secrète, Mai a, dans ce lieu endormi, le charme de l’inconnu et du mystère, très proche du trouble de l’interdit. Et puis, il y a en ces pages le parfum de plus en plus obsédant de la nostalgie, la conscience d’un temps écoulé oblitérant la mémoire et rendant peut-être illusoire la recherche d’une vérité devenue caléidoscopique, aussi diverse et mouvante que les souvenirs subjectifs des uns et des autres. C’est cette réflexion, à la fois sur les perceptions individuelles d’une même réalité, puis sur le travail tout aussi déformant de la mémoire, qui rend si captivant ce roman par ailleurs enraciné dans une Galice au temps solaire fort symboliquement décalé par rapport au reste du continent européen.

Un livre au charme triste et étrange, sur nos subjectivités et le travail de corrosion du temps sur la mémoire, que l’on parcourt suspendu au fil fragile de son mystère. (4/5)
 

 

Citations : 

J’ai conservé les journaux de l’époque. Et les gens gardent bien en mémoire tous les détails, inventés et réels, car ce fut le dernier mariage religieux célébré au village. Depuis lors, Dieu a continué à assister aux baptêmes et aux enterrements, mais Il n’a plus rien voulu savoir de l’amour.
 

— Certains vous diront du mal de Mai, a-t-il prévenu. Quand vous venez de l’extérieur, on vous renvoie toujours bêtement au fait que vous n’êtes pas d’ici. On ne savait rien de ses parents, ni de là d’où elle venait, et ce genre de chose, ça dérange. (…) Dans les villages, les familles sont une sorte de caution, vous savez vers qui vous tourner en cas de problème avec untel ou untel, ou à qui demander des comptes.
 

Un village, selon elle, « a cette faculté de produire une atmosphère dans laquelle personne, excepté celui qui y vit, ne parvient à respirer. »
 

J’aime bien avoir pas mal de prises, avec pas mal d’interviews, de documentation et de plans, sur deux ou trois heures, moins que ça, deux ou trois minutes, mais deux ou trois minutes-clés. Deux ou trois minutes, c’est à ça que se résume notre vie. Le truc, c’est que personne ne s’en rend compte, parce qu’il y a cette croyance selon laquelle vivre pleinement, c’est avoir beaucoup de choses qui t’arrivent, mais pour ma part je pense que vivre pleinement, c’est arriver à comprendre les choses qui t’arrivent. Et en général, on peut les compter sur les doigts d’une main, non ?


 

jeudi 5 septembre 2024

Bilan de mes lectures - Juillet - Août 2024

 

 

Coups de coeur :

 

BOTEZ Eugeniu : Europolis
BOUM Hemley : Le rêve du pêcheur
FAYE Gaël : Jacaranda 
JOHNSON Craig : Dark Horse
RIBEIRO Damien : Les routes
 



J'ai beaucoup aimé:

 
CAVALIER Philippe - Le parlement des instincts
CHANDERNAGOR Françoise : L'or des rivières
FOTTORINO Elsa : Parle tout bas
GROFF Lauren : Matrix 
LA ROCHEFOUCAULT Louis-Henri (de) : Les petits farceurs
SMITH Zadie : L'imposture






 

J'ai aimé :

BARTHE Christine : Ce que dit Lucie
COLLIN Philippe : Le barman du Ritz
DE LUCA Erri : Les règles du mikado
 

 

mercredi 4 septembre 2024

[Vida, Vendela] Dompter les vagues

 



 Coup de coeur 💓

 

Titre : Dompter les vagues
            (We Run the Tides)

Auteur : Vendela VIDA

Traduction : Marguerite CAPELLE

Parution : en anglais (Etats-Unis) en 2021
                  en français (Albin Michel)
                  en 2024

Pages : 304

 

 


 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Eulabee et ses trois amies, Maria Fabiola, Julia et Faith, vivent sur les hauteurs de Sea Cliff, quartier huppé de San Francisco. Elles en connaissent les moindres recoins, les plages secrètes et les personnages excentriques. Elles fréquentent le collège de Spragg, établissement privé réservé aux filles, et partagent une amitié comme seules des adolescentes peuvent en vivre.

Un matin, elles sont témoins d’une scène apparemment banale : un homme à bord d’une voiture leur demande l’heure. Eulabee regarde sa montre ; Maria Fabiola s’indigne d’un acte « choquant ». Qui dit vrai ? Si Julia et Faith acquiescent docilement à la version de Maria Fabiola, Eulabee la conteste, ce qui lui vaut d’être exclue de la bande. Quelques mois plus tard, Maria Fabiola disparaît, secouant la paisible communauté et menaçant de faire voler en éclats des vérités cachées.

Entre suspense et émotion, le nouveau roman de Vendela Vida aborde avec une finesse remarquable les mues de l’adolescence et la fin de l’innocence, à la manière de Jeffrey Eugenides dans Virgin Suicides ou de Joyce Carol Oates dans Confessions d’un gang de filles.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Figure de l’avant-garde intellectuelle et littéraire de la côte Ouest des États-Unis, Vendela Vida est éditrice du magazine The Believer, fondé avec son mari Dave Eggers. On lui doit déjà trois romans parus en français, Sans gravité et Soleil de minuit aux Éditions de l’Olivier ; Se souvenir des jours heureux chez Albin Michel, qui tous furent encensés par la presse.

 

Avis : 

Ancien épicentre du mouvement hippie et pas encore capitale de la high-tech, la San Francisco du milieu des années 1980 est au creux de la vague quand Eulabee la narratrice et ses amies Maria Fabiola, Julia et Faith, alors entre treize et quatorze ans, se retrouvent elles aussi dans ce ressac entre deux rivages qu’est l’adolescence. Jusqu’ici inséparable, le quatuor vit sa première dissension lorsque Maria Fabiola, devenue, à la faveur d’une puberté plus précoce, l’incarnation de tous les fantasmes à Spragg, la chic école privée pour filles de leur quartier huppé de Sea Cliff, se mue peu à peu en reine narcissique et affabulatrice. Pour avoir pris ses distances avec les mensonges de son amie, Eulabee fait les frais d’un ostracisme général au collège. C’est alors que la disparition de Maria Fabiola, « héritière d’un célèbre empire du sucre »,  fait croire à son enlèvement.

Autant portrait d’une ville que regard sur l‘adolescence, ce roman, aussi captivant que le polar qu’il n’est pas, possède un charme fou, tant la narration à hauteur d’adolescente, dans l’atmosphère tristement décadente d’un quartier passé de mode où se draper dans un prestige fané n’empêche pas toujours les adultes de se suicider, s’avère piquante et savoureuse, tandis que, vibrant du sarcasme né de la rage, elle aligne les ridicules du monde alentour. A l’âge où l’enfance se dessille et découvre les faiblesses des adultes, quelle n’est pas en plus la stupeur d'Eulabee de voir germer en son amie, depuis toujours comme un double d’elle-même, un nouvel être à la fois fascinant, traître et menteur, n’hésitant pas à l’éjecter de son monde pour mieux en devenir le centre.

Après la tourmente et le désastre de ces quelques mois d’adolescence, la narration saute directement et brièvement à 2019, le temps d’une rencontre de hasard entre une Eulabee et une Maria Fabiola parvenues à l’âge mûr, et comme si entre temps rien d’autre ne s’était passé qu’une invisible parenthèse. Ces quelques pages suffisent à nous laisser combler cette ellipse de l’évolution pathologique d’une Maria Fabiola cachant mal le vide intérieur révélé par sa mythomanie. Semblable au délicat passage entre les deux plages de Sea Cliff que seuls parviennent à négocier ceux respectant un chronométrage précis à marée basse, l’adolescence est une traversée que l’on n’effectue pas toujours sauf.

Un roman d’atmosphère subtil et addictif qui, faisant la part belle à une ville et à une époque que l’auteur connaît bien, joue des situations de transition, notamment adolescente, pour explorer le thème des fantasmes et du mensonge. Coup de coeur. (5/5)
 

 

Citation : 

Mes pieds font un bruit de galop en dégringolant les quatre-vingt-treize marches. La plage est déserte, par cette matinée lugubre. Une fois sur le sable, je me débarrasse précipitamment de mes chaussures et de mes chaussettes. Je cours vers le rivage et l’océan glacé me lèche les orteils. Sans avoir besoin de le toucher, je sens que mon visage est humide de brume, de larmes et de sueur. Je reste là, au seuil de l’océan, et je l’écoute prendre une inspiration sonore. Et puis il se retire, emportant toute mon enfance avec lui – les poupées de porcelaine, les chaussures à claquettes, les vieux billets de concert, tous les petits trophées, et cette longue, si longue balançoire.


 

lundi 2 septembre 2024

[McDaniel, Tiffany] Du côté sauvage

 



 J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Du côté sauvage
            (On the Savage Side)

Auteur : Tiffany McDANIEL

Traduction : François HAPPE

Parution : en anglais (Etats-Unis) en 2023
                  en français (Gallmeister) en 2024

Pages : 720

 

 


 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Arc et Daffy sont jumelles, nées à une minute d’intervalle. Unies par leurs indomptables chevelures rousses, les récits de leur grand-mère et une imagination fertile, les deux sœurs sont inséparables. Ensemble, elles fuient un quotidien sordide en plongeant dans un monde imaginaire. Pourtant, irrémédiablement engluées dans les ténèbres familiales, elles ne peuvent échapper aux fantômes qui les hantent. Devenue adulte, Arc lutte toujours avec ses souvenirs lorsqu’on découvre le corps d’une femme noyée dans la rivière. Bientôt, les cadavres s’accumulent. Alors que ses amies disparaissent autour d’elle, Arc se rend peu à peu à l’évidence : tenir la promesse qu’elle a faite à Daffy de les protéger des puissants remous du "côté sauvage" de l’existence s’avère impossible.

Le nouveau chef-d’œuvre élégiaque de Tiffany McDaniel est une ode à toutes celles qui ont disparu ou perdu un être cher, qui transcende par une plume virtuose et lumineuse.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

L'écriture de Tiffany McDaniel se nourrit des paysages de collines ondulantes et de forêts luxuriantes de la terre qu’elle connaît. Elle est également poète et plasticienne.
En 2002, elle a dix-sept ans et la découverte de secrets de famille déclenche son envie d’écrire. En 2003, elle achève une première version de Betty, qu’elle envoie à des agents littéraires. Mais c’est seulement en 2017 que le prestigieux éditeur américain Knopf, maison littéraire du groupe Penguin, s’intéresse au roman. Les droits de publication à l’étranger sont cédés dans plusieurs pays, dont la France et l’Angleterre. Betty paraît en 2020. Le livre est un immense succès et remporte de nombreux prix littéraires : Prix du Roman Fnac 2020, Prix America du meilleur roman étranger 2020, Roman étranger préféré des libraires du Palmarès Livres Hebdo 2020, Prix des libraires du Québec 2021, Prix Libr’à Nous 2021 du meilleur roman étranger, Prix 2022 du club des irrésistibles des bibliothèques de Montréal.

L'été où tout a fondu, écrit quelques années après Betty, trouvera un éditeur en moins d’un mois : il s’agit donc du premier roman publié de Tiffany McDaniel, même si c’est le 5e ou 6e dans l’ordre d’écriture.
Tiffany McDaniel a obtenu le titre de Chevalier de l'Ordre des Arts et des Lettres en juillet 2021.

 

Avis : 

En 2015 à Chillicothe dans l’Ohio, la disparition jamais élucidée de six femmes, toutes des prostituées junkies, dont quatre retrouvées mortes dans un cours d’eau, faisait courir la rumeur d’un tueur en série négligé par la police en raison du piètre statut des victimes. L’une d’elles ayant fréquenté la même école que Tiffany McDaniel, l’auteur leur rend hommage dans un roman entre ombre et lumière, aussi noir que somptueusement onirique.

Tout à leurs rêves d’enfants, les deux petites jumelles Arc et Daffy n’en sont pas moins confrontées à de bien dures réalités. Depuis qu’une overdose a emporté leur père, les « johns », autrement dit les michetons, seuls moyens pour leur mère et leur tante à la dérive de financer leur dépendance à l’héroïne, défilent à la maison, égarant parfois leur convoitise jusqu’aux fillettes. Leur grand-mère leur ayant appris à raccommoder le « côté sauvage » de l’existence comme l’on rentre les bouts de fils au revers d’une couverture au crochet, elles parviennent toutefois, à force de fantaisie et d’imagination, à retourner la vilaine face du monde pour en fantasmer une plus jolie version.

Elles conserveront cette habitude leur vie durant, bien après la mort de « mamie Milkweed », et même quand, désormais de jeunes femmes, la réalité sordide s’avérant de plus en plus difficile à conjurer, elles se seront elles aussi mises à chercher dans la drogue une nouvelle forme d’évasion. Comme leurs amies reines le temps d’un shoot mais bien vite rendues aux inextricables ténèbres de leur milieu d’origine, elles essaieront jusqu’au bout d’oublier la violence, la déchéance et la peur, surtout lorsque la rivière commencera à les voir flotter une par une dans ses eaux, mortes assassinées, sans que cela émeuve grand monde. De toute façon, Arc le sait depuis ses onze ans et son enfance abusée : « à qui pouvez-vous dénoncer les démons quand les démons sont ceux-là mêmes à qui vous allez les dénoncer ? »

D’un réalisme du noir le plus épais pour autant exempt de misérabilisme, ce roman social inspiré d’un sauvage fait divers s’illumine d’une langue tout en poésie, opposant à l’horrible crudité des faits une fantaisie enfantine pleine de fraîcheur, relayée par une sagesse merveilleusement imagée. Celle d’abord d’une grand-mère tâchant de préserver ses petites-filles avec le peu de moyens dont elle dispose, faite sienne ensuite par Arc la narratrice, d’autant plus touchante d’humanité et de dignité qu’elle n’a que cela comme bouclier face au déterminisme social et toutes les catastrophes qu’il lui réserve. Lorsque l’on naît au fond du trou, il est très difficile d’échapper aux pierres que la vie jette.

Après Betty et L’été où tout a fondu, Tiffany McDaniel tire de son Ohio natal une nouvelle tragédie sociale, reflet d’une réalité cruelle qu’elle investit avec plus de flamboyance que jamais. (4/5)
 

 

Citations : 

Ma mère a été une droguée presque toute ma vie, lui dis-je. Autrefois, je croyais qu’un jour elle se réveillerait et n’en serait plus une. J’ai essayé de l’aider de la seule manière que je pouvais imaginer en tant qu’enfant. Je prenais de petits objets. Une cuiller, une pince à linge, une capsule de bouteille. Je les mettais sur le bord de la table et je les poussais, prétendant que c’étaient les choses mauvaises de sa vie et que si elles pouvaient simplement tomber loin d’elle, tout irait mieux et elle cesserait de se détruire. Comme rien ne se passait, j’ai commencé à penser que c’était parce qu’elle ne m’aimait pas assez. Et je me suis mise à la détester. Mais plus je détestais ma mère, plus je me détestais moi-même. Ces choses-là sont liées, tu sais. Et même quand je suis dans une pièce remplie de gens, je suis toujours surprise de me sentir aussi seule, parce que la personne dont j’ai besoin n’est pas là. Une fille sans sa mère est une femme perdue en mer. C’est sa mère qui la sauve. Mais si la mère n’est pas là, la fille sera toujours perdue.


J’appelle la police tous les jours. Ils disent qu’elle est avec un dealer, ou un john, comme si elle méritait d’avoir disparu. Ils réagissent comme si je prenais trop de leur précieux temps. Comme si j’appelais à propos d’une chaussette perdue. Quelque chose qu’on peut remplacer aussi facilement que ça.


Les vies perdues en raison de la dépendance à la drogue ne sont pas toujours celles de ceux qui se droguent. Parfois, vous mourez parce que l’être que vous aimez est l’une de ces personnes dépendantes. 


Quelle que soit l’origine de la dépendance, la fin est généralement la même. Des sirènes qui hurlent dans la rue. Un corps, étendu tout près d’un autre. Des croix blanches au bord des grandes routes.

 

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