lundi 8 septembre 2025

[Forest, Philippe] Et personne ne sait

 



 

Coup de coeur 💓💓

 

Titre : Et personne ne sait

Auteur : Philippe FOREST

Parution : 2025 (Gallimard)

Pages : 128

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :       

Au milieu du siècle dernier, à New York, un jeune peintre désespère de sa vie et de son talent. Un soir de Noël, tandis que la neige tombe sur la ville, il fait la mystérieuse rencontre d’une enfant, étrangement seule au milieu du parc qui occupe le centre de la cité. Elle lui chante une chanson dont les paroles disent :
D’où je viens
Personne ne le sait.
Où je vais
Tout s’en va.
Le vent se lève,
La vague déferle,
Et personne ne sait.

De cette enfant, de cette femme, de cette enfant devenue femme, le peintre va faire le portrait. S’agit-il d’un fantôme ou bien d’un fantasme ? Sort-elle d’un songe ou alors d’un souvenir ? Où passe la frontière qui sépare le rêve de la réalité et la vérité de la fiction ? À quelle histoire appartiennent les personnages que peint l’artiste ?
D’un livre d’autrefois et du film qui en fut adapté, Philippe Forest tire la matière de son nouveau roman. De tableau en tableau, celui-ci prend l’allure singulière et enchantée d’une sorte de conte d’hiver et puis d’été avec lequel l’auteur prolonge et poursuit son œuvre. Personne sans doute, pas même lui, ne sait ce que signifie la mélancolique et féerique idylle qu’elle raconte mais chaque lecteur, depuis presque trente ans, y retrouve un peu du récit de sa vie.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :   

Philippe Forest est romancier et essayiste. Son œuvre commence avec L’enfant éternel (1997). Plusieurs fois primée en France et à l’étranger, elle est traduite dans une quinzaine de pays.
 

 

Avis :

« Je l’ai déjà racontée. J’ai toujours raconté la même histoire. Comme tout le monde, je n’en connais qu’une. Je dis que je raconte ma propre histoire et c’est toujours celle d’un autre. Et quand je dis que je raconte l’histoire d’un autre, c’est encore la mienne. » 
 
En un vertigineux jeu de miroirs où personne, ni auteur ni lecteur, ne sait plus ce qui relève du rêve ou du réel, d’un souvenir ou de l’imagination – « On croit créer tandis que l’on copie ou que l’on cite » –, Philippe Forest nous prend au charme étrange et pénétrant de ce qui, conte plutôt que roman, ressemble fort à ce qu’il dit chercher « depuis longtemps, depuis toujours, (…) l’histoire la plus simple, (...) l’histoire parfaite » et qui n’est pas sans évoquer sa définition du chef d’oeuvre en peinture : « une image qui quoique unique semble contenir toutes les autres à la fois ».
 
Cette histoire tourne autour d’un livre et du film qui en a été tiré, en tous les cas de la trace quasi subliminale qu’ils ont laissée chez l’auteur au filtre de sa mémoire et de sa sensibilité, quelque chose de diffus, presque un rêve que le lecteur pourrait croire inventé s’il n’avait la curiosité d’aller en retrouver la trace bien réelle sous le titre Le portrait de Jennie, écrit en 1940 et tourné en noir et blanc neuf ans plus tard. Cette histoire dans l’histoire parle d’une autre œuvre encore, la merveille qu’un jeune peintre new-yorkais sans succès finit par produire du fond de sa misère, quand, par une nuit d’hiver, il rencontre une singulière petite fille, fantôme ou fantasme peut-être, qui le poursuivant de son image fuyante, d’ailleurs bientôt évanouie, de créature étrangement enfant, adolescente et femme à la fois, ne cessera plus de hanter sa peinture de sa curieuse présence-absence.

Une présence-absence qui, bien sûr, entre en résonance avec celle qui habite les textes de l’auteur, irrémédiablement polarisés autour du thème de la disparition d’un enfant depuis qu’il y a près de trois décennies un cancer emportait sa fillette de quatre ans, et qui, dans ses vagues contours, ne manque pas d’attiser sa tristesse et sa sympathie pour son alter ego. Comme pour le peintre cherchant à l’infini l’image évanescente de cette enfant aux multiples âges et visages, le temps ne cesse de bégayer et de piétiner sa vie d’un ressac où le vide du chagrin et de la perte s’emplit fugitivement d’une présence rêvée, d’un être de pigments ou de papier qui, à défaut de pouvoir grandir et vieillir, laisse l’imagination à ses projections.
 
Entre réalité d’un passé disparu et rêve d’un temps recréé, entre fiction née du réel et réinvention du réel par la fiction, le texte joue en virtuose des reflets et des contraires, entretient le flou du mirage entre l’art et la vie et, multipliant les incertitudes chez le lecteur, le place face au mystère fondamental de la vie et de la perte, posant avec poésie la question, sans réponse non plus, du sens ultime de l’art, chez lui manière de matérialiser l’absence. 
 
Les échos entre sa propre histoire et la peinture dépassent d’ailleurs largement le seul tableau, imaginaire, du livre et du film. Bien d’autres, réels ceux-là, jalonnent son récit et sa réflexion de nouvelles émotions, alors que, visitant l’aile américaine du Metropolitan Museum of Art de New York, là où la fiction situait Le portrait de Jennie, il y retrouve, entre autres œuvres des « primitifs » américains, le portrait que Samuel F. B. Morse, celui de l’alphabet du même nom, fit de sa fille avant qu’elle ne disparaisse en mer en tombant d’un paquebot bien des années plus tard, ou des portraits posthumes d’enfants, comme celui par Ambrose Andrews des « Enfants de Nathan Starr »  
 
Ecrivain à jamais endeuillé, Philippe Forest donne l’impression de vivre suspendu dans un espace qui a perdu de sa réalité, comme si, filtré par le rêve, le réel s’était évaporé en une demi-fiction où le chagrin s’évertuerait à recréer à l’infini le temps enfui et les êtres disparus. Jouant de la confusion et de l’incertitude dans un jeu subtil où l’on ne sait plus où s’arrête la réalité et où commence la fiction, son texte éblouit de la virtuosité, de la poésie et de la beauté de ses images, de ses mots et de ses réflexions, en même temps qu’il bouleverse par ce que l’on pressent de sa conscience de leur fragilité et de leur impuissance. Un grand coup coeur que ce livre sans pareil, magnifique et touchant, lui aussi une œuvre d’art assurément. (5/5)

 

 

Citations :

Le passé ne prend toujours qu’après coup le sens que l’on finit par lui donner. Et c’est pourquoi le présent lui confère alors, pour qui se le rappelle encore, une allure de présage.


Il y eut un temps d’avant le temps et que répète le temps. Peut-être s’agit-il là d’une illusion. Peut-être ce temps d’avant le temps et que le temps répète n’a-t-il jamais existé ailleurs ou autrement que dans l’esprit de celui qui s’en souvient et qui l’a oublié, qui se souvient juste qu’il l’a oublié. Le présent invente le passé, il l’invente afin qu’il advienne, afin qu’il advienne dans le présent où seul ce passé possède sa place.


Je lui prête ma propre histoire, certainement. Mais comment faire autrement ? Il en va toujours ainsi quand on raconte la vie de quelqu’un. Et même, et surtout si ce quelqu’un est un personnage, un personnage de fiction, un individu dépourvu de toute réalité sinon celle qui lui vient d’un rêve dont, très vite, on en arrive à ne plus trop savoir qui l’a rêvé. D’ailleurs, il n’est pas d’existence qui ne soit identique à une autre. À la sienne. Dès lors qu’on la raconte. Mais c’est toujours le cas. Une vie, la sienne ou bien celle de n’importe qui, comme le rêve que l’on se rappelle au matin, elle n’acquiert jamais d’autre réalité que sous la forme du récit que, réveillé, on en fait et dont, faute de mieux et puisqu’on n’en connaît pas d’autre, on se dit qu’il nous appartient. 


Nul ne peint jamais ce qui est. Cela n’aurait aucun intérêt. Sur la toile, le peintre dispose des formes qui ressemblent à la réalité. Mais il le fait afin que se manifeste cette autre réalité qui manque au monde. Le cadre n’est pas une fenêtre par laquelle contempler l’univers. Pas davantage un miroir qui le réfléchit. Ou alors : c’est un miroir enchanté et dans la profondeur duquel l’on convoque quelques fantômes afin de les obliger à sortir du rien dont, autrement, ils resteraient captifs. Le roman, c’est pareil. Personne ne raconte jamais quoi que ce soit qui ait vraiment été. À quoi bon ? Une histoire, on l’imagine toujours afin qu’elle ait lieu enfin. On ne montre ni le présent ni le passé, on en appelle au futur. On le fait dans l’espoir qu’il arrive.


Depuis le début, avec chacune des histoires que je raconte, je peins le même portrait, je le fais avec l’idée que si un jour j’y parviens vraiment, il rendra la vie à ce que j’ai perdu. D’une certaine façon, en tout cas. Bien sûr, je n’y crois pas. Je dis que je n’y crois pas. Je ne veux pas y croire. Car nul ne réussit jamais le portrait de personne. Au mieux, on peint le portrait de son absence. Tout comme c’est l’histoire de cette même absence que raconte chaque roman. Au mieux. Mais si je recommence, sans doute est-ce parce que j’y crois quand même un peu.


En un sens, pourtant, Adams invente bel et bien Jennie. Puisqu’il la peint. Il profite des rares passages de la jeune fille pour la faire poser brièvement devant lui. C’est lui qui fixe sur son papier, sur sa toile les visages successifs qu’elle lui présente, chacun de ces visages nouveaux l’obligeant à reprendre, à corriger le précédent. Le portrait, le portrait de Jennie s’adapte aux transformations de la jeune fille. À moins que ce ne soit l’inverse. La jeune fille acquiert l’apparence qu’à mesure le peintre lui confère. Elle se modèle selon son souhait, se transforme d’après son désir. Elle grandit à sa convenance. Elle prend les traits qui lui plaisent, qui lui plaisent puisque c’est lui qui les lui donne. Et, finalement, elle n’existe plus que selon l’idée qu’il s’en fait. Le rapport se renverse. On croit que les images imitent la réalité qu’elles reproduisent. Alors que c’est l’inverse. La réalité imite l’image que l’on en tire.


L’artiste, dans l’espace de sa toile, arrête le temps qui passe. Il choisit un moment mais qui raconte toute l’histoire, pendant, avant, après et même ce qui aurait pu avoir lieu mais qui ne fut ni ne sera jamais. Une seule image mais qui vaut pour toutes les autres. Un portrait, il représente qui l’on aime et que l’on identifie au premier coup d’œil. Mais le regard lui donne un visage toujours différent sous la lumière blonde dans laquelle il baigne et qui l’affole de reflets. On ne sait plus lequel de ces visages est le vrai et s’ils appartiennent tous à la même personne, qui n’est elle-même qu’une multitude de personnes qu’éparpille le temps, que disperse le vent et dans lesquelles c’est toujours une autre, un autre, pourtant le même, que chacun à son tour reconnaît.
 
 
Les paysages, les portraits, il n’y aurait pas de sens à les opposer les uns aux autres. Un portrait est un paysage. Un paysage est un portrait. Un portrait n’a de valeur que si, au visage, il donne l’ampleur d’un paysage. Un paysage n’a de force que si, à la nature, il accorde une âme et l’exprime. Toute proposition se renverse.


À part la peau, la chose est bien connue, rien n’est plus difficile à peindre ou à dire que l’eau. Pas seulement à cause de la couleur. On ne peut en représenter que la surface. Mais on ne peut la représenter qu’à la condition de montrer aussi ce qu’elle cache, ce qu’elle laisse voir seulement en transparence et d’où lui vient sa vibration. La chair sous la semblance de la peau et la profondeur sous l’apparence du flot. L’épaisseur qui ne manque pas de bouger, de se modifier et sans que l’on puisse jamais s’en faire une idée exacte. Le monde respire comme chacune des créatures qui y vivent. Il inspire et il expire. Par un réflexe indispensable à la vie. Semblable à celui qui fait battre le cœur, dont le cerveau ne sait rien et sur lequel il n’a pas de prise. Le flux et le reflux du sang dans les veines. Pareil au mouvement de la marée et aussi mystérieux que lui.


Adams peint le pays où il a dit adieu à Jennie. Il ne désespère pas que le charme opère pour la seconde fois. Et que dans le décor où il l’a vue pour la dernière fois, elle apparaisse encore. Autrefois, elle est sortie des images vides qu’il faisait de la ville. Maintenant, elle pourrait aussi bien surgir de celles, à peine plus pleines, pleines cependant du vide qu’a laissé son absence, qu’il fait de l’océan. Le pays qu’il peint, il le peint comme un piège qu’il prépare et auquel il voudrait la prendre à nouveau. Afin de la forcer à lui revenir.


Les signes que le peintre ou que l’écrivain prend au monde, il les lui rend et il s’en sert pour inventer un autre monde, imaginaire, afin que le monde, le monde réel, se conforme à l’apparence qu’il lui donne et qu’il se soumette au désir que, secrètement, il exprime. On représente la réalité telle qu’elle est afin, seulement, de la recréer à sa convenance. Pour que l’histoire ne soit pas finie et que reviennent à la vie ceux dont elle parle. Et tous les autres aussi qui, avec eux, viendront y reprendre leur place.


Tant qu’il se trouvera quelqu’un pour rêver et ainsi pour faire en sorte que, même le dernier mot posé au bout du roman, même le dernier plan montré à la fin du film, même la dernière touche appliquée sur la toile, même signée du nom de son auteur et rangée parmi toutes les autres, l’histoire, loin d’être terminée, recommencera pour chacun de ceux auxquels elle fut racontée par quelqu’un, pour chacun de ceux qui à sa suite la raconteront à quelqu’un d’autre.


L’art – et particulièrement quand il se sert d’images comme le font la peinture ou le cinéma – ressemble assez à la magie. L’un n’est jamais que le nom que l’on donne à l’autre. De la réalité, on fait une image mais c’est afin que cette image se fasse réalité. Et qu’avec elle nous revienne ce que nous avions perdu. En tout cas : nous revienne l’illusion que nous revienne ce que nous avions perdu – fût-ce seulement sous la forme d’une image. On veut croire au miracle dont on sait pourtant bien qu’il s’agit d’un mirage. Et lorsque l’écran s’illumine sous l’effet de la couleur qui, inattendue, l’envahit, on croit reconnaître avec sa face de faune ou de fée, grotesque ou bien sublime, le visage vrai de la vie.


Une énigme, disait ce livre, contrairement à ce que l’on s’imagine, est toujours supérieure à sa solution. Car l’énigme relève de la magie quand la solution participe seulement de la prestidigitation. La première confine au surnaturel, la seconde n’est qu’affaire de dextérité. Résoudre une énigme revient ainsi à laisser s’évanouir le mystère dont cette énigme formulait la promesse, la promesse qu’elle aurait dû tenir, à laquelle elle a fatalement manqué et qui en faisait tout le prix.


Un tableau est toujours bon quand avec lui se réalise le rêve de celui qui le fait et qu’ainsi il s’assortit à son songe.
 


 

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