mardi 27 août 2024

[Babluani, Temur] Le soleil, la lune et les champs de blé

 


 

 J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Le soleil, la lune et les champs de blé
            (Mze, Mtvare da Puris kana)

Auteur : Temur BABLUANI

Traduction : Maïa VARSIMASHVILI-RAPHAEL

Parution : en Géorgien en 2018,
                  en français en 2024 (Cherche Midi)

Pages : 688

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Quand Djoudé Andronikachvili, fils de cordonnier d’un quartier populaire de Tbilissi, accepte de cacher de mystérieux films super-8 à la demande de son ami Haïm, il est loin d’imaginer combien cet acte va changer le cours de son existence. Peu de temps après, il se retrouve accusé d’un meurtre qu’il n’a pas commis, sans comprendre pourquoi.
Une vie d’errance commence.
Happé par les rouages de l’ex-URSS, il est transporté jusque dans les camps de prisonniers soviétiques, les mines d’or de la Sibérie glaciale, les forêts russes où nul ne peut survivre seul, les contrées ensoleillées qui bordent la mer Noire, les hôpitaux psychiatriques.
Durant cet extraordinaire périple qui s’étend des années 1970 à nos jours, Djoudé n’abandonne jamais l’espoir de rentrer chez lui, où l’attendent son père et son amour d’enfance, et d’éclaircir le fond de l’histoire.
Dans ce roman géorgien à la portée universelle, Temur Babluani déploie une prose hautement cinématographique qui se lit d’une traite et qui révèle, aussi nettement que dans un documentaire, la réalité cachée derrière la façade du « bien-être » soviétique.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Temur Babluani est un réalisateur multiprimé. Son film Le Soleil des insomniaques (1992) est devenu culte en Géorgie. Le Soleil, la Lune et les Champs de blé y a connu un succès remarquable (plus de 45 000 exemplaires vendus) et a également été publié en Azerbaïdjan et en Russie, où il va être adapté en série.

 

Avis :  

Pour avoir volé une paire de jeans sur une corde à linge à Tbilissi en 1968, le fils de cordonnier géorgien Djoudé Andronikachvili voit son destin basculer à l’approche de ses dix-huit ans. Manipulé par les caïds de son quartier jusqu’à endosser, lui le mineur qui soi-disant ne risque pas grand-chose, un double meurtre qu’il n’a pas commis, le voilà condamné à dix ans de prison dont, pour rejoindre plus vite son grand amour la belle Manouchak, il obtient la réduction au tiers en optant pour les travaux forcés. Les conditions de détention y sont tellement dures que chaque année y compte en effet triple.

Et c’est bien dans la pire des géhennes que tombe notre naïf, envoyé dans une mine d’or du terrible Grand Nord soviétique. «  Il est fort probable que tu sortes d’ici les pieds devant », lui promet-on dès son arrivée. Si le froid, la faim et l’épuisement n’y suffisaient pas, resterait la férocité des hommes au sein de la terrifiante machine du Goulag. Commence pour Djoudé le narrateur une série d’épreuves infinies qui, de Charybde en Scylla, le tiendront dans les mâchoires d’un engrenage toujours plus inextricable. Seule sa foi naïve dans le triomphe de son innocence et dans l’indéfectible amour qui l’attend à Tbilissi lui permettra de traverser vivant, jusqu’à son retour chez lui quarante ans plus tard, l’arbitraire vindicte d’un système capable d’imputer deux, puis trois, puis cinq meurtres à un innocent, broyant sans recours sa vie et celle des siens. Entre temps, l’Union Soviétique s’est effondrée, sans pour autant que cela mette un terme au calvaire des gens honnêtes, confrontés à une nouvelle race de loups, voracement occupés à s’entre-dévorer. Il semble que les malheurs du pauvre Djoudé n’auront décidément pas de fin.

Au travers de son infortuné personnage, si attachant dans son intégrité malmenée par les violences de l’Histoire et les crimes des puissants, ce premier roman du cinéaste géorgien Temur Babluani incarne avec force l’impuissance dans le malheur des individus confrontés au non-droit et à la tyrannie des dictatures. Mais, s’il charge la barque de ce pauvre Djoudé, inlassable Sisyphe cramponné à ses valeurs d’amour, d’amitié et de générosité dans un monde infernal et chaotique qui n’a plus d’autre Nord que la ruse et l’instinct de survie face à l’arbitraire et à la violence, c’est autant pour dénoncer l’inacceptable que pour insister sur ce que la persécution n’ôtera jamais du coeur des hommes, du moins de ceux que la mort ou la folie n’auront pas fait taire : cette irréductible petite flamme d’humanité et de liberté, notamment colportée par l’art et la littérature, prête à refleurir à la première occasion comme certaines graines dans le désert.

« Il me semble que ma vie s’est écoulée sans que je sois vraiment impliqué dedans », soupire Djoudé à la fin du roman. A en croire le succès en Géorgie de cette histoire, beaucoup de contemporains de l’auteur, né en 1948 et passé en trois-quarts de siècle de la déstanilisation à l’irruption du capitalisme sauvage après la fin du bloc soviétique, s’y seront d’une certaine façon reconnus. Maintenant traduite en français, cette vaste fresque romanesque qui, malgré son extrême noirceur, laisse place à l’espoir, séduira autant les amateurs de grandes sagas tragiques et mouvementées que les lecteurs friands de récits à vraie portée historique et sociale. (4/5)

 

Citations : 

Et si on connaissait le nom et le prénom d’un détenu, alors on pouvait espérer le retrouver dans le réseau tentaculaire des lieux d’enfermement. C’était possible, même si plusieurs millions d’hommes étaient détenus dans des prisons. C’était une question de volonté et de temps.
 

Le voyage dura un mois et demi. Je passai par deux prisons de transit et enfin, embarqué sur un bateau avec cent cinquante autres détenus, j’atteignis un nouveau camp. Situé à la lisière d’une taïga, il occupait vingt hectares et était divisé en cinq zones. Ici, les détenus subissaient un traitement beaucoup plus dur qu’en Asie centrale. Un rien suffisait pour les punir, les jeter dans des mitards gelés, les priver de nourriture… Les taulards formaient des groupes. Les forts opprimaient les faibles. Bref, c’était le chaos.
 

Comme dans tous les camps, des sentinelles armées de carabines étaient postées dans des miradors. La clôture n’était pas électrique mais elle était bordée de barbelés des deux côtés. Derrière la clôture s’étendait la taïga. Un prisonnier qui s’évadait devenait, dans la taïga, la proie des loups et des ours ou crevait de faim. Malgré tout, vers la fin du printemps, quand la neige fondait, les évasions se multipliaient. Les fugitifs étaient traqués par des commandos et leurs bergers allemands. Si on les rattrapait, ils étaient fusillés sur place. Les cadavres étaient transportés au camp et jetés devant la sortie. On les enterrait seulement quand ils étaient totalement décomposés et que les os devenaient apparents. 
 

L’amour jette une clarté sur la façon sibylline qu’ont les pauvres humains de s’accrocher avec acharnement à la vie. À dire vrai, l’homme qui n’est pas capable d’aimer vaut moins que dix chiens enragés. Il est dangereux et impitoyable. Heureusement, ce genre d’hommes est rare. La plupart sont capables d’aimer, au moins un peu. 
 

Rien ne peut autant affaiblir et émousser l’homme que le contentement.
 

Nous autres Russes sommes plus nombreux que les Kazakhs. De ce point de vue, on n’a pas de problème. Mais qu’on soit russe ou kazakh, on a besoin de manger. Avant, tout était planifié, décidé par les communistes. La propriété privée était proscrite. À présent, tout a changé. On nous dit : « Vous êtes libres, faites ce que vous voulez ! » Mais jusqu’ici, si l’homme se creusait la cervelle, c’était pour faire des fourberies. Que voulez-vous qu’il fasse maintenant ? Il faut qu’il apprenne à vivre avec de nouvelles règles, qu’il acquière de l’expérience. En attendant, beaucoup auront l’estomac creux. Beaucoup de larmes vont couler.


 

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