dimanche 14 juillet 2024

[Smith, Zadie] L'imposture

 


 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : L'imposture (The Fraud)

Auteur : Zadie SMITH

Traduction : Laetitia DEVAUX

Parution : en anglais en 2023,
                  en français en 2024 (Gallimard)

Pages : 546

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Eliza Touchet est loin d’être une femme ordinaire dans l’Angleterre victorienne de la fin du XIXe siècle. Non seulement, après avoir perdu son mari, elle vit en concubinage à peine masqué avec son cousin par alliance — dont elle se retrouve contrainte de corriger les innombrables romans-fleuves écrits dans la veine de Charles Dickens, le talent en moins —, mais elle est aussi farouchement indépendante et politisée.
Abolitionniste de la première heure, Eliza s’enthousiasme pour un intrigant procès qui déchaîne les passions à Londres : Sir Roger, grand héritier de l’empire Tichborne, disparu en mer des années auparavant, a brusquement refait surface et réclame son dû. À ses côtés, un ancien esclave de la colonie jamaïcaine ayant appartenu à la famille Tichborne témoigne en sa faveur. Mais ce revenant, si grossier et inculte, peut-il vraiment être Sir Roger, comme il le clame ? Et pourquoi cet homme noir prend-il ainsi sa défense ?
Avec L’imposture, Zadie Smith nous entraîne vers un monde victorien fascinant où réalité et fiction se mêlent dans un style très vivant. Au cœur de ce roman historique aux résonances très actuelles naît une grande héroïne qui ose se confronter au passé colonial brutal de l’Angleterre.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Zadie Smith, née à Londres en 1975, a la double nationalité britannico-jamaïcaine. Son premier roman, Sourires de loup, paru en 2001, a connu un succès phénoménal. Ont suivi notamment L’homme à l’autographe (2005), De la beauté (2007), Ceux du Nord-Ouest (2014), Swing Time, élu roman étranger préféré des libraires en 2018 (palmarès Livres Hebdo), Grand Union (2021) et Feel Free (2023), un recueil d’essais. L’imposture signe son retour très attendu au roman, et a été encensé dès sa parution en Grande-Bretagne.

 

Avis :  

Britannique de mère jamaïcaine, Zadie Smith investit pour la première fois le roman historique pour évoquer les hypocrisies d’une Angleterre victorienne que son moralisme affiché n’a pas empêchée, entre autres, de s’enrichir de l’esclavage dans ses colonies.

Les dessous véritables de cette société en apparence si à cheval sur la morale et les conventions, c’est une femme, contrainte sa vie durant de masquer son intelligence et ses idées avancées dans un milieu patriarcal misogyne, qui s’en fait ici le révélateur. Cousine par alliance du romancier William Harrison Ainsworth, la vraie Eliza Touchet fut sa gouvernante, sa correctrice et la brillante hôtesse de ses soirées littéraires, prisées par Dickens et le gratin des auteurs de l’époque. Se glissant dans sa peau en trichant un peu sur les dates pour les besoins de l’intrigue, Zadie Smith en fait un personnage de fiction lucide et sans illusions, dont les commentaires acérés dessinent en creux une société anglaise hypocritement stratifiée, sous ses faux-semblants moraux, autour de la suprématie blanche et masculine de ses classes aisées.

Veuve laissée sans ressources par son défunt mari, Eliza n’a d’autre choix que de faire profil bas pour bénéficier de l’hospitalité de son cousin. Brillante et de fort tempérament, elle est vite devenue, même si tenue pour transparente en tant que femme, la clef de voûte de la maisonnée. Intendance, mais aussi révision des romans aussi insipides que caricaturaux d’un écrivain pourtant bouffi de prétention – se gargarisant de faire partie de la coterie intellectuelle et littéraire de l’époque, il ne fait que propager les idées toutes faites de son milieu, se plaisant par exemple à dépeindre une Jamaïque exotiquement idéalisée à cent lieues des sordides réalités de l’esclavage sucrier –, et enfin secrète béquille affective – un grand amour lesbien assez vite réprimé la lie d’abord à la première Madame Ainsworth, avant qu’elle ne devienne cette fois la maîtresse à tendance sado-masochiste de Monsieur Ainsworth – : c’est tout l’envers du décor que, elle-même obligée par son statut de se draper, à l’inverse de sa nature et de son rôle réel, de modestie et d’invisibilité, elle gère dans l’ombre pour permettre au maître de maison de briller sans vergogne, convaincu de sa légitime supériorité de gentleman.

Tout accoutumée qu’elle soit à se réfréner silencieusement pour se conformer aux attentes sociales, elle est d’autant plus fascinée par les initiatives militantes, comme le boycott du sucre, qu’en cette première moitié de XIXe siècle, quelques poignées de femmes ont choisi de mener en faveur de l’abolitionnisme. Mais, c’est en approchant le témoin clé de l’affaire Tichborne – dont le réel et retentissant procès, symbole de la revanche des classes laborieuses, passionna le pays dans les années 1860 et 1870 – qu’elle découvre le vrai visage, bien loin de ce que l’on en présente alors couramment, de la production sucrière jamaïcaine. Cet homme, Andrew Bogle, esclave dans une plantation anglaise en Jamaïque, fut serviteur chez les Tichborne, une famille aristocratique dont l’héritier disparu dans un naufrage réapparaît quelques décennies plus tard sous les traits d’un boucher à l’accent cockney venu d’Australie. L’imposture semble flagrante, pourtant le procès s’éternise et enflamme la société victorienne. L’histoire personnelle de Bogle obtenue en confidence servira de déclencheur chez Eliza. Bien décidée cette fois à ne faire aucune concession avec la vérité, cette femme contrainte à la dissimulation sa vie durant choisira l’écriture pour libérer sa voix et enfin sortir de sa propre imposture.

Avec ses chapitres courts rivalisant d’esquives entre réalité et fiction en incessants allers-retours temporels, L’imposture empile mensonges et faux-semblants à tous les étages, collectifs comme individuels, pour dénoncer ces complexes et honteux phénomènes de société finissant par parer le plus vil et le plus inacceptable 
en l’occurrence l’esclavage mais aussi toutes les formes de sujétion, sexiste et sociale  des couleurs d’une moralité naturelle et sereine. (4/5)

 

Citations : 

Au fil des ans, elle était parvenue à la conclusion qu’il était inutile de se dresser contre l’ignorance crasse, de même qu’on ne pouvait reprocher à un nourrisson non baptisé de ne pas connaître le Christ. « S’il savait ce que je sais, il ressentirait ce que je ressens », voilà ce qu’elle se répétait souvent pour rester saine d’esprit.
 

C’était peut-être à cause de ce que les vieilles femmes appelaient « le changement ». Une illusion féminine particulière, à ne pas prendre au sérieux, mais apparemment impossible à éviter. Dans l’esprit de Mrs Touchet, cela constituait la dernière haie à franchir dans le steeple-chase imposé aux dames :  
Les humiliations vécues en tant que filles.
Le tri entre les belles, les ordinaires et les laides.
La crainte de finir vieille fille.
Les épreuves du mariage ou de la maternité – ou bien leur absence.
 La disparition de cette beauté autour de laquelle tout semblait tourner.
Le changement de vie.
 

Elle ne pouvait que constater qu’avec l’âge, les frontières tracées autour de sa personne s’estompaient et fluctuaient. Alors que chez beaucoup de gens de sa connaissance, les hommes notamment, les frontières ne faisaient que se renforcer. Ils édifiaient de nouvelles barrières, voire des murs, ou des créneaux. Eliza ne manquait jamais de se féliciter de cette différence.


 

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