jeudi 4 juillet 2024

[De Luca, Erri] Les règles du mikado

 


 

 

J'ai aimé

 

Titre : Les règles du mikado
            (
Le regole dello Shangai)

Auteur : Erri DE LUCA

Traduction : Danièle VALIN

Parution : en italien en 2023,
                  en français en 2024 (Gallimard)

Pages : 160

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Dans les montagnes près de la frontière entre l’Italie et la Slovénie, un vieil horloger a pour habitude de camper en solitaire. Une nuit d’hiver, une jeune tsigane entre dans sa tente et lui demande de l’abriter. Elle a fui sa famille et le mariage forcé qu’on lui imposait de l’autre côté des montagnes. Cette rencontre inaugure une entente faite de dialogues nocturnes sur les hommes et la vie, un échange de connaissances et de visions — elle qui croit au destin, aux signes, qui sait lire les lignes de la main, elle qui dresse un ours et l’aime comme le meilleur des amis ; lui qui se sent tel un rouage de la machine du monde et qui interprète ce monde selon les règles du Mikado, comme si le jeu était une façon de mettre de l’ordre dans le chaos. Dans ce roman dense et délicat, où chaque mot ouvre sur des significations plus profondes, où chaque phrase est un chemin vers soi-même, Erri De Luca nous invite à un jeu calme, patient et lucide, dans lequel un mouvement imperceptible peut changer le cours de la partie.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Erri De Luca, né à Naples en 1950, est écrivain, poète et traducteur. Il est l’auteur d’une œuvre abondante, publiée en France par les Éditions Gallimard, dont les romans Montedidio (2002, prix Femina étranger) et plus récemment Impossible (2020, prix André Malraux)

 

Avis :  

« Lui, c’est un vieux campeur solitaire. Il passe de longues périodes en montagne, même en hiver. Elle, c’est une jeune gitane qui a fui sa famille et son campement. » Ajoutant que l’histoire « se passe à une époque récente, si le XXe siècle l’est encore », l’auteur s’efface aussitôt du récit qui, sans plus d’intervention extérieure, ni même de noms pour lui et elle, laisse le dialogue, puis un échange de lettres, et enfin un cahier, nous faire comprendre le fil des événements, au gré de ce que les personnages voudront bien se dire. Au bout du compte, comme l’un et l’autre auront longtemps gardé leur part de secret, le dévoilement final sera aussi inattendu pour eux que pour le lecteur.

De lui, l’on pensera tout savoir quand il racontera distraire sa vieille solitude bien réglée d’horloger réparateur de montres anciennes en venant souvent camper sauvagement sur la frontière italo-slovaque et en s’investissant dans une fondation humanitaire, nommée Mikado en référence à sa passion pour ce jeu très ancien. Il ne paraîtra donc pas étonnant qu’il vienne en aide à une adolescente fuyant d’abord un mariage arrangé, puis la police des migrants. Entre elle qui lit dans les lignes de la main et lui qui tente d’ordonner le chaos du monde en lui opposant les règles du Mikado – rester patient, anticiper et, ni vu ni connu, enlever impassiblement le bâton noir –, se noue une histoire d’amitié que rien ne viendra plus rompre, commencée par une nuit de hasard au gré d'une conversation entre deux solitudes et poursuivie de façon épistolaire sans que l’un ni l’autre ne réalisent à quel point leur échange est devenu une affaire de transmission. Car, si lui, pour la protéger, n’a pas tout dit sur ses motivations humanitaires, elle ne lui révèlera pas non plus ce que, pour l’épargner à son tour, elle finira par endosser à sa place. Conformément aux règles du Mikado, chacun jouera sa vie en veillant à pas toucher à celle de l’autre.

D’une richesse métaphorique aussi remarquable que la sobriété de son écriture, le texte travaillé jusqu’à l’épure s’avère un conte philosophique qui, l’air de rien, au détour de petites phrases s’imposant comme autant d’aphorismes, déploie une réflexion toute de bienveillance et de poésie douce-amère sur l’amitié, la solitude et la vieillesse, ménageant ses effets de surprise jusqu’au retournement final. Pourtant, est-ce de trop chercher à tout doter d’un double sens ? L’ensemble si bien léché finit par prendre un éclat artificiel, ses joliesses et son indéniable tour de main ne rendant que plus frustrant un sentiment de creux et d’agacement. A défaut de paraître tout à fait sentencieuse, une telle surenchère allégorique sape l’émotion et désincarne les personnages auxquels l’on ne croit plus. Reste un bel objet de virtuosité formelle, une fable suffisamment dotée en charme et en suspense pour se lire sans déplaisir. (3,5/5)

 

Citations : 

J’ai commencé à réparer les réveils, les mécanismes les plus gros, puis je suis passé aux montres.  
J’aimais démonter, nettoyer.
Elles tombent en panne à cause de la poussière qui arrive quand même à entrer. La poussière dérègle les montres parce qu’elle veut être celle qui mesure le temps.  
— Comment ça ? Je n’ai pas compris.
— Ça ne fait rien. Il existe une lutte ancienne entre la poussière et les montres, à qui mesurera le mieux le temps.  
C’est la poussière qui gagne, elle est plus ancienne.
 

Nous campions près d’un village sur le fleuve. Ils lançaient des bombes qui arrivaient avec un sifflement. Moi je savais le faire, comme ça la bombe ne me touchait pas, parce que les bombes ne s’attaquent pas entre elles.
 

— C’est comment d’être vieux ?
— C’est quand on te parle et qu’on glisse le mot « encore ». Vous travaillez encore ? Vous campez encore, vous faites encore ça et ça ?  
Alors mon mot préféré est devenu « encore ». Si on me demande comment je vais, je réponds : « Encore, je suis encore là. »
 

Certains voient la vie comme un fleuve, certains comme un désert, d’autres comme une partie d’échecs avec la mort. Moi, je la vois sous la forme d’un jeu de Mikado en solitaire.  
À l’origine, la chute des quarante et un bâtonnets servait à interroger le destin. On lisait la réponse dans la forme du tas.  
Toi, tu lis les lignes de la main : ne sont-elles pas comme un lancer de bâtonnets ?
— C’est toi qui le sais. En tout cas ce sont des plis, il faut une loupe et une bonne lumière.  
— Mais toi tu les lis et tu expliques leur dessin, comme on le faisait avec les bâtonnets du Mikado avant de le transformer en jeu.
 

C’est ce qui arrive au prisonnier. Au bout d’un certain nombre d’années, un beau jour il dit : ma cellule. Il est parvenu au possessif dans l’endroit même où il ne possède rien.
 

Il n’appartient à personne de dire : j’ai été ceci. C’est à ceux qui viennent ensuite d’en décider.


 

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