mardi 2 juillet 2024

[Flyn, Cal] A l'abandon - Quand la nature reprend ses droits

 

 

 Coup de coeur 💓

 

Titre : A l'abandon - Quand la nature
            reprend ses droits

           
(Islands of Abandonment – Life
            in the Post-Human Landscape)

Auteur : Cal FLYN

Traduction : Nathalie GUILLAUME

Parution : en anglais (Ecosse) en 2021,
                  en français en 2024 (Paulsen)

Pages : 352

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Que se passe-t-il lorsqu’un territoire est laissé à l’abandon ? Villes-fantômes, zones d’exclusion, no man’s land, friches post-industrielles, Cal Flyn a voyagé pendant deux ans dans ces espaces désertés ou presque, sur lesquels, progressivement, la nature reprend ses droits.
Cal Flyn diversifie les lieux, les époques et les contextes de désertification afin de rendre compte le plus justement possible de la façon dont la nature reprend possession des no man’s land. Forêts contaminées par la radioactivité à Prypiat, sites industriels désertés dans les îles écossaises, fosses gigantesques dédiées à l’enfouissement des armes chimiques dans la zone rouge de Verdun, parcs botaniques à l’abandon où prolifèrent des pestes végétales en Tanzanie, quartiers de Detroit transformés en squats à ciel ouvert, fermes collectives délaissées en Estonie à la fin de l’ère soviétique, autant d’escales insolites sur des sites qui portent encore l’empreinte de la désolation. La journaliste révèle, à travers ce récit plein d’espoir, les processus grâce auxquels la nature œuvre à sa propre restauration. Un aperçu fascinant de ce que nous ne sommes plus là pour voir.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Cal Flyn est née à Inverness, dans la région des Highlands. Journaliste, critique littéraire et voyageuse infatigable, elle a travaillé pour National Geographic, The Guardian ou encore The Times. Elle s’est aussi aventurée en Laponie pour y travailler dans un chenil de chiens de traîneau. Elle vit aujourd’hui sur une île de l’archipel des Orcades, dans l’une des régions les plus sauvages d’Écosse.

 

Avis :  

L’on se souvient comment la nature avait aussitôt commencé à reprendre de ses droits pendant la pandémie de Covid-19. Cette vitalité et cette résilience écologiques observables dès que la présence humaine s’efface, Cal Flyn l’a constaté aussi sur chacun des sites à l’abandon, que, pendant deux ans d’enquête, elle a parcourus de par le monde. Fascinant, son récit témoigne de la façon dont, même dans les « endroits où le pire s’est déjà produit », la nature se régénère, pourvu qu’on lui en laisse le temps.

Ce sont parfois des lieux simplement laissés en paix, comme la zone tampon qui déchire Chypre en deux, la ceinture verte qu’est devenu l’ancien rideau de fer en Allemagne, ou la Mer du Nord sans pêcheurs pendant la seconde guerre mondiale. Ceux-ci deviennent des bouts d’éden où la biodiversité prospère, du moins tant que l’homme s’en tient écarté.

D’autres, encombrés de crassiers ou de bâtiments en ruines, ont été abandonnés après épuisement de leurs ressources ou pour des raisons économiques. Qu’il s’agissent des vieux terrils ou des friches urbaines, telles celles, gigantesques, des quartiers fantômes de Detroit, la vie sauvage finit par s’y réensemencer, en un progressif, mais vorace, processus de reconquête.

Et puis, il y a les sites que leur dévastation a rendu inhabitables. Désertifiés, recouverts de cendres volcaniques, irradiés, imbibés de produits toxiques ou minés, ils semblent devenus impropres à toute vie. Pourtant, dans la zone rouge de Verdun et même dans sa lunaire place à gaz intoxiquée par la destruction des obus chimiques de l’armée allemande, à Prypiat en plein coeur de la zone d’exclusion contaminée par les retombées radioactives, ou encore au sein des pires concentrations de polluants héritées des industries du XXe siècle dans le New Jersey, partout la vie s’adapte, mute, invente des stratagèmes pour se maintenir et régénérer les lieux, faisant preuve d’une résilience qui paraît véritablement à toute épreuve.

Souvent lorsque ces lieux ne sont pas - du moins pas complètement - interdits, des êtres humains persistent à y vivre, quitte à en payer le prix fort. Mal relogés, des habitants déplacés se sont empressés, malgré le danger, de revenir dans leurs maisons de Prypiat. En dépit des avertissements, les plus pauvres consomment le produit de leur pêche dans les eaux polluées aux métaux lourds à Newark. A Detroit, sans parler des squatteurs, toxicos et autres marginaux hantant les bâtiments en ruines tels des zombies post-apocalyptiques, ceux qui s’accrochent à leurs quartiers fantômes doivent se défendre de l’insécurité et de la contagion, car l’abandon est une gangrène qui ne cesse de s’étendre, contaminant jusqu’à l’état psychique des résidents. Autant la végétation et la vie sauvage se saisissent du moindre interstice pour incruster leur reconquête, autant il est une adaptation que l’on pressent immensément difficile : celle de l’être humain…

Rigoureux et intelligent dans ses observations, mais aussi vivant et immersif dans ses restitutions des atmosphères et des beautés étranges des sites visités, cet essai étonne, impressionne et passionne si bien qu’il se parcourt des plus avidement. Le lecteur en sortira plein d’espoir quant à la résilience de la vie sur terre. De la vie en général bien sûr. Ce qui ne dit pas dans quelles conditions et pour quelles espèces… Coup de coeur. (5/5)

 

Citations : 

Quand l’homme se retire, la nature reprend ce qui lui a un jour appartenu. (…)
Pour citer les auteurs d’une récente étude sur le sujet : « Le nombre considérable et croissant d’écosystèmes en régénération dans le monde entier offre une occasion sans précédent de contribuer à la restauration écologique pour contribuer à limiter une sixième extinction de masse. »
 

J‘ai passé deux ans à voyager dans des endroits où le pire s’est déjà produit. Il s’agit de paysages ravagés par une guerre, un accident nucléaire, une catastrophe naturelle, une désertification, une intoxication, une irradiation, une crise économique. En faisant l’inventaire des pires lieux du monde, ce livre pourrait avoir des accents funèbres. En réalité, c’est une histoire de rédemption : ou comment les sites les plus pollués de la planète – dévastés par des marées noires, anéantis par des bombes, contaminés par des retombées radioactives ou entièrement  dépouillés de leurs ressources naturelles – peuvent être réhabilités grâce à divers processus écologiques.
 

Là encore, cette vie en latence flotte autour de nous en permanence, invisible, tel un éther. Elle est dans l’air que nous respirons, l’eau que nous buvons. Savourons-là : chaque souffle, chaque gorgée déborde de potentiel. Dans ce verre de rien, le germe de tout.
 

En 1967, l’historien Lynn Townsend White Jr. a affirmé que notre crise écologique actuelle prenait sa source dans l’« orgueil judéo-chrétien » envers la nature. Dans la Genèse, Dieu accorde en effet à l’homme la domination sur la création – les oiseaux, les poissons, le bétail, « tous les reptiles qui rampent sur la terre ». White souligne  que « le christianisme, en particulier sous sa forme occidentale, est la religion la plus anthropocentrique du monde ». 
 

Il est excitant d’accéder à un endroit sans garde-fou et d’y tracer sa route ; en poussant sa détermination à l’extrême, on se sent plus fort. Mais sans les cadres et restrictions de la société, l’éventail des possibles devient vertigineux. Dans un endroit comme celui-ci, en marge de la société, on se dit qu’on pourrait tout faire, être n’importe qui. Personne ne nous en empêcherait. On comprend à quel point les contours de notre identité sont fragiles. Peut-être est-ce seulement là où personne ne nous dit quoi faire qu’on découvre véritablement qui on est.
 

La faune benthique, composée de ces opportunistes qui élisent domicile dans la boue et la vase, est la plus exposée au poison enfoui dans les sédiments ; les vers polychètes, palourdes et raisins de mer tuniciers sont les espèces résistantes qui prédominent. Et parmi elles, dans les fonds marins limoneux, des milliers de crabes bleus : ils ont le dos olive, font la taille d’une main, leurs pattes et leur abdomen sont d’un bleu éclatant. Ils sont des milliers. Vous pourriez en manger à satiété. Ils n’ont pas l’air empoisonnés, mais un seul crabe bleu de Newark recèle suffisamment de dioxine dans le corps pour provoquer un cancer.
 

L’industrie a changé le monde. Même si nous devions tous disparaître demain – les usines réduites au silence, les générateurs arrêtés, les cargos à la dérive sombrant dans des volutes de sédiments -, nous avons déclenché des forces évolutives qui continueront d’agir sur la composition génétique de presque toutes les espèces. Elles se métamorphosent, transmutent et s’adaptent de façon imprévisible. Elles veulent vivre à tout prix.
 
 
Ces tombeaux maudits sont l’équivalent dans notre culture de la Vallée des Rois. Ce sont les monuments que nous avons laissés en souvenir de nous aux civilisations futures, et avec eux les BPC, les dioxines et les autres polluants organiques persistants qu’ils renferment vivront, pour ainsi dire, éternellement. Leur pouvoir de nuisance durera sans doute plus longtemps que nos constructions ne resteront hermétiques. Une nouvelle malédiction pharaonique, qui attend son heure pour frapper.


Le vert a connu un vif engouement pendant l’époque victorienne. Un émeraude intense qui s’est décliné sur les robes, le papier peint, les fleurs artificielles. Seul hic, cette teinture était hautement toxique, composée d’un mélange de cuivre et de trioxyde d’arsenic. Les ouvrières en mouraient, de l’écume verte aux lèvres ; leurs yeux, ongles, estomac, poumons, tout était vert. Une femme portant une robe de bal « vert de Scheele » avait assez d’arsenic dans ses jupes pour décimer tous les participants d’un bal. Une quantité infime d’arsenic (0,3 gramme) suffit à terrasser un homme. Au cours d’une réception, une robe teinte à l’arsenic pouvait en saupoudrer près de 4 grammes par terre. 


 

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