mardi 4 juin 2024

[Hinault, Caroline] Traverser les forêts

 




 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Traverser les forêts

Auteur : Caroline HINAULT

Parution : 2024 (Rouergue)

Pages : 192

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Trois femmes, une forêt.
La forêt c’est la dernière forêt primaire d’Europe, aux confins de la Pologne. Un sanctuaire sauvage peuplé d’une grande faune disparue ailleurs.
C’est là que vit Véra, journaliste biélorusse exilée depuis le printemps au milieu des arbres et des bêtes.
C’est là qu’est revenue s’installer Nina, elle qui a rêvé que sa beauté lui ouvrirait les portes de l’Occident mais qui, remâchant ses illusions perdues, occupe avec son fils l’ancienne maison forestière de ses parents.
C’est là, enfin, dans cette « zone rouge » où patrouillent désormais les militaires, qu’Alma tente de franchir la frontière.
Sans qu’elles le sachent, la forêt va entremêler le destin de ces trois femmes. Mais comment traverser ce labyrinthe ? Quelle direction prendre ?
Révélée par son formidable Solak, couronné de plusieurs prix littéraires, Caroline Hinault signe ici, sur les traces de la Divine Comédie de Dante, un magnifique deuxième roman inspiré d’événements ayant eu lieu à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie à l’automne 2021. Ses trois héroïnes, plongées au cœur de la forêt primaire, y explorent chacune une part de nos peurs et de nos désirs les plus profonds, et la façon dont le langage peut chercher à se faire contre-frontière poétique.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Née en 1981 à Saint-Brieuc, Caroline Hinault est agrégée de Lettres modernes. Elle enseigne la littérature à Rennes où elle vit aujourd'hui. Son premier roman, Solak, a paru dans la collection Rouergue noir en 2021. Salué par la critique, il a reçu huit prix littéraires dont le prix Michel Lebrun 2021, le Trophée 813 du roman francophone 2022 et le prix Marie-Claire-Blais 2023. En 2022 a paru dans la collection la brune un récit : In carna, fragments de grossesse. Son deuxième roman, Traverser les forêts, paraît en 2024.

 

Avis :

Après son formidable et multi-récompensé premier roman Solak qui livrait à eux-mêmes une poignée de fauves humains en pleine étendue arctique, Caroline Hinault continue son exploration des confins de la civilisation, cette fois au plus profond et inhospitalier de la dernière grande forêt primaire d’Europe, là où, entre Pologne et Biélorussie, la chasse aux migrants menée par le gouvernement de Varsovie tranche implacablement avec l’hospitalité qu’il accorde par ailleurs aux réfugiés ukrainiens. Plongée dans l’enfer de Białowieża…

Impénétrable, marécageuse et sauvage, soumise à un climat dur et froid aux interminables hivers, la forêt de Białowieża est un paradis pour la faune et la flore qui s’y épanouissent loin de toute influence humaine. Loups, ours, chevaux et bisons s’y heurtent pourtant en son beau milieu à un long et infranchissable mur de béton, acier et barbelés, édifié le long de la frontière polono-biélorusse. La Pologne qui entend barrer le passage aux migrants affluant du Moyen-Orient et d’Afrique a fait de la région une zone de non-droit, décrétant un état d’urgence qui lui permet d’écarter journalistes, ONG humanitaires et organisations internationales. Elle y pratique une traque aux migrants et aux militants qui tentent de leur venir en aide. Nombreux sont ceux qui, lorsqu’ils ne sont pas refoulés, errent jusqu’à la mort dans cet enfer désormais tristement semé de vestiges humains.

C’est en pensant à la Divine Comédie de Dante, dont les cercles entre Enfer et Paradis viennent se mêler au roman, que Caroline Hinault entrecroise dans ce labyrinthe forestier, autant éden que géhenne, le destin de trois femmes. La jeune Alma qui fuit la Syrie avec son frère vient buter sur le mur qui menace de mettre fin à leur épuisant voyage en les jetant, soit dans les bras des patrouilles, soit dans ceux, mortels, du froid et de la faim. Nina, descendue des rêves d’Occident que sa beauté semblait lui promettre, est revenue habiter cette région désormais « zone rouge », quadrillée par les militaires. Enfin, Véra, journaliste biélorusse en butte à la dictature de son pays, entend faire ici une pause solitaire, le temps d’une saison, pour « mettre à distance la saleté du monde » et écrire.

« Quoi d’autre que le taillage des mots pour tenter d’habiller ou déshabiller le réel et parvenir à tracer en soi une poéthique de la contre-horreur ? »
« Ecrire et lire me semblent de plus en plus un exercice de couture sociale, une contre-frontière nécessaire, qui relie en silence les êtres vivants. Lire et écrire, c’est finalement imiter ce que font les arbres depuis toujours : synthétiser les particules du monde pour les transmuer en oxygène. »


Armée du style direct et des images percutantes qui lui permettent si bien de nous prendre aux tripes, l’auteur nous électrise d’une narration hantée par les grandes préoccupations de notre siècle, alors que politiques et enjeux écologiques se heurtent de plus en plus sur le front de crises environnementales et migratoires. Embrassant l’ensemble de la problématique au travers de trois figures, une migrante, un témoin local et un regard extérieur, sa peinture à la fois réaliste et poétique nous étreint de son extrême intensité pour finalement trouver l’espoir entre nature writing, célébration des pouvoirs de contre-feu de la littérature et étincelles d’humanité subsistant même sous la plus épaisse couche de cendres.

Sans reproduire tout à fait le choc de son hypnotisant Solak, Caroline Hinault n’en réussit que mieux à nous étreindre le coeur avec ce second roman aussi addictif qu’impactant. (4/5)

 

Citations :

Tu songes que les frontières sont rarement des lignes droites mais plutôt de larges bandes mouvantes, des zones mobiles, sableuses, dans lesquelles on avance à petits pas, où l’on peut même parfois passer des années, en frontaliers d’une vie fantasmée.


Elle croise le regard d’un garde dans lequel elle devine la question qui brûle le fond des yeux de toute l’Europe. Pourquoi être partis de leur pays ? S’être jetés de leur plein gré sur les routes ? Et aussitôt, plus loin dans la prunelle, la sentence. Coupable. Qu’y aurait-il eu à répondre à cela ? Comment expliquer l’impasse à ceux qui ont toujours vécu au pays du choix ? Le point de bascule en soi auquel il faut accéder pour dire adieu, partir vers une langue et un pays inconnus ? Assumer la perte. Le risque. Soutenir le jugement. Affronter un destin que le monde estimera, de toute façon, mérité.
Alma n’aspire qu’à pouvoir porter son existence par elle-même. Elle aurait sans doute pu dire : si des millions des gens partent, y compris leurs enfants sous le bras, en laissant tout derrière eux, c’est bien qu’il y a une raison suffisante. C’est bien que ce qu’ils s’apprêtent à perdre et qui va les oblitérer d’une partie d’eux-mêmes ne peut plus concurrencer ce qu’ils espèrent gagner. Mais elle ne dit rien, évidemment. Elle songe en elle-même qu’on part aussi quand on a traversé une frontière intérieure. Quand on refuse que sa vie soit une unité finie, limitée, étranglée. Une aire de souveraineté mortifère sans espoir de dehors. Qu’y avait-il pour elle, dans son pays ? Guerre. Pauvreté. Persécution. Tristesse bouchée des jours.


Chaque nouvelle atrocité de la guerre qu’elle apprenait autour d’elle, dans son quartier, dans les rues de l’enfance, chaque nouveau pourquoi balancé dans la poubelle du sens, agrandissaient un peu plus le gouffre en elle. Le monde lui avait planté dans le cœur une douleur métallique dont l’anneau bipait à chaque mouvement. Elle sentait son moteur intérieur menacé d’une panne létale. Devait sauver sa peau. Fuir l’absence d’avenir dans un pays détruit. Les difficultés quotidiennes, immenses. Pour tout. Le tunnel obstrué des années devant soi. Et, plus profondément encore, plus intimement, la vie excavée des possibles. Il fallait faire un choix. Terrible. Qui nécessitait une force qu’elle ignorait avoir en elle. Tout quitter. Tenter de repousser l’obscurité.
Elle avait encore l’espoir, du haut de ses dix-huit ans, que quelque chose de beau l’attendait, qu’elle avait droit, elle aussi, à une part de lumière qu’il ne s’agissait pas de réclamer à quiconque, mais de construire, pour peu qu’on lui en laisse l’opportunité. Lorsque Bessem, son cousin dont le père était mort dans les geôles du régime, leur avait parlé des visas pour la Biélorussie, Alma avait choisi. Dans la cuisine, derrière le passe-plat rouge, ses parents avaient pleuré. Elle les avait serrés dans ses bras. Et murmuré : la vie ne peut pas être le regret qu’on en a de son vivant.


À quoi ça tient finalement, à la grande loterie de la vie, d’être confortablement installé dans un chez-soi, devant la télé, ou bien de l’autre côté de l’écran, tout entier contenu dans le terme de migrant ? Pourquoi ont-ils, justement eux, glissé dans le goulot du mot-bouteille, pour se retrouver comme ces maquettes miniatures de navires, embaumés vivants derrière la vitre des regards ?


Je me suis arrêtée derrière un tronc. La file laineuse avançait calmement. Une vingtaine de danseuses délicates chaussées d’invisibles molletons. Un long collier de poils recouvrait leur mâchoire, les stalactites de leur barbe pendaient sous les naseaux. La semi-cape du coffre paraissait une moquette enfilée par un animal plus chétif et formait une ligne de démarcation avec la toison postérieure plus rase, qu’on aurait crue tondue. [bisons] 


Tu ne t’es pas mariée et n’as pas eu d’enfants, au grand désespoir de tes parents qui te regardent encore parfois comme si tu avais arraché des lés entiers de papier peint sur le mur de leurs valeurs.


Il a ajouté qu’écrire, pour lui qui ne le faisait pas mais qui fait bien d’autres choses, c’était tenter, et qu’il valait sans doute mieux les essais de ceux qui risquent, plutôt que les certitudes de ceux qui, sans avoir cherché, pensent avoir trouvé.


Alors c’est vrai, j’ai choisi l’impureté du texte, l’exigeante imperfection du travail de scribe qui cherche à donner forme, dans la matière verbale, à ce qui nous traverse et emprunte, pour un moment, la voie de notre existence. J’ai choisi le langage, car quoi d’autre que ce fil tendu au-dessus du vide sur lequel progressent nos vies de funambule ? Quoi d’autre que le taillage des mots pour tenter d’habiller ou déshabiller le réel et parvenir à tracer en soi une poéthique de la contre-horreur ?


Depuis que je vis seule, ici, entourée de végétaux et d’animaux, écrire et lire me semblent de plus en plus un exercice de couture sociale, une contre-frontière nécessaire, qui relie en silence les êtres vivants. Lire et écrire, c’est finalement imiter ce que font les arbres depuis toujours : synthétiser les particules du monde pour les transmuer en oxygène.


On peut y voir une forme d’égoïsme, pire, une vision bourgeoise et égotiste de l’art car, bien sûr, ne pas pouvoir écrire ou lire ne tue pas le corps – pas aussi vite que la privation d’eau, de nourriture, de soin. Je crois pourtant que c’est un luxe nécessaire, un caprice vital qui revendique une part de miracle esthétique pour chacun, une résistance poétique face à la dureté du monde et la tyrannie de l’absurde.


Il sait oui, que cette forêt primaire qu’il aime tant, qui semble conçue pour le triomphe de la beauté et où croissent des espèces mutualistes, un bestiaire architecte, des arbres capables de fabriquer leur propre substance organique et d’en fournir aux autres, est en train de devenir un piège mortel pour réfugiés en quête d’un paradis qui ne veut pas d’eux.
Tu restes muette, l’article sous les yeux. C’est ton pays qui affrète des avions, main dans la main avec son voisin russe, pour déstabiliser l’Europe. Et visiblement, ça marche. Sikorski allait t’en parler, il se doutait bien que tu allais y être confrontée un jour ou l’autre, mais il ne savait pas comment apporter ces nouvelles dans le sanctuaire de vos discussions. Il retardait le moment de briser un lien spécial qui lui faisait du bien à lui aussi. Il emploie ces mots : sanctuaire, lien spécial, et cet aveu, malgré le contexte, te procure une joie acide.
Il t’explique qu’un réseau d’habitants s’organise pour collecter de la nourriture, du matériel, des duvets et déposer ces sacs de survie un peu partout près de la frontière, en espérant qu’ils soient trouvés.


On n’est qu’au début de quelque chose de terrible : le gouvernement veut accélérer la construction d’un mur, créer une « zone rouge » impossible d’accès sauf pour les riverains.
Il secoue la tête, dépité par cette volonté de clôturer un continent, de l’enfermer dans un nœud coulant d’acier : comment est-il possible qu’au moment où tant de gens luttent pour éviter la grande liquidation de la planète avant fermeture définitive, d’autres, à la grande braderie de la bêtise, aient dégoté la vieille fripe mitée du mur, promesse de béton, de pollution et d’abattage qui empêchera la libre circulation de toutes les espèces ?


Tu te trompes, tout le monde tangue, moi le premier. Le véritable enfer des humains, c’est ce désir de paradis en nous.

 

 

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