vendredi 3 décembre 2021

[McDaniel, Tiffany] Betty

 


 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Betty

Auteur : Tiffany McDANIEL

Traducteur : François HAPPE

Parution : 2020 en anglais (Etats-Unis)
                   et en français

Editeur : Gallmeister

Pages : 720

 

 

 

 

 

 

PrĂ©sentation de l'Ă©diteur :  

Ce livre est à la fois une danse, un chant et un éclat de lune, mais par-dessus tout, l’histoire qu’il raconte est, et restera à jamais, celle de la Petite Indienne.
La Petite Indienne, c’est Betty Carpenter, née dans une baignoire, sixième de huit enfants. Sa famille vit en marge de la société car, si sa mère est blanche, son père est cherokee. Lorsque les Carpenter s’installent dans la petite ville de Breathed, après des années d’errance, le paysage luxuriant de l’Ohio semble leur apporter la paix. Avec ses frères et sƓurs, Betty grandit bercée par la magie immémoriale des histoires de son père. Mais les plus noirs secrets de la famille se dévoilent peu à peu. Pour affronter le monde des adultes, Betty puise son courage dans l’écriture : elle confie sa douleur à des pages qu’elle enfouit sous terre au fil des années. Pour qu’un jour, toutes ces histoires n’en forment plus qu’une, qu’elle pourra enfin révéler.

Betty raconte les mystères de l’enfance et la perte de l’innocence. À travers la voix de sa jeune narratrice, Tiffany McDaniel chante le pouvoir réparateur des mots et donne naissance à une héroïne universelle.

  

Le mot de l'Ă©diteur sur l'auteur : 

Tiffany McDaniel vit dans l’Ohio, où elle est née. Son écriture se nourrit des paysages de collines ondulantes et de forêts luxuriantes de la terre qu’elle connaît. Elle est également poète et plasticienne. Son premier roman, L’Été où tout a fondu, est à paraître aux Éditions Gallmeister.

 

 

Avis :

SixiĂšme de huit enfants, Betty Carpenter grandit dans l’Ohio des annĂ©es soixante. Elle, qui de tous ses frĂšres et sƓurs possĂšde la peau la plus foncĂ©e, subit de plein fouet l’ostracisme raciste dont est victime sa famille, depuis l’union de sa mĂšre blanche et de son pĂšre Cherokee. Elle ignore pourtant encore que cette premiĂšre confrontation Ă  la violence n’est que le dĂ©but d’un long apprentissage, Ă  mesure que d’autres drames familiaux sortiront peu Ă  peu de leur secret. Dans son dĂ©sarroi et son chagrin, Betty tient debout grĂące Ă  l’écriture. Il faut dire qu’avec son incomparable et merveilleuse capacitĂ© Ă  tout transformer en histoires, son pĂšre lui tend un formidable tremplin


Tiffany McDaniel s’est inspirĂ©e de la vie de sa mĂšre, mĂ©tisse Cherokee, pour nous livrer cette histoire en clair obscur, d’une singuliĂšre poĂ©sie. Versant ombre, les coups du sort pleuvent sur cette famille prise dans une de ces inextricables spirales oĂč le malheur sait si bien enfermer ses victimes, de gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ration. Les Ă©pisodes rĂ©voltants se succĂšdent, empilant les prĂ©jugĂ©s et l’injustice les plus consternants Ă  la mĂ©chancetĂ© et Ă  l’immoralitĂ© les plus effarantes, dans une narration digne et sobre, dĂ©nuĂ©e de pathos et de complaisance, qui dĂ©multiplie l’impact des violences Ă©voquĂ©es. Pourtant, Betty, elle, trouve la force de ne pas succomber Ă  la haine, portĂ©e par l’amour d’un pĂšre qui illumine littĂ©ralement le rĂ©cit. Rarement pareille figure paternelle aura Ă  ce point transfigurĂ© un roman, chassant Ă  elle seule la noirceur ambiante par la magie et la poĂ©sie de son imagination et de ses histoires, opposant Ă  la bĂȘtise son humble et respectueuse connaissance de la nature, et insufflant Ă  sa fille la conscience de sa valeur et de sa puissance.

Quand on songe aujourd’hui Ă  la perte d’identitĂ© et d’estime de soi qui, Ă  lire des auteurs comme Louise Erdrich, Tommy Orange, Joy Harjo ou Naomi Fontaine, continue Ă  miner bon nombre des descendants amĂ©rindiens, l’on comprend tout le sens de l’hĂ©ritage de Landon Carpenter Ă  sa fille. A travers Betty, grandie dans le respect d’elle-mĂȘme malgrĂ© le racisme, mais aussi le sexisme qui sĂ©vit Ă  part Ă©gale dans le roman, c’est la force de refuser l’aliĂ©nation, qu’elle conduise au sentiment d’humiliation et Ă  l’auto-destruction, ou Ă  la haine et Ă  la riposte violente, qu’infuse cette splendide histoire d’amour paternel.

De cette tragĂ©die, nĂ©e de l’imbĂ©cile mais brutale suffisance d’hommes blancs convaincus de leur supĂ©rioritĂ© masculine et raciale, irradie une lumineuse humanitĂ© : celle d’un pĂšre magnifique, humble mais vĂ©ritable figure centrale du roman, indĂ©niablement responsable de mon coup de coeur pour ce livre. (5/5)

 

Citations :

Avant le christianisme, les Cherokees Ă©taient fiers de leur sociĂ©tĂ© matriarcale et matrilinĂ©aire. Les femmes Ă©taient Ă  la tĂȘte de la famille, mais le christianisme a donnĂ© aux hommes un rĂŽle prĂ©dominant. À la suite de ce bouleversement, les femmes ont Ă©tĂ© Ă©cartĂ©es de la terre qu’elles avaient possĂ©dĂ©e et cultivĂ©e. On leur a donnĂ© un tablier et on leur a signifiĂ© que leur place Ă©tait Ă  la cuisine. Aux hommes, qui avaient toujours Ă©tĂ© des chasseurs, on a dit qu’ils devaient maintenant travailler dans les champs. Les Cherokees ont vu leur mode de vie traditionnel Ă©radiquĂ©, de mĂȘme que la rĂ©partition des rĂŽles entre les deux sexes, qui avait permis aux femmes d’occuper une place aussi importante que celle des hommes.
 

— D’oĂč est-ce qu’elle vient ?
 Je n’ai pas hĂ©sitĂ© Ă  lui rĂ©pondre moi-mĂȘme en tendant le doigt vers notre maison :
 â€” De lĂ , derriĂšre. On emmĂ©nage.
 Ses boucles d’oreilles en perles se sont agitĂ©es quand elle a agrippĂ© le bras de l’homme.
 â€” Des gens de couleur ? a-t-elle hoquetĂ©. Quand des gens de couleur se sont installĂ©s dans le quartier de Maman, elle a dit que mĂȘme l’eau a commencĂ© Ă  avoir un drĂŽle de goĂ»t.
 â€” Ça ne m’étonne pas. (Il a fait un signe de tĂȘte en direction du ballon.) Elle a essayĂ© de le voler.
 â€” Mais on ne peut plus le reprendre, maintenant. Pas si elle l’a touchĂ©, a dit la femme en prenant la petite fille dans ses bras. Les gens de couleur ont toujours une maladie ou une autre. Elle a mis ses microbes dessus.
 â€” Tu as raison.
 Il a immĂ©diatement lĂąchĂ© le ballon, puis il a sorti son beau mouchoir bien propre pour s’essuyer les mains.
— Ruthis, il ne faut pas jouer avec n’importe qui, ma chĂ©rie, a dit la femme en nichant la tĂȘte de sa fille au creux de son Ă©paule tandis qu’elle la portait Ă  l’intĂ©rieur. Les enfants dĂ©goĂ»tants peuvent te faire attraper des trucs dĂ©goĂ»tants.
 

Pendant l’absence de Maman, Fraya a abandonnĂ© le lycĂ©e. Papa a Ă©tĂ© tellement déçu qu’il a peint en noir la derniĂšre marche du porche devant la maison.  
— Parce qu’une marche vient de mourir, a-t-il dit Ă  Fraya.  
— Les marches ne meurent pas, Papa.  
— Elle est morte, Fraya, parce que tu n’as pas franchi cette derniĂšre marche qui te menait vers une vie meilleure.  
— Ce ne sont que des marches d’escalier, Papa. Elles nous permettent d’entrer et sortir de la maison, c’est tout.  
— Tu sais, quand je me suis entendu dire que j’étais bĂȘte, j’ai eu le sentiment de l’ĂȘtre vraiment. Tout ça parce que je suis un homme adulte avec une instruction de troisiĂšme ordre. Être au bas de l’échelle te remplit d’amertume, Fraya, et je suis bien placĂ© pour le savoir. J’y ai passĂ© toute ma vie et je n’ai pu que contempler le sommet. Et tu sais ce qu’on trouve au sommet?  
— Quoi donc ? a demandĂ© Fraya.  
— Une belle vue sur le monde. Tu pourras le voir tout entier. De lĂ -haut, tu peux dĂ©cider quelle partie de ce grand et beau monde Dieu a faite spĂ©cialement pour toi. Mais si tu abandonnes tes Ă©tudes, Fraya, tu ne pourras jamais y parvenir et avoir une vie meilleure. Tu allais ĂȘtre la premiĂšre personne de la famille Ă  pouvoir dire que tu avais reçu une Ă©ducation. Tu n’étais pas obligĂ©e d’abandonner le lycĂ©e. Ce n’est pas ce que ta maman voudrait pour toi. Tu peux encore y retourner. Je peux encore repeindre cette marche en blanc. Ressuscite-la. La mort n’est pas nĂ©cessairement Ă©ternelle pour les marches.


Pendant que je plumais le poulet, Momma se tenait sur la vĂ©randa, oĂč elle attendait le retour de Pappy. Elle avait un linge humide et frais Ă  la main, comme tous les jours. Elle lui posait ce foutu linge sur le cou quand il s’asseyait sur la balancelle de la vĂ©randa. AprĂšs, elle se mettait Ă  genoux en souriant et elle lui enlevait ses chaussures pour lui masser les pieds. Je me souviens, un jour Momma a oubliĂ© de sourire. Pappy lui a fait lĂ©cher la boue de ses semelles. Je vois encore sa langue s’enfoncer dans toutes les rainures.


Ce serait tellement plus facile si l’on pouvait entreposer toutes les laideurs de notre vie dans notre peau – une peau dont on pourrait ensuite se dĂ©barrasser comme le font les serpents. Alors il serait possible d’abandonner toutes ces horreurs dessĂ©chĂ©es par terre et poursuivre notre route, libĂ©rĂ© d’elles. 


Les gens croient que c’est quand ils vous supplient de rester, mais en fait, c’est quand ils vous laissent partir que vous savez qu’ils vous aiment pour de bon.


Pourquoi faut saigner pour gagner le droit d’ĂȘtre une femme ? (Elle a donnĂ© des coups de poing sur son matelas.) Et qu’est-ce qui se passe quand on vieillit et que ça s’arrĂȘte ? Alors quoi ? On n’est plus une femme Ă  ce moment-lĂ  ? C’est pas le sang qui dĂ©finit ce qu’on est. C’est notre Ăąme.


Ma sƓur Ă©tait tout simplement une de ces filles condamnĂ©es par une idĂ©ologie et des textes ancestraux selon lesquels le destin d’une femme est d’ĂȘtre bien comme il faut, obĂ©issante et sagement sĂ©duisante, mais invisible au besoin. ClouĂ©e Ă  la croix du sexe auquel elle appartient, une jeune femme se trouve coincĂ©e entre la mĂšre et la cĂŽte biblique, dans un espace rĂ©duit qui ne lui permet d’ĂȘtre rien d’autre qu’une fille qui vit auprĂšs de ses frĂšres sans pour autant ĂȘtre leur Ă©gale. Ces garçons qui, eux, peuvent hurler comme des matous en rut, se vautrer dans la chair sans retenue, sans que jamais on ne les traite de traĂźnĂ©e ou de putain comme ma sƓur.


Une maison “coup de fusil” est une maison Ă©troite, oĂč les piĂšces sont en enfilade, chacune donnant dans la suivante par une porte intĂ©rieure. Ainsi, si l’on tirait un coup de fusil Ă  travers la porte d’entrĂ©e, la balle traverserait toutes ces portes intĂ©rieures avant d’atteindre le mur du fond.


— Ce n’est pas facile d’ĂȘtre une femme, P’tite Cherokee. Et surtout, ce n’est pas facile d’ĂȘtre une femme qui passe sa vie Ă  avoir peur de celle qu’elle est vraiment. Tout le monde m’appelle la Vieille Slipperwort. La Vieille. VoilĂ  ce que je suis. La femme qui va au magasin en chaussures plates Ă  semelles en caoutchouc pour acheter des pommes de terre, du lait et du pain. Avec des taches sur ma robe, provenant du petit dĂ©jeuner que je prends toute seule. Le dos courbĂ©, mes bas retombant sur mes jambes veinĂ©es de bleu et de violet. Des cheveux tout blancs et un visage que plus personne ne voit. Quatre-vingt-dix-sept ans que je suis sur cette terre. Et voilĂ  le rĂ©sultat : je me retrouve seule dans ma chambre, en train de contempler le reflet d’une femme qui a toujours eu peur d’ĂȘtre elle-mĂȘme.  
Dans le miroir, ses yeux sont passĂ©s de son image Ă  la mienne.  
— Ne laisse pas une telle chose t’arriver, Betty. N’aie pas peur d’ĂȘtre toi-mĂȘme. Faut pas que tu vives aussi longtemps pour t’apercevoir Ă  la fin que tu n’as pas vĂ©cu du tout. 


Les gens auraient pu utiliser toutes sortes de mots pour dĂ©crire les mains de mon pĂšre. Dures. TannĂ©es. FendillĂ©es et crevassĂ©es comme l’écorce d’un arbre. On aurait pu dire que ses mains Ă©taient, par-dessus tout, rugueuses, mais je savais que son contact Ă©tait doux. Les gens se contentaient de jeter un coup d’Ɠil aux mains de mon pĂšre et ils croyaient pouvoir en dĂ©duire ce qu’il valait dans ce monde.  
— Je me suis toujours entendu dire que j’étais insignifiant, a-t-il remarquĂ© tandis qu’il commençait Ă  coudre le bouton sur le pantalon. Tu t’entends dire ça suffisamment et tu te mets Ă  le croire.  
Il a fait un nƓud avec le fil avant de le couper avec ses dents.  
— Il y a des hommes qui ne valent pas la peine qu’on en parle, a-t-il poursuivi en levant le pantalon pour jauger son travail. Ce sont des bouche-trous. VoilĂ  ce que je suis. Un bouche-trou. Une marche sur laquelle d’autres grimpent pour arriver au sommet. Une goutte de peinture sur le portrait d’un homme plus important. Autrefois, ça me dĂ©rangeait. Mais aujourd’hui, je suis trop vieux pour m’en faire Ă  ce sujet.


Un jour, Papa m’a racontĂ© une lĂ©gende cherokee qui parlait de deux loups. L’un Ă©tait appelĂ© U-so-nv-i, parce qu’il Ă©tait mauvais, malhonnĂȘte et qu’il avait l’esprit tordu. L’autre s’appelait Uu-yu-go-dv, parce qu’il Ă©tait sincĂšre, bon et droit.  
— Les deux loups vivent Ă  l’intĂ©rieur de chacun de nous, m’avait dit mon pĂšre. Ils se battent jusqu’à ce que l’un des deux soit tuĂ©.  
Je lui ai demandĂ© lequel des deux loups survit. Il m’a rĂ©pondu :
— Celui que tu nourris et que tu aimes.


— Tu as enfreint la rĂšgle en vigueur dans cette Ă©cole, tu le sais, n’est-ce pas ?  
Il a fait un geste en direction de mon short.  
— Je ne comprends pas pourquoi il y a une rùgle, ai-je dit.
— Nous devons veiller Ă  maintenir une sĂ©paration entre les sexes.  
— Une sĂ©paration ?  
— Les vĂȘtements devraient montrer qu’il y a une diffĂ©rence entre une fille et un garçon. Tu n’es pas d’accord, Betty ?  
— Pourquoi je ne peux pas mettre ce que je veux ?  
— Est-ce que tu sais ce qui arrive quand une fille porte ce qu’elle veut, comme un short ou un pantalon ?  
J’ai secouĂ© la tĂȘte.
— Tout le monde a les yeux fixĂ©s sur son entrejambe, a-t-il rĂ©pondu en jetant un coup d’Ɠil rapide au mien.
 â€” Mon entrejambe ?
 J’ai aussi baissĂ© les yeux vers mon bassin.
 â€” C’est ça. Un pantalon dĂ©finit ton
 cette zone. Quand une femme est en pantalon, personne ne la voit, elle. On ne voit que son entrejambe. Les femmes qui mettent un pantalon souhaitent cette attention. Elles la recherchent. Savais-tu que dans les endroits oĂč les femmes portent des pantalons, la criminalitĂ© est plus importante ? Ces femmes-lĂ  se moquent complĂštement de la famille et du foyer. Elles se moquent complĂštement d’inculquer un sens moral et de donner le bon exemple.
 â€” Parce qu’elles mettent un pantalon ? Mais les hommes en portent bien, eux.
 â€” Les femmes ne peuvent pas se comporter comme les hommes, parce que les hommes et les femmes sont diffĂ©rents. Qu’est-ce que tu dirais si j’enfilais une jupe, lĂ , et que je me mette Ă  me dĂ©hancher dans ce bureau comme ta mĂšre ?
 â€” Ma mĂšre ne se dĂ©hanche pas.
 â€” Ma chĂšre, dĂšs qu’une femme se met Ă  marcher, elle se dĂ©hanche. Elle n’y peut rien. C’est la façon dont ses jambes sont faites.


À ce moment-lĂ , j’ai compris que les pantalons et les jupes, tout comme les sexes, n’étaient pas considĂ©rĂ©s comme Ă©gaux dans notre sociĂ©tĂ©. Porter un pantalon, c’était ĂȘtre habillĂ© pour exercer le pouvoir. Porter une jupe, c’était ĂȘtre habillĂ©e pour faire la vaisselle.  
— Je ne serais pas surpris que les oiseaux se comportent de façon bizarre prĂ©cisĂ©ment parce que tu portes ce short, Betty.  
AprĂšs avoir laissĂ© tomber sa couverture, il s’est assis Ă  son bureau en me disant que porter une jupe prĂ©serverait ma puretĂ©.  
— Tes frĂšres en Christ te regarderont avec respect si tu t’habilles comme la Bible dit que les femmes et les filles doivent s’habiller.  
— Mais les garçons n’arrĂȘtent pas de soulever ma jupe. Ils ont vu mes sous-vĂȘtements un million de fois.  
— Je vois. (Il s’est renversĂ© en arriĂšre dans son fauteuil en cuir.) Tu flirtes avec les garçons, alors ?  
— Non.  
— Est-ce que tu mets des vĂȘtements qui incitent tes camarades Ă  avoir des pensĂ©es impures ?  
— Je porte juste des vĂȘtements comme tout le monde, ai-je rĂ©pliquĂ©, les dents serrĂ©es.  
— Parce que les vĂȘtements que porte une fille peuvent avoir une influence, tu comprends ? La façon dont tu t’habilles dit certaines choses sur qui tu es. Je connais ces garçons dans mon Ă©cole. Leurs parents sont mes amis. Ce sont de bons garçons. Ils essaient de garder Dieu dans leur cƓur. Tu veux qu’ils restent de bons garçons, n’est-ce pas ?  
— Qu’ils soient bons ou non dĂ©pend d’eux.  
— Non, cela dĂ©pend de toi. En tant que fille, tu as une grande responsabilitĂ©, Betty. Surtout maintenant que tu commences Ă  avoir des hanches et des seins. Comment pouvons-nous, nous les hommes, garder Dieu dans notre cƓur, si vous autres, les jolies petites crĂ©atures, ne nous aidez pas en vous habillant de façon pudique ? Tu sais ce que signifie le mot “pudique”, Betty ?  
— Je mets des robes et des jupes en coton. Elles ont des petites fleurs et
 et
 et vous ne me voyez pas baisser le pantalon des garçons dans tous les coins. Ça n’a rien Ă  voir avec les vĂȘtements. Ils soulĂšveraient ma jupe mĂȘme si je m’habillais avec un sac de pommes de terre. C’est les garçons que vous devriez punir. Pas moi.
— Est-ce que tu vas Ă  l’église, Betty ? (Il s’est renversĂ© un peu plus en arriĂšre, jusqu’à faire grincer son fauteuil.) Je ne pense pas t’y avoir jamais vue, ni ta famille.  — Notre Ă©glise, c’est la nature.  — L’église est votre Ă©glise, petite demoiselle. Tout le reste n’est que blasphĂšme. Est-ce que vous ĂȘtes chrĂ©tiens, toi et ton peuple ?  
— Mon peuple, c’est les Cherokees, ai-je rĂ©pliquĂ© en me redressant. Et si on vivait encore aujourd’hui comme vivaient mes ancĂȘtres avant qu’on nous prenne tout, les femmes seraient aux commandes et c’est vous qui devriez m’écouter.  
— Oh, vraiment ?  
— Oui. Et je pourrais porter ce que je voudrais parce que
  
— Parce que quoi ?  
— Parce que pour les Cherokees, l’important n’était pas ce que portaient les femmes. L’important, c’était ce qu’elles faisaient, ce qu’elles disaient et ce qu’elles pensaient.  
— Et tu as vu ce qui s’est passĂ© ? a-t-il rĂ©pondu en s’esclaffant. Ton peuple a Ă©tĂ© vaincu parce que les femmes font des chefs faibles. Je suis sĂ»r que si tes Cherokees avaient eu des hommes en charge des choses, tout ce pays serait indien aujourd’hui. Ce sont les femmes en pantalon qui ont perdu les terres de ton peuple.


Nous sommes restĂ©s tous les trois Ă  regarder le ciel. Quand Fraya a commencĂ© Ă  projeter le bout de son index vers les Ă©toiles, je lui ai demandĂ© ce qu’elle faisait.  
— Ces lumiĂšres, lĂ -haut. (Toc, toc, toc.) On nous dit qu’elles ne sont que rĂ©actions nuclĂ©aires et Ă©nergie, a-t-elle rĂ©pondu comme une scientifique. Des Ă©toiles, disent les romantiques. Mais ce ne sont pas des Ă©toiles. Les Ă©toiles n’existent pas pour nous. Tout lĂ -haut, il y a un monde pour lequel nous sommes des insectes. Et quelqu’un dans ce monde-lĂ  nous a attrapĂ©s. Cette planĂšte, oĂč nous disons ĂȘtre chez nous, n’est en fait qu’un grand bocal dans lequel ils nous gardent. Un grand bocal pour nous, mais un tout petit pour eux. Ces Ă©clats lumineux sont en fait les trous d’aĂ©ration par lesquels nous voyons la lumiĂšre de ce monde pour lequel nous sommes trop petits. Avec mon doigt, je fais d’autres trous pour que l’on puisse respirer. Il y a des moments oĂč je me dis que nous allons tous suffoquer. Aide-moi, Betty. Aide-moi Ă  faire un trou assez grand pour que l’on puisse s’y glisser et s’envoler.


J’avais passĂ© l’essentiel de mon adolescence Ă  souhaiter voir un autre reflet de moi. Je pouvais abandonner les doutes qui m’assaillaient et ĂȘtre libre, ou bien demeurer sous le regard de ceux qui nourrissent des prĂ©jugĂ©s et y rester enchaĂźnĂ©e. Nous avons trop d’ennemis dans la vie pour en faire nous-mĂȘmes partie. Aussi, lorsque j’ai eu dix-sept ans, un Ăąge qui vous autorise Ă  allumer la flamme de passions nouvelles, j’ai dĂ©cidĂ© de refuser l’ambition de la haine.


La pensĂ©e m’est alors venue qu’ĂȘtre enfant, c’est savoir que le balancement du berceau nous rapproche et en mĂȘme temps nous Ă©loigne de nos parents. C’est le flux et le reflux de la vie qui, tour Ă  tour, nous poussent vers les autres, puis nous en Ă©cartent, peut-ĂȘtre dans le but de nous permettre d’acquĂ©rir la force nĂ©cessaire pour affronter l’instant oĂč ce mouvement de balancier nous aura tellement Ă©loignĂ©s de la personne que nous aimons le plus qu’elle ne sera plus lĂ  quand nous reviendrons vers elle.


Je m’étais rendu compte que les secrets que l’on enterre sont des graines qui ne produisent que du mal supplĂ©mentaire.


Je comprenais ce besoin d’aller au-delĂ  de la clĂŽture. Aussi belle que puisse ĂȘtre la pĂąture, c’est la libertĂ© de choisir qui fait la diffĂ©rence entre une existence que l’on vit et une existence que l’on subit.

 

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