Coup de coeur đ
Titre : Betty
Auteur : Tiffany McDANIEL
Traducteur : François HAPPE
Parution : 2020 en anglais (Etats-Unis)
et en français
Editeur : Gallmeister
Pages : 720
Présentation de l'éditeur :
La Petite Indienne, câest Betty Carpenter, neÌe dans une baignoire, sixieÌme de huit enfants. Sa famille vit en marge de la socieÌteÌ car, si sa meÌre est blanche, son peÌre est cherokee. Lorsque les Carpenter sâinstallent dans la petite ville de Breathed, apreÌs des anneÌes dâerrance, le paysage luxuriant de lâOhio semble leur apporter la paix. Avec ses freÌres et sĆurs, Betty grandit berceÌe par la magie immeÌmoriale des histoires de son peÌre. Mais les plus noirs secrets de la famille se deÌvoilent peu aÌ peu. Pour affronter le monde des adultes, Betty puise son courage dans lâeÌcriture : elle confie sa douleur aÌ des pages quâelle enfouit sous terre au fil des anneÌes. Pour quâun jour, toutes ces histoires nâen forment plus quâune, quâelle pourra enfin reÌveÌler.
Betty raconte les mysteÌres de lâenfance et la perte de lâinnocence. AÌ travers la voix de sa jeune narratrice, Tiffany McDaniel chante le pouvoir reÌparateur des mots et donne naissance aÌ une heÌroiÌne universelle.
Le mot de l'Ă©diteur sur l'auteur :
Avis :
Tiffany McDaniel sâest inspirĂ©e de la vie de sa mĂšre, mĂ©tisse Cherokee, pour nous livrer cette histoire en clair obscur, dâune singuliĂšre poĂ©sie. Versant ombre, les coups du sort pleuvent sur cette famille prise dans une de ces inextricables spirales oĂč le malheur sait si bien enfermer ses victimes, de gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ration. Les Ă©pisodes rĂ©voltants se succĂšdent, empilant les prĂ©jugĂ©s et lâinjustice les plus consternants Ă la mĂ©chancetĂ© et Ă lâimmoralitĂ© les plus effarantes, dans une narration digne et sobre, dĂ©nuĂ©e de pathos et de complaisance, qui dĂ©multiplie lâimpact des violences Ă©voquĂ©es. Pourtant, Betty, elle, trouve la force de ne pas succomber Ă la haine, portĂ©e par lâamour dâun pĂšre qui illumine littĂ©ralement le rĂ©cit. Rarement pareille figure paternelle aura Ă ce point transfigurĂ© un roman, chassant Ă elle seule la noirceur ambiante par la magie et la poĂ©sie de son imagination et de ses histoires, opposant Ă la bĂȘtise son humble et respectueuse connaissance de la nature, et insufflant Ă sa fille la conscience de sa valeur et de sa puissance.
Quand on songe aujourdâhui Ă la perte dâidentitĂ© et dâestime de soi qui, Ă lire des auteurs comme Louise Erdrich, Tommy Orange, Joy Harjo ou Naomi Fontaine, continue Ă miner bon nombre des descendants amĂ©rindiens, lâon comprend tout le sens de lâhĂ©ritage de Landon Carpenter Ă sa fille. A travers Betty, grandie dans le respect dâelle-mĂȘme malgrĂ© le racisme, mais aussi le sexisme qui sĂ©vit Ă part Ă©gale dans le roman, câest la force de refuser lâaliĂ©nation, quâelle conduise au sentiment dâhumiliation et Ă lâauto-destruction, ou Ă la haine et Ă la riposte violente, quâinfuse cette splendide histoire dâamour paternel.
De cette tragĂ©die, nĂ©e de lâimbĂ©cile mais brutale suffisance dâhommes blancs convaincus de leur supĂ©rioritĂ© masculine et raciale, irradie une lumineuse humanitĂ© : celle dâun pĂšre magnifique, humble mais vĂ©ritable figure centrale du roman, indĂ©niablement responsable de mon coup de coeur pour ce livre. (5/5)
Citations :
â DâoĂč est-ce quâelle vient ?
Je nâai pas hĂ©sitĂ© Ă lui rĂ©pondre moi-mĂȘme en tendant le doigt vers notre maison :
â De lĂ , derriĂšre. On emmĂ©nage.
Ses boucles dâoreilles en perles se sont agitĂ©es quand elle a agrippĂ© le bras de lâhomme.
â Des gens de couleur ? a-t-elle hoquetĂ©. Quand des gens de couleur se sont installĂ©s dans le quartier de Maman, elle a dit que mĂȘme lâeau a commencĂ© Ă avoir un drĂŽle de goĂ»t.
â Ăa ne mâĂ©tonne pas. (Il a fait un signe de tĂȘte en direction du ballon.) Elle a essayĂ© de le voler.
â Mais on ne peut plus le reprendre, maintenant. Pas si elle lâa touchĂ©, a dit la femme en prenant la petite fille dans ses bras. Les gens de couleur ont toujours une maladie ou une autre. Elle a mis ses microbes dessus.
â Tu as raison.
Il a immĂ©diatement lĂąchĂ© le ballon, puis il a sorti son beau mouchoir bien propre pour sâessuyer les mains.
â Ruthis, il ne faut pas jouer avec nâimporte qui, ma chĂ©rie, a dit la femme en nichant la tĂȘte de sa fille au creux de son Ă©paule tandis quâelle la portait Ă lâintĂ©rieur. Les enfants dĂ©goĂ»tants peuvent te faire attraper des trucs dĂ©goĂ»tants.
Pendant lâabsence de Maman, Fraya a abandonnĂ© le lycĂ©e. Papa a Ă©tĂ© tellement déçu quâil a peint en noir la derniĂšre marche du porche devant la maison.
â Parce quâune marche vient de mourir, a-t-il dit Ă Fraya.
â Les marches ne meurent pas, Papa.
â Elle est morte, Fraya, parce que tu nâas pas franchi cette derniĂšre marche qui te menait vers une vie meilleure.
â Ce ne sont que des marches dâescalier, Papa. Elles nous permettent dâentrer et sortir de la maison, câest tout.
â Tu sais, quand je me suis entendu dire que jâĂ©tais bĂȘte, jâai eu le sentiment de lâĂȘtre vraiment. Tout ça parce que je suis un homme adulte avec une instruction de troisiĂšme ordre. Ătre au bas de lâĂ©chelle te remplit dâamertume, Fraya, et je suis bien placĂ© pour le savoir. Jây ai passĂ© toute ma vie et je nâai pu que contempler le sommet. Et tu sais ce quâon trouve au sommet?
â Quoi donc ? a demandĂ© Fraya.
â Une belle vue sur le monde. Tu pourras le voir tout entier. De lĂ -haut, tu peux dĂ©cider quelle partie de ce grand et beau monde Dieu a faite spĂ©cialement pour toi. Mais si tu abandonnes tes Ă©tudes, Fraya, tu ne pourras jamais y parvenir et avoir une vie meilleure. Tu allais ĂȘtre la premiĂšre personne de la famille Ă pouvoir dire que tu avais reçu une Ă©ducation. Tu nâĂ©tais pas obligĂ©e dâabandonner le lycĂ©e. Ce nâest pas ce que ta maman voudrait pour toi. Tu peux encore y retourner. Je peux encore repeindre cette marche en blanc. Ressuscite-la. La mort nâest pas nĂ©cessairement Ă©ternelle pour les marches.
Pendant que je plumais le poulet, Momma se tenait sur la vĂ©randa, oĂč elle attendait le retour de Pappy. Elle avait un linge humide et frais Ă la main, comme tous les jours. Elle lui posait ce foutu linge sur le cou quand il sâasseyait sur la balancelle de la vĂ©randa. AprĂšs, elle se mettait Ă genoux en souriant et elle lui enlevait ses chaussures pour lui masser les pieds. Je me souviens, un jour Momma a oubliĂ© de sourire. Pappy lui a fait lĂ©cher la boue de ses semelles. Je vois encore sa langue sâenfoncer dans toutes les rainures.
Ce serait tellement plus facile si lâon pouvait entreposer toutes les laideurs de notre vie dans notre peau â une peau dont on pourrait ensuite se dĂ©barrasser comme le font les serpents. Alors il serait possible dâabandonner toutes ces horreurs dessĂ©chĂ©es par terre et poursuivre notre route, libĂ©rĂ© dâelles.
Les gens croient que câest quand ils vous supplient de rester, mais en fait, câest quand ils vous laissent partir que vous savez quâils vous aiment pour de bon.
Pourquoi faut saigner pour gagner le droit dâĂȘtre une femme ? (Elle a donnĂ© des coups de poing sur son matelas.) Et quâest-ce qui se passe quand on vieillit et que ça sâarrĂȘte ? Alors quoi ? On nâest plus une femme Ă ce moment-lĂ ? Câest pas le sang qui dĂ©finit ce quâon est. Câest notre Ăąme.
Ma sĆur Ă©tait tout simplement une de ces filles condamnĂ©es par une idĂ©ologie et des textes ancestraux selon lesquels le destin dâune femme est dâĂȘtre bien comme il faut, obĂ©issante et sagement sĂ©duisante, mais invisible au besoin. ClouĂ©e Ă la croix du sexe auquel elle appartient, une jeune femme se trouve coincĂ©e entre la mĂšre et la cĂŽte biblique, dans un espace rĂ©duit qui ne lui permet dâĂȘtre rien dâautre quâune fille qui vit auprĂšs de ses frĂšres sans pour autant ĂȘtre leur Ă©gale. Ces garçons qui, eux, peuvent hurler comme des matous en rut, se vautrer dans la chair sans retenue, sans que jamais on ne les traite de traĂźnĂ©e ou de putain comme ma sĆur.
Une maison âcoup de fusilâ est une maison Ă©troite, oĂč les piĂšces sont en enfilade, chacune donnant dans la suivante par une porte intĂ©rieure. Ainsi, si lâon tirait un coup de fusil Ă travers la porte dâentrĂ©e, la balle traverserait toutes ces portes intĂ©rieures avant dâatteindre le mur du fond.
â Ce nâest pas facile dâĂȘtre une femme, Pâtite Cherokee. Et surtout, ce nâest pas facile dâĂȘtre une femme qui passe sa vie Ă avoir peur de celle quâelle est vraiment. Tout le monde mâappelle la Vieille Slipperwort. La Vieille. VoilĂ ce que je suis. La femme qui va au magasin en chaussures plates Ă semelles en caoutchouc pour acheter des pommes de terre, du lait et du pain. Avec des taches sur ma robe, provenant du petit dĂ©jeuner que je prends toute seule. Le dos courbĂ©, mes bas retombant sur mes jambes veinĂ©es de bleu et de violet. Des cheveux tout blancs et un visage que plus personne ne voit. Quatre-vingt-dix-sept ans que je suis sur cette terre. Et voilĂ le rĂ©sultat : je me retrouve seule dans ma chambre, en train de contempler le reflet dâune femme qui a toujours eu peur dâĂȘtre elle-mĂȘme.
Dans le miroir, ses yeux sont passés de son image à la mienne.
â Ne laisse pas une telle chose tâarriver, Betty. Nâaie pas peur dâĂȘtre toi-mĂȘme. Faut pas que tu vives aussi longtemps pour tâapercevoir Ă la fin que tu nâas pas vĂ©cu du tout.
Les gens auraient pu utiliser toutes sortes de mots pour dĂ©crire les mains de mon pĂšre. Dures. TannĂ©es. FendillĂ©es et crevassĂ©es comme lâĂ©corce dâun arbre. On aurait pu dire que ses mains Ă©taient, par-dessus tout, rugueuses, mais je savais que son contact Ă©tait doux. Les gens se contentaient de jeter un coup dâĆil aux mains de mon pĂšre et ils croyaient pouvoir en dĂ©duire ce quâil valait dans ce monde.
â Je me suis toujours entendu dire que jâĂ©tais insignifiant, a-t-il remarquĂ© tandis quâil commençait Ă coudre le bouton sur le pantalon. Tu tâentends dire ça suffisamment et tu te mets Ă le croire.
Il a fait un nĆud avec le fil avant de le couper avec ses dents.
â Il y a des hommes qui ne valent pas la peine quâon en parle, a-t-il poursuivi en levant le pantalon pour jauger son travail. Ce sont des bouche-trous. VoilĂ ce que je suis. Un bouche-trou. Une marche sur laquelle dâautres grimpent pour arriver au sommet. Une goutte de peinture sur le portrait dâun homme plus important. Autrefois, ça me dĂ©rangeait. Mais aujourdâhui, je suis trop vieux pour mâen faire Ă ce sujet.
Un jour, Papa mâa racontĂ© une lĂ©gende cherokee qui parlait de deux loups. Lâun Ă©tait appelĂ© U-so-nv-i, parce quâil Ă©tait mauvais, malhonnĂȘte et quâil avait lâesprit tordu. Lâautre sâappelait Uu-yu-go-dv, parce quâil Ă©tait sincĂšre, bon et droit.
â Les deux loups vivent Ă lâintĂ©rieur de chacun de nous, mâavait dit mon pĂšre. Ils se battent jusquâĂ ce que lâun des deux soit tuĂ©.
Je lui ai demandĂ© lequel des deux loups survit. Il mâa rĂ©pondu :
â Celui que tu nourris et que tu aimes.
â Tu as enfreint la rĂšgle en vigueur dans cette Ă©cole, tu le sais, nâest-ce pas ?
Il a fait un geste en direction de mon short.
â Je ne comprends pas pourquoi il y a une rĂšgle, ai-je dit.
â Nous devons veiller Ă maintenir une sĂ©paration entre les sexes.
â Une sĂ©paration ?
â Les vĂȘtements devraient montrer quâil y a une diffĂ©rence entre une fille et un garçon. Tu nâes pas dâaccord, Betty ?
â Pourquoi je ne peux pas mettre ce que je veux ?
â Est-ce que tu sais ce qui arrive quand une fille porte ce quâelle veut, comme un short ou un pantalon ?
Jâai secouĂ© la tĂȘte.
â Tout le monde a les yeux fixĂ©s sur son entrejambe, a-t-il rĂ©pondu en jetant un coup dâĆil rapide au mien.
â Mon entrejambe ?
Jâai aussi baissĂ© les yeux vers mon bassin.
â Câest ça. Un pantalon dĂ©finit ton⊠cette zone. Quand une femme est en pantalon, personne ne la voit, elle. On ne voit que son entrejambe. Les femmes qui mettent un pantalon souhaitent cette attention. Elles la recherchent. Savais-tu que dans les endroits oĂč les femmes portent des pantalons, la criminalitĂ© est plus importante ? Ces femmes-lĂ se moquent complĂštement de la famille et du foyer. Elles se moquent complĂštement dâinculquer un sens moral et de donner le bon exemple.
â Parce quâelles mettent un pantalon ? Mais les hommes en portent bien, eux.
â Les femmes ne peuvent pas se comporter comme les hommes, parce que les hommes et les femmes sont diffĂ©rents. Quâest-ce que tu dirais si jâenfilais une jupe, lĂ , et que je me mette Ă me dĂ©hancher dans ce bureau comme ta mĂšre ?
â Ma mĂšre ne se dĂ©hanche pas.
â Ma chĂšre, dĂšs quâune femme se met Ă marcher, elle se dĂ©hanche. Elle nây peut rien. Câest la façon dont ses jambes sont faites.
Ă ce moment-lĂ , jâai compris que les pantalons et les jupes, tout comme les sexes, nâĂ©taient pas considĂ©rĂ©s comme Ă©gaux dans notre sociĂ©tĂ©. Porter un pantalon, câĂ©tait ĂȘtre habillĂ© pour exercer le pouvoir. Porter une jupe, câĂ©tait ĂȘtre habillĂ©e pour faire la vaisselle.
â Je ne serais pas surpris que les oiseaux se comportent de façon bizarre prĂ©cisĂ©ment parce que tu portes ce short, Betty.
AprĂšs avoir laissĂ© tomber sa couverture, il sâest assis Ă son bureau en me disant que porter une jupe prĂ©serverait ma puretĂ©.
â Tes frĂšres en Christ te regarderont avec respect si tu tâhabilles comme la Bible dit que les femmes et les filles doivent sâhabiller.
â Mais les garçons nâarrĂȘtent pas de soulever ma jupe. Ils ont vu mes sous-vĂȘtements un million de fois.
â Je vois. (Il sâest renversĂ© en arriĂšre dans son fauteuil en cuir.) Tu flirtes avec les garçons, alors ?
â Non.
â Est-ce que tu mets des vĂȘtements qui incitent tes camarades Ă avoir des pensĂ©es impures ?
â Je porte juste des vĂȘtements comme tout le monde, ai-je rĂ©pliquĂ©, les dents serrĂ©es.
â Parce que les vĂȘtements que porte une fille peuvent avoir une influence, tu comprends ? La façon dont tu tâhabilles dit certaines choses sur qui tu es. Je connais ces garçons dans mon Ă©cole. Leurs parents sont mes amis. Ce sont de bons garçons. Ils essaient de garder Dieu dans leur cĆur. Tu veux quâils restent de bons garçons, nâest-ce pas ?
â Quâils soient bons ou non dĂ©pend dâeux.
â Non, cela dĂ©pend de toi. En tant que fille, tu as une grande responsabilitĂ©, Betty. Surtout maintenant que tu commences Ă avoir des hanches et des seins. Comment pouvons-nous, nous les hommes, garder Dieu dans notre cĆur, si vous autres, les jolies petites crĂ©atures, ne nous aidez pas en vous habillant de façon pudique ? Tu sais ce que signifie le mot âpudiqueâ, Betty ?
â Je mets des robes et des jupes en coton. Elles ont des petites fleurs et⊠et⊠et vous ne me voyez pas baisser le pantalon des garçons dans tous les coins. Ăa nâa rien Ă voir avec les vĂȘtements. Ils soulĂšveraient ma jupe mĂȘme si je mâhabillais avec un sac de pommes de terre. Câest les garçons que vous devriez punir. Pas moi.
â Est-ce que tu vas Ă lâĂ©glise, Betty ? (Il sâest renversĂ© un peu plus en arriĂšre, jusquâĂ faire grincer son fauteuil.) Je ne pense pas tây avoir jamais vue, ni ta famille. â Notre Ă©glise, câest la nature. â LâĂ©glise est votre Ă©glise, petite demoiselle. Tout le reste nâest que blasphĂšme. Est-ce que vous ĂȘtes chrĂ©tiens, toi et ton peuple ?
â Mon peuple, câest les Cherokees, ai-je rĂ©pliquĂ© en me redressant. Et si on vivait encore aujourdâhui comme vivaient mes ancĂȘtres avant quâon nous prenne tout, les femmes seraient aux commandes et câest vous qui devriez mâĂ©couter.
â Oh, vraiment ?
â Oui. Et je pourrais porter ce que je voudrais parce queâŠ
â Parce que quoi ?
â Parce que pour les Cherokees, lâimportant nâĂ©tait pas ce que portaient les femmes. Lâimportant, câĂ©tait ce quâelles faisaient, ce quâelles disaient et ce quâelles pensaient.
â Et tu as vu ce qui sâest passĂ© ? a-t-il rĂ©pondu en sâesclaffant. Ton peuple a Ă©tĂ© vaincu parce que les femmes font des chefs faibles. Je suis sĂ»r que si tes Cherokees avaient eu des hommes en charge des choses, tout ce pays serait indien aujourdâhui. Ce sont les femmes en pantalon qui ont perdu les terres de ton peuple.
Nous sommes restĂ©s tous les trois Ă regarder le ciel. Quand Fraya a commencĂ© Ă projeter le bout de son index vers les Ă©toiles, je lui ai demandĂ© ce quâelle faisait.
â Ces lumiĂšres, lĂ -haut. (Toc, toc, toc.) On nous dit quâelles ne sont que rĂ©actions nuclĂ©aires et Ă©nergie, a-t-elle rĂ©pondu comme une scientifique. Des Ă©toiles, disent les romantiques. Mais ce ne sont pas des Ă©toiles. Les Ă©toiles nâexistent pas pour nous. Tout lĂ -haut, il y a un monde pour lequel nous sommes des insectes. Et quelquâun dans ce monde-lĂ nous a attrapĂ©s. Cette planĂšte, oĂč nous disons ĂȘtre chez nous, nâest en fait quâun grand bocal dans lequel ils nous gardent. Un grand bocal pour nous, mais un tout petit pour eux. Ces Ă©clats lumineux sont en fait les trous dâaĂ©ration par lesquels nous voyons la lumiĂšre de ce monde pour lequel nous sommes trop petits. Avec mon doigt, je fais dâautres trous pour que lâon puisse respirer. Il y a des moments oĂč je me dis que nous allons tous suffoquer. Aide-moi, Betty. Aide-moi Ă faire un trou assez grand pour que lâon puisse sây glisser et sâenvoler.
Jâavais passĂ© lâessentiel de mon adolescence Ă souhaiter voir un autre reflet de moi. Je pouvais abandonner les doutes qui mâassaillaient et ĂȘtre libre, ou bien demeurer sous le regard de ceux qui nourrissent des prĂ©jugĂ©s et y rester enchaĂźnĂ©e. Nous avons trop dâennemis dans la vie pour en faire nous-mĂȘmes partie. Aussi, lorsque jâai eu dix-sept ans, un Ăąge qui vous autorise Ă allumer la flamme de passions nouvelles, jâai dĂ©cidĂ© de refuser lâambition de la haine.
La pensĂ©e mâest alors venue quâĂȘtre enfant, câest savoir que le balancement du berceau nous rapproche et en mĂȘme temps nous Ă©loigne de nos parents. Câest le flux et le reflux de la vie qui, tour Ă tour, nous poussent vers les autres, puis nous en Ă©cartent, peut-ĂȘtre dans le but de nous permettre dâacquĂ©rir la force nĂ©cessaire pour affronter lâinstant oĂč ce mouvement de balancier nous aura tellement Ă©loignĂ©s de la personne que nous aimons le plus quâelle ne sera plus lĂ quand nous reviendrons vers elle.
Je mâĂ©tais rendu compte que les secrets que lâon enterre sont des graines qui ne produisent que du mal supplĂ©mentaire.
Je comprenais ce besoin dâaller au-delĂ de la clĂŽture. Aussi belle que puisse ĂȘtre la pĂąture, câest la libertĂ© de choisir qui fait la diffĂ©rence entre une existence que lâon vit et une existence que lâon subit.
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