jeudi 18 juillet 2024

[Fottorino, Elsa] Parle tout bas

 




 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Parle tout bas          

Auteur : Elsa FOTTORINO

Parution : 2021 (Mercure de France)

Pages : 160

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Je ne pouvais plus échapper à mon histoire, sa vérité que j’avais trop longtemps différée. J’avais attendu non pas le bon moment, mais que ce ne soit plus le moment. Peine perdue. La mienne était toujours là, silencieuse, sans aucune douleur, elle exigeait d’être dite. J’ai espéré un déclenchement involontaire qui viendrait de cette peur surmontée d’elle-même. La peur n’est pas partie mais les mots sont revenus.
 
En 2005, la narratrice a dix-neuf ans quand elle est victime d’un viol dans une forêt. Plainte, enquête, dépositions, interrogatoires : faute d’indices probants et de piste tangible, l’affaire est classée sans suite. Douze ans après les faits, à la faveur d’autres enquêtes, un suspect est identifié : cette fois, il y aura bien un procès. Depuis, la narratrice a continué à vivre et à aimer : elle est mère d’une petite fille et attend un deuxième enfant. Aujourd’hui, en se penchant sur son passé, elle comprend qu’elle tient enfin la possibilité de dépasser cette histoire et d’être en paix avec elle-même.
Elsa Fottorino livre ici un roman sobre et bouleversant, intime et universel, qui dit sans fard le quotidien des victimes et la complexité de leurs sentiments.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Elsa Fottorino est née en 1985. Journaliste spécialisée en musique classique, elle est rédactrice en chef du magazine Pianiste.

 

 

Avis :

Le 11 février 2005, l’auteur et narratrice, alors âgée de dix-neuf ans, est violée dans la forêt à proximité de chez ses parents. Faute d’identification du coupable, la police classe l’affaire. Mais, douze ans plus tard, alors qu’heureuse et enceinte de son deuxième enfant, elle est soudain convoquée pour identifier formellement son agresseur, interpelé dans le cadre d’une douzaine d’autres viols. Pour elle, le procès qui s’ouvre est une nouvelle épreuve, tout aussi déshumanisante, en ce qu’elle la ramène à nouveau à l’état d’objet et de corps sans âme.

C’est sous la forme d’un roman aux allures de témoignage qu’Elsa Fottorino a choisi de réécrire son histoire, dans une ultime victoire personnelle sur l’indicible et le silence. Un silence dans lequel elle s’est longtemps retrouvée emmurée, parce qu’entravée par la pudeur et l’effroi, elle n’a pu que donner le change à ses proches, eux-mêmes maladroitement soulagés de pouvoir implicitement croire la page tournée. Puisque son agresseur n’est pas allé jusqu’à la tuer, et comme elle semble avoir repris le cours normal de son existence, tout n’est-il pas bien qui finit bien ?

Pourtant, esquivée et différée, la douleur ne faisait qu’attendre son heure. Pas seulement que l’on retrouve, puis que l’on punisse le coupable, au terme d’une procédure judiciaire, en bien des aspects insupportable, qui, si elle a le mérite de faire reconnaître la gravité du préjudice, laisse encore aux victimes tout le travail sur elles-mêmes pour s’en affranchir. Mais que la narratrice parvienne enfin, dans un récit réparateur, à exprimer clairement, avant d’en faire le deuil, ce que le viol a tué chez elle, pour ensuite, plus forte de ce courage, se sentir en droit de se libérer de sa honte et de sa culpabilité, comme de l’apitoiement de son entourage.

Voyage au plus profond de l’intime que l’on comprend vital, ce roman éblouit par la beauté de son écriture autant qu’il impressionne par le courage de son auteur. S’il est une étape vers un apaisement personnel, il est aussi un témoignage bouleversant sur le poids du silence dans les mécanismes du traumatisme, et sur la complexité des sentiments et du quotidien des victimes. (4/5)

 

 

Citations : 

Ils ont parlé d’argent. Je n’en voulais pas. La douleur, je ne pouvais pas la quantifier. Je ne savais même pas si elle existait, ni sous quelle forme. C’était le vide dans la matière. Un fluide impalpable pris dans le vortex des émotions. Elle s’était installée à bas bruit, avec la complicité de mon entourage. Personne ne s’est douté de rien, à tel point que j’ai fini par douter moi-même de la réalité de ce rien. 
 

Jusque-là, j’avais évité de me tourner vers le passé. Je lui préférais le mouvement naturel des jours qui avancent vers l’horizon le plus répandu, le plus regardé aussi, bien large, de face sur grand écran, le film de nos vies. L’horizon, il est rarement sous nos pieds. On peut toujours creuser. Le passé, on n’y a plus accès. Il nous entraîne vers l’humidité d’une cave, des photos gondolées, le parfum de saisons démodées. 
 

J’avais cru à un événement. Un jour comme celui-là qui agirait comme un point de bascule. Un drapeau rouge à l’horizon du passé, le grain de sable dans le rouage, la rouille, le mildiou. En réalité, le onze février est devenu une date sans plus de valeur qu’une autre dans la longue succession des jours d’hiver. Pour moi, pour mes parents, en tête du cortège de l’indifférence. J’avais donné le ton, « rien de grave ». Je l’ai répété autant qu’il le fallait. J’avais été désignée pour porter la honte. Pas eux. Ceux qui ont honte se cachent et se taisent. Ils m’ont regardée me cacher et me taire et ils ont approuvé, chacun à leur manière. Je leur avais montré la voie. Le onze février 2005 n’a vécu dans aucune mémoire, sinon celle de l’administration, un courrier du tribunal de grande instance de Versailles qui indiquait le classement sans suite de mon affaire. La date était surlignée en caractères gras au milieu de la page. C’est là que j’ai réalisé l’ampleur de l’amnésie. Il n’y a pas eu d’après, pas de gestes, de mots ni d’intentions. Tout était resté à l’identique. La vie et ce qui la composait dans les moindres détails. Les jours étaient les mêmes, à s’y méprendre. Tant d’efforts pour se ressembler. Sur mon silence, ce silence qu’ils voulaient me voir garder, eux, les parents, les proches, ceux qui savaient sans savoir, ils s’agitaient, gesticulaient, faisaient un bruit formidable. Les pères surtout. Le silence naturel de la mort et de ceux qui n’ont rien à dire est plus acceptable. On le laisse se propager volontiers, on en éprouve les vibrations, on s’en accommode, et même, on s’en incommode. Le mien nous entraînait vers un autre royaume. Depuis, quelque chose s’est gâté. La contagion s’est poursuivie. Elle a touché nos paroles, nos familles. C’est ça, le silence. Le pourrissement des familles. C’est ainsi que ceux qui parlent ont continué de parler, et ceux qui se taisent continuent de le faire. J’ai participé à cette grande messe sonore, moi aussi, c’était ma stratégie de repli. Cette parole-là précisément était frappée d’interdiction parce qu’elle ne pouvait être entendue. On m’a dit : « Ce n’est pas le moment. » On m’a dit : « Tu as eu de la chance, tu l’as échappé belle. » De la chance, oui, c’est sûrement ça. Là, j’ai compris. Il faudrait me faire discrète. Ça je savais faire. Je m’étais entraînée depuis l’enfance. Le reste je m’en débrouillerais. Ce silence m’arrangeait aussi. C’était leur façon de ne pas perturber le mien. De ne pas déranger ma pudeur. Ni moi la leur. Au fond de moi, j’étais confiante. J’avais besoin moi aussi de retrouver un semblant de vie normale. Je me demande encore où est passée ma colère. Je n’ai pas le souvenir de l’avoir rencontrée au cours de la dernière décennie. Non, au lieu de cela, je me suis émue pour des petites choses quotidiennes et sans importance.
 
 
La honte, la colère, le ressentiment, l’indifférence. Restait le désarroi. Qui mettait tous les autres sentiments en instance. Qui différait la peine. Et pouvait la retarder des jours, des mois, des années parfois. Et alors, quand elle surgissait, on ne savait plus. Il est souvent trop tard pour se souvenir mais jamais trop tard pour oublier.


Au contraire j’éprouve encore distinctement la sensation d’être restée longtemps interdite. Ou plutôt, aphasique. Et par une sorte d’inflation, celle d’être invisible. De sortir du bois sans être remarquée par les passants croisés sur le chemin du retour. C’est étrange comme sentiment, de vouloir crier au monde des choses impossibles et de se retrouver confrontée à l’indifférence, non pas des autres, mais de la vie en général. 


Son procès s’était révélé terrible pour la partie civile. On ne veut pas savoir, connaître, expliquer, réinjecter l’humanité, le langage, la pensée là où on ne peut voir que la cruauté d’un être donné à la vie pour la détruire. C’est pour cela que je n’assisterais pas aux audiences. Je ne voulais pas voir : un homme. Car forcément, il n’avait pas l’apparence monstrueuse de son crime. 


Il m’arrive de faire des cauchemars terribles au cours du procès. Par exemple : je m’endors en laissant la clef de l’appartement sur la serrure extérieure. N’importe qui peut entrer dans mon sommeil.


On me dit : « Vous connaissez les chiffres noirs du viol ? Pour onze plaintes, il faut compter cinquante viols. »


Je me suis beaucoup trompée sur le courage. Je l’ai souvent confondu avec la force ; une confusion ordinaire. On dit : avoir la force d’avancer. On dit aussi : avoir le courage d’avancer. Ce n’est pas pareil. J’ai compris ça. La force se consume. Le courage se conjugue sur le temps long. 


J’ai pensé : le désespoir n’a jamais empêché personne d’être heureux. Ceux qui en ont ne serait-ce que le souvenir savent.


 

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