mardi 23 novembre 2021

[Barbey d'Aurevilly, Jules] L'ensorcelée

 






J'ai beaucoup aimé

 

Titre : L'ensorcelée

Auteur : Jules BARBEY D'AUREVILLY

Parution : Originale en 1852,
                  Gallimard (Folio classique) en 1977

Pages : 320

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

Les lendemains de la Chouannerie. Dans une atmosphère de campagne barbare où interviennent des pâtres jeteurs de sorts et des vieilles femmes hantées par le souvenir de leurs débauches, Jeanne Le Hardouey, une aristocrate claudélienne mésalliée d'âme et de corps à un acquéreur de biens nationaux, est «ensorcelée» par un prêtre, l'abbé de La Croix-Jugan qui a tenté de se suicider par désespoir de la cause perdue et dont le visage monstrueux porte la trace des tortures que lui ont fait subir les Bleus.

«J'ai tâché, disait Barbey, de faire du Shakespeare dans un fossé du Contentin.»
On trouvera Jeanne noyée dans un lavoir et Jéhoël de La Croix-Jugan sera tué d'une balle inconnue au moment où, relevé d'interdit, il célèbre sa première messe dans l'église de Blanchelande. Au lecteur de découvrir le meurtrier.

 

 

Un mot sur l'auteur :

Jules Amédée Barbey d'Aurevilly (1808-1889) est originaire du Cotentin. Romancier, nouvelliste, essayiste, poète, critique littéraire, journaliste, dandy et polémiste, il fut surnommé "Le Connétable des lettres". Son oeuvre la plus célèbre aujourd'hui est son recueil de nouvelles Les Diaboliques, où l'insolite et la transgression lui valurent d'être taxé d'immoralisme.

 

 

Avis :

Tandis qu’il chevauche de nuit à travers la lande de Lessay, alors de sinistre réputation dans le Cotentin, le narrateur entend de lointaines cloches. Son compagnon de route, Maître Tainnebouy, lui indique en frissonnant que, depuis un terrible drame survenu quelques décennies plus tôt, elles sonnent la messe de l’abbé de la Croix-Jugan, à l’abbaye de Blanchelande. Aussitôt, dans l’oppressante obscurité de ce désert humain réputé le théâtre d’étranges apparitions, il entreprend de raconter l’histoire maudite, devenue légende, de ce prêtre, ancien chouan, et de Jeanne-Madeleine de Feuardent.

Barbey d’Aurevilly est un maître conteur. Tout autant que la tension dramatique au coeur du récit, c’est la restitution soigneusement travaillée de l’atmosphère particulière de ce coin désolé du Cotentin qui donne toute sa saveur à son histoire, dans une mise en abyme propre à suggérer son authenticité. Ainsi, après une longue mise en bouche destinée à nous faire prendre la mesure de lieux en tous temps propices à la crainte et aux superstitions, il parvient à se poser en une sorte d’anthropologue familier de la campagne normande entre les 18e et 19e siècles, recueillant dans leur jus des propos révélateurs de l’âme du pays. Véridique ou pas, peu importe, la narration est convaincante. Tandis que sa verve élégante et poétique rivalise avec la savoureuse langue paysanne de ses personnages, se met en place un climat angoissant, baigné de fantastique, que l’on n’a aucune peine à penser représentatif des croyances qui pouvaient courir les campagnes à l’époque, dans une conception religieuse du monde.

Noir et mélancolique, peuplé de caractères déchus, stigmatisés par les épreuves et étreints par un indissoluble mal-être en cette période post-révolutionnaire, le roman prend forcément une dimension allégorique quand on connaît les positions monarchistes de Barbey d’Aurevilly. Construit autour d’un personnage monolithique et inaccessible, qui, atrocement puni pour sa fidélité à des idéaux d’un autre temps, entraîne malgré lui aux enfers un entourage qu’il fascine jusqu’au maléfice, ce livre désenchanté reflète le drame d'un auteur qui ne se reconnaît pas dans son époque et ne peut se départir de la nostalgie d’un passé irrémédiablement révolu. Un passé qui ressemblerait à la fois à ce fascinant prêtre maudit, et à une lande désolée, hantée par les seules âmes aussi perdues que la sienne…

De digressions en références historiques et en réflexions philosophiques, la plume enfiévrée de Barbey d’Aurevilly nous livre un récit addictif, impressionnant de verve et de puissance d’évocation, à la frontière du fantastique, et un frappant tableau de la campagne et des mentalités du Cotentin au début du 19e siècle. (4/5)

 

 

Citations :

La lande de Lessay est une des plus considérables de cette portion de Normandie qu'on appelle la presqu'île du Cotentin. (...) Placé entre La Haye-du-Puits et Coutances, ce désert normand, où l'on ne rencontrait ni arbres, ni maisons, ni haies, ni traces d'hommes ou de bêtes que celles du passant ou du troupeau du matin dans la poussière, s'il faisait sec, ou dans l'argile détrempée, s'il avait plu, déployait une grandeur de solitude et de tristesse désolée qu'il n'était pas facile d'oublier. (…) Dans l'opinion de tout le pays, c'était un passage redoutable...

 Si l'on en croyait les récits des charretiers qui s'y arrêtaient, la lande de Lessay était le théâtre des plus singulières apparitions. Dans le langage du pays, "il y revenait". Pour ces populations... braves et prudentes, qui s'arment de précautions et de courage contre un danger tangible et certain, c'était là le côté sinistre et menaçant de la lande, car l'imagination continuera... la puissante réalité.
 
Il ne voulait pas, il n’a jamais voulu inspirer à Jeanne de la haine ou de l’amour. La comtesse de Montsurvent m’a juré ses grands dieux que, malgré les bruits qui coururent, et dont maître Louis Tainnebouy avait été pour moi l’écho, elle le croyait parfaitement innocent du malheur de Jeanne. Seulement ce que la vieille comtesse croyait savoir, parce qu’elle avait connu l’ancien moine, les gens de Blanchelande l’ignoraient, et c’est surtout ce qu’on ne comprend pas qu’on explique. L’esprit humain se venge de ses ignorances par ses erreurs.

C’étaient toutes les deux ce qu’on appelle de ces langues bien pendues qui lapent avidement toutes les nouvelles et tous les propos d’une contrée et les rejettent tellement mêlés à leurs inventions de bavardes que le Diable, avec toute sa chimie, ne saurait comment s’y prendre pour les filtrer.

C’était une de ces âmes tout en esprit et en volonté, composées avec un éther implacable, dont la pureté tue, et qui n’étreignent, dans leurs ardeurs de feu blanc comme le feu mystique, que des choses invisibles, une cause, une idée, un pouvoir, une patrie ! Les femmes, leurs affections, leur destinée, ne pèsent rien dans les vastes mains de ces hommes, vides ou pleines des mondes qui les doivent remplir.

Quoiqu’il eût fait avec ses associés ce qu’on appelle de bonnes affaires, et qu’il eût lieu de se féliciter, maître Thomas Le Hardouey n’avait pas cependant, ce jour-là, dans son air et sur son visage, le je ne sais quoi d’inexprimable qui fait dire en toute sûreté de conscience et de coup d’œil : « Voilà un heureux coquin qui passe ! » Il est vrai qu’il n’avait jamais eu, ainsi que maître Louis Tainnebouy, une de ces physionomies gaies et franches qui sont comme la grande porte ouverte d’une âme où chacun peut entrer.

Il tenait assez bien le milieu de la lande, et son cheval marchait d’un bon pas. Il ne voulait pas que la nuit le prît dans ces parages, alors au plus fort de leur mauvaise renommée, et dont l’aspect trouble encore aujourd’hui les cœurs les plus intrépides. Fort avancé du côté de Blanchelande, il calculait, en éperonnant sa monture, ce qui lui restait de jour pour sortir de cette étendue, après que le soleil, qui n’était plus qu’un point d’or tremblant à cette place de l’horizon où la terre et le ciel, a dit un grand paysagiste, s’entrebaisent quand le temps est clair, aurait entièrement disparu. La journée, qui avait été magnifique et torride, finissait sur l’Océan grisâtre, sans transparence et sans mobilité, de cette lande déserte, avec la langoureuse majesté de mélancolie qu’a la fin du jour sur la pleine mer. Aucun être vivant, homme ou bête, n’animait ce plan morne, semblable à l’épaisse superficie d’une cuve qui aurait jeté les écumes d’une liqueur vermeille par-dessus ses bords, aux horizons. Un silence profond régnait sur ces espaces que le pas de la jument d’allure et le bourdonnement monotone de quelque taon, qui la mordait à la crinière, troublaient seuls.

 

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