vendredi 5 novembre 2021

[Chabas, Jean-François] Red Man

 




 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Red Man

Auteur : Jean-François CHABAS

Editeur : Au Diable Vauvert

Année de parution : 2021

Pages : 128

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

Dans le centre rouge de l’Australie, les méfaits de la colonisation ont précipité les natifs dans l’alcool, la violence et la consommation d’une drogue qui ravage corps et cerveau. Marvellous, jeune Aborigène déjà accro à l’ice, est réduit au vol pour survivre. Même le Red Man, guerrier magique et mystérieux de la tradition aborigène, semble incapable de le sauver. Mais dans le désert, une rencontre va bouleverser sa vie à jamais.

 

 

Un mot sur l'auteur :

Jean-François Chabas est né en 1967 à Neuilly-sur-Seine. Il a exercé différents métiers avant de se consacrer à l'écriture en publiant chez Casterman Une moitié de wasicun en 1995, puis Les Secrets de Faith Green en 1998 pour lequel il obtient 14 prix. Il est l'auteur de plus de 80 livres chez Gallimard, L'école des loisirs, Calmann-Lévy, etc., qui lui ont valu de nombreux prix. Considéré comme l'un des auteurs majeurs de la littérature jeunesse contemporaine, il est traduit en plus de dix langues. Une dizaine de ses livres est sur la liste de l'Éducation nationale.Red Man est son premier roman young adult au Diable vauvert. Il est le fruit de deux longs séjours de l’auteur avec les tribus, à travers toute l’Australie.

 

Avis : 

La misère, l’alcoolisme et la toxicomanie font des ravages au sein des tribus aborigènes d’Australie. Le jeune Marvellous semble bien en passe de sombrer lui aussi, quand une rencontre inattendue dans le désert vient bousculer son destin.

Ce petit livre jeunesse a tout pour séduire le public adolescent. On y découvre le sort des Aborigènes australiens, qui, dépossédés de leur terre et de leur culture par la colonisation blanche, se retrouvent aujourd’hui en butte à la pauvreté, au racisme, et à l’humiliation qu’ils partagent avec tous les peuples envahis, exploités, anéantis. Exposée avec la plus grande clarté, l’injustice qui continue à les détruire inexorablement ne peut que toucher le lecteur, vite attaché à Marvellous et bientôt tremblant pour sa survie.

Inspiré par les séjours de l’auteur auprès des tribus aborigènes, ce livre si juste et si sincère est à mettre entre les mains de tous les collégiens, mais pas seulement, pour une nécessaire sensibilisation. C’est aussi une lecture très agréable, entre aventure, suspense et un soupçon de magie. Il n’y a rien d’étonnant au succès de Jean-François Chabas auprès de la jeunesse du monde entier. (4/5)

 

 

Citations :

Comme aujourd’hui nous sommes en janvier et que la canicule écrase tout, je prends du repos le jour et je sors la nuit. Les Piranpa disent : « Regardez ces Abos, qui laissent leurs gamins traîner dehors à trois heures du matin ! Regardez comme ces abrutis sont irresponsables et arriérés ! »                                            
Et moi, je leur réponds : « Regardez comme vous êtes stupides ! Depuis des milliers d’années, quand le soleil dévore la terre, nous, les Pitjantjatjara nous reposons aux heures les plus chaudes, et nous sortons à la lune, quand il fait frais. Partez donc de notre pays, vous qui ne comprenez rien ! »                                            
Ils croient que leur technique – comme l’air conditionné dans lequel ils vivent du matin au soir (de leurs voitures à leurs supermarchés en passant par leurs bureaux et leurs maisons) – les rend supérieurs, mais ils n’ont pas compris que ça les isole de la nature. Ça les enferme dans une bulle, comme s’ils étaient dans un scaphandre sur une planète hostile.

Nous vivions dans le Tjukurpa, qui était la période de la création, mais aussi celle du présent, car le temps, pour nos tribus, ne passait pas du tout comme chez les Blancs. La notion de consommation n’avait pas de sens pour nous, et le fait de posséder le dernier téléphone en date, la dernière voiture, était contraire à la raison. Ce qui comptait, c’était ce qui se passait entre nous, les humains, et les animaux, le désert, l’eau, le ciel et les étoiles. Tout cela, c’était assez peu de temps avant ma naissance. Quand mon Tjamu, mon grand-père, était un law man respecté et craint de tous. Et puis les Blancs sont arrivés avec leurs malédictions, et tout a changé ; il y a eu des gens, parmi nous, qui ont été frappés par le rêve du Toyota. C’est comme ça qu’on appelle ce qui a pourri le cœur de beaucoup des nôtres, même parmi les Anciens, qui pour certains d’entre eux se sont mis à complètement oublier ce qu’ils étaient, obsédés par l’idée de se procurer les biens matériels des Blancs. C’est comme ça qu’ils ont été achetés, jusqu’à perdre de vue l’intérêt de leurs proches. Les 4x4, les fours micro-ondes, les motos et puis bien sûr, notre plus grand malheur, l’alcool et les substances, les poisons…
 
Je ne suis pas un garçon stupide, moi. Je sais que moi aussi je prends de la drogue. Je sais que c’est comme si je fonçais en courant vers un mur. Je sais qu’au bout c’est la fin. Serais-je assez idiot pour ne pas le comprendre ? Mais j’agis comme ceux qui m’entourent : je fuis la réalité, parce qu’elle est trop épouvantable. Je n’aime pas les Piranpa, je ne voudrais pour rien au monde les imiter, mais le chemin du rêve n’est plus le mien. Je n’ai plus de chemin dans ma vie, et j’erre dans le désert comme une poule dont on aurait coupé la tête, mais qui continuerait quand même à marcher. Comme tous les jeunes que je connais, ou presque. Il m’arrive même de penser qu’il n’y a pas de rêve, ou alors que, s’il a existé, les Blancs ont réussi à le faire disparaître. Mais si le Tjukurpa s’est évanoui… alors, nous, ses enfants, ses créations, nous partirons avec lui. Nous, les Anangu et les Yamaji, et les Ngan’giwumirri, et les Walangama, et les Kurin-gai, nous les clans de toute l’Australie, nous, les centaines de tribus, nous dissiperons dans l’histoire comme une brume matinale, et il ne restera de nous que des tableaux de dot painting dans les musées, à côté des boomerangs anciens et des didjeridoos. Quelques images en noir et blanc, où l’on voit danser nos ancêtres, couverts des lignes d’ocre sacré.

Les Piranpa, en nous arrachant à tout ce qui comptait pour notre esprit, nous ont apporté le tourment qui nous pousse à boire ; puis ils nous ont fourni la boisson qui répond à ce tourment. Cette boisson qui nous tue. Aujourd’hui, les Blancs ne peuvent plus nous assassiner comme ils le faisaient autrefois, en nous tirant une balle dans la poitrine pour nous voler, ou en torturant nos enfants pour nous obliger à travailler pour eux.Le reste du monde regarde, l’opinion internationale compte. Mais comme nous les gênons, et qu’ils veulent le reste des terres en plus de celles qu’ils ont déjà dérobées, ils s’y prennent autrement. Ils désirent exploiter le pays entier avec le fracking pour le gaz, les sondages pour le pétrole et puis encore avec les mines pour les matières précieuses. Ils souhaitent que nous ne soyons plus là. Et quel ingénieux moyen que de nous laisser nous tuer nous-mêmes, avec juste un petit coup de main pour nous y aider… En apparence, ils prétendent nous venir en aide avec des subventions, des programmes « humanitaires », comme ils disent. Mais je te le demande, tjitji : pour quelle raison ces ministres et ces conseillers ont-ils tant insisté pour ouvrir ce pub, contre l’avis de tous nos sages ? Quel était leur intérêt là-dedans ? Et pourquoi crois-tu que nous avons, ces dernières années, vu apparaître l’ice en si grande quantité dans les communautés ? Pourquoi s’est-il répandu avec une telle rapidité, jusqu’à ce que des garçons comme toi, et même plus jeunes, soient touchés ? Tu vois les morts autour de toi. Tu vois que tout le monde s’en prend à tout le monde, que c’est le chaos, qu’il ne se passe plus une journée sans que quelque chose de hideux se produise. Tu assistes aux agressions horribles des enfants en bas âge, tu regardes le mari qui casse une bouteille sur la tête de sa femme, tu vois les vieilles personnes autrefois respectées et aimées qui aujourd’hui sont assises seules par terre, hébétées, regardant dans le vide parce qu’il n’y a plus rien d’autre que ça, le vide. Tu es spectateur, mais tu n’as pas saisi l’origine du mal. Et quand un médecin blanc, une infirmière, une assistante sociale viennent dans la communauté, tu es fier de leur mentir en disant que tu ne prends jamais de produits.Tu voleras leurs affaires, si tu le peux, et tu te sentiras malin. Mais à qui portes-tu préjudice, en vérité, tjitji ?
 — Les White fellas n’ont pas à savoir le business des Black fellas !                                                       
— Mais… ils savent tout, tjitji ! Tout. Et ils nous jugent. Ils disent : « Voyez ces gens, à peine des êtres humains, voyez ce qu’ils se font entre eux ! Voyez comme ils traitent leurs bébés, et leurs vieillards ! Et voyez comme ils sont voleurs ! » Ainsi, ils peuvent justifier ce qu’ils nous ont fait – parce qu’à l’évidence nous serions beaucoup moins respectables qu’eux –, et ils soupirent, avec un accablement touchant : « Nous voudrions bien les aider, mais ils sont irrécupérables ! Ils sont appelés à disparaître, ils ne peuvent pas s’adapter à la modernité, c’est le sens de l’histoire du monde… » Avec le vol, avec la drogue, avec l’alcool, nous ne faisons que nous rendre complices de notre propre génocide, tjitji. Ce que tu crois être une vengeance n’est qu’un suicide.
 
Il y avait un élément que je retenais du discours du grand homme, un je-ne-sais-quoi qui me faisait réfléchir en fronçant les sourcils pour demeurer concentré malgré l’ice, et qui me criait soudain la vérité : nous nous entretuions parce que n’avions plus d’estime pour nous autres, à force d’avoir été humiliés.                                            
C’était une idée visqueuse, le venin d’une certitude que beaucoup d’entre nous nous cachions à nous-mêmes : on nous avait piétinés très longtemps, le titre d’être humain nous avait été dénié, et nous avions fini par perdre toute forme de pitié pour notre propre personne, et toute forme d’égards pour les autres. On nous avait inoculé le dégoût de tout. Nous vivions dans l’absurde, et l’absurde nous crevait la panse. N’importe quel peuple, de n’importe quel pays, aurait fini ainsi. Ce n’était pas dû à une faiblesse particulière à nos tribus : la fragilité des femmes et des hommes du monde entier ne pouvait résister à cela.

 

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