jeudi 11 novembre 2021

[Trevanian] L'été de Katya

 


 

Coup de coeur 💓

 

Titre : L'été de Katya
           (The Summer of Katya)

Auteur : TREVANIAN

Traductrice : Emmanuèle de LESSEPS

Parution : en anglais en 1983,
                  en français en 2017 et 2021
                  (Gallmeister)

Pages : 288

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

À l’été 1914, Jean-Marc Montjean, jeune médecin tout juste diplômé, revient s’installer à Salies, petit village du Pays basque dont il est originaire. Rapidement, il est appelé à soigner Paul Tréville dont la jolie sœur jumelle, Katya, l’intrigue de plus en plus. Bien accueilli chez les Tréville, le jeune homme devient un ami de la famille, qu’il fréquente assidûment en dépit d’une certaine ambiguïté dans leurs relations. Et même s’il devine derrière leur hospitalité et leurs bonnes manières un lourd et douloureux secret, il ne peut s’empêcher de tomber éperdument amoureux de Katya, quelles qu’en soient les conséquences.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Écrivain inclassable, échappant à toute catégorisation, Trevanian est autant une légende qu’un mystère. Un auteur sur lequel les rumeurs les plus incroyables ont circulé et qui a attisé la plus folle curiosité du monde littéraire. Un écrivain sans visage dont les livres se sont vendus à plus de cinq millions d’exemplaires et ont été traduits en près de quinze langues sans qu’il ait jamais fait de promotion.

Tout commence par la parution de La Sanction en 1972, succès planétaire qui sera adapté au cinéma trois ans plus tard par Clint Eastwood. Le film connaîtra le même retentissement que le livre, mais toujours aucune trace du romancier : le livre a été publié sous l'anonymat le plus complet et à aucun moment l'écrivain ne dissipe le mystère.

Un an plus tard, Trevanian donne une suite à La Sanction avec L'Expert. Même succès, même silence de l’auteur.

Après trois années d’absence, Trevanian publie un roman policier dont l’action se situe au Canada, The Main. À cette période, Trevanian a eu un corps. Celui d’un Texan qui faisait des apparitions lors de cocktails littéraires. Il s’avérera être un imposteur, de mèche avec le véritable Trevanian.

En 1979, pour le lancement de Shibumi, Trevanian accepte de donner une interview par téléphone et de lever un tant soit peu le voile sur ses inspirations et ses goûts littéraires - toujours sans révéler son identité. En 1983, il publie L'Été de Katya. À l’occasion de la parution de ce livre, qui tranche radicalement avec les précédents ouvrages, un article du Washington Post révèle qui se cache derrière Trevanian, et l’éditrice du Who’s Who in America renchérit : elle indique que le véritable auteur s’appelle Rodney Whitaker, qu’il est né au Japon en 1925, est titulaire d’un doctorat en communication et a été professeur à l’université du Texas.

Bien que l’auteur véritable ait été découvert, cela n’empêche pas le mythe de perdurer au rythme des parutions sporadiques de Trevanian : à la toute fin des années 1990, la rumeur court qu’il est mort (il l’avait déjà été en 1987), mais il publie bientôt un recueil de nouvelles.

À la publication d'Incident à Twenty-Mile, en 1998, le créateur de cet étrange auteur, dont tout le monde semble vouloir nier l’existence, se livre enfin dans deux entretiens réalisés par fax. Et le jour où le monde découvre qui se cache derrière Trevanian se révèle un autre mystère : celui de son créateur, Rodney Whitaker. Un écrivain protéiforme et inclassable qui aura écrit des ouvrages sur le cinéma et d’autres romans et nouvelles, sous son propre nom, sous le pseudonyme de Trevanian, mais également sous ceux de Benat Le Cagot (le nom d’un personnage de Shibumi), Nicolas Seare, Edoard Moran ou Jean-Paul Morin.

Il révèle que tous les pseudonymes qu’il utilise sont d’abord des personnages qu’il a lui-même créés. Après avoir eu l’idée du livre, Whitaker invente l’auteur le mieux à même de raconter l’histoire, lui donnant la voix, le style, le passé, le milieu social, tout ce qui fait de lui le meilleur écrivain pour ce texte précis. La clé du mystère Trevanian est là : ce besoin éperdu de liberté dans la création littéraire, le refus d’être associé à un nom de plume - en particulier pour pouvoir aborder tous les genres, toutes les histoires possibles -, l'’écriture avant tout.

À la question de son refus de se montrer, il répond : “Je préfère la dignité à la richesse.”

Depuis cette longue explication par fax, des éléments biographiques concernant Whitaker sont apparus. Né en 1931 à Granville, dans l’État de New York, il passe son enfance entre les côtes Est et Ouest des États-Unis. Une partie de sa famille a des origines indiennes du Canada. Il effectue son service militaire dans l’US Navy en Corée et au Japon, de 1949 à 1953. À son retour d’Asie, il s’inscrit à l’université de Washington pour y suivre des études de théâtre, avant d’obtenir un doctorat en communication à l’université Northwestern. Il enseigne la mise en scène au Dana College à Blair, dans le Nebraska, puis devient professeur associé à l’université du Texas, à Austin – département cinéma.

En 1970, il obtient le Esquire Magazine’s Publisher’s Award pour un moyen métrage, coécrit et codirigé avec Richard Kooris, intitulé Stasis et adapté de la nouvelle de Sartre, Le Mur. La même année, il publie sous son vrai nom The Language of Film, un essai sur le cinéma, avant de s’atteler au roman qui fera connaître Trevanian dans le monde entier.

Au milieu des années 1970, après avoir quitté l’université du Texas, il devient professeur à l’université Bucknell, en Pennsylvanie, ainsi qu’au Emerson College, à Boston, avant de quitter définitivement les États-Unis et de partager son temps entre la France, dans un petit village basque du nom de Mauléon, et l’Angleterre, à Dinden, dans le Somerset. Il y passera le reste de sa vie avec sa femme, rencontrée à Paris, et ses quatre enfants. Il meurt en 2005.

 

Avis :

L’été 1914, le médecin tout frais émoulu Jean-Marc Montjean revient s’installer dans son village natal du pays basque. Ses fonctions lui font rencontrer Paul Tréville et sa piquante jumelle Katya. Fréquemment invité chez eux, il devient l’ami de la famille malgré le comportement souvent déconcertant de chacun de ses membres, et tombe amoureux de la jeune femme. L’état de confusion que ses visées sentimentales provoquent chez ses hôtes le place toutefois face à un mur : quel est donc ce douloureux secret qui semble ronger les Tréville ?

Une profonde mélancolie préside à ce récit, entamé en 1938 parce que le bruit des bottes et la prescience d’une catastrophe à venir renvoient alors le narrateur au souvenir d’un autre gouffre, celui qui devait l’engloutir à la fin de l’été 1914. Cet été-là s’annonçait pourtant parfait. C’était encore pour l’insouciant jeune homme le début de tous les possibles, avant le drame et les désillusions. L’évocation de ce passé prend la saveur douce-amère de l’innocence perdue et du bonheur entrevu. Elle est une parenthèse de lumière qui s’ouvre et se referme, dans une résignation tragiquement désabusée.

C’est donc en s’attendant à la catastrophe que le lecteur se laisse emporter dans un retour en arrière à la saveur délicieusement surannée. Dans l’atmosphère un rien étouffante d’une petite station thermale où se recrée en miniature une société de classes et de convenances, la romance naissante prend très vite une coloration sombre et tourmentée, alors que se dévoile la psychologie de personnages troublants et mystérieux. Dans l’isolement de leur villa mangée par la végétation et la décrépitude, les Tréville, dont on dit qu’ils ont précipitamment quitté la capitale, rivalisent d’étrangeté. Lunaire, le père semble évadé dans son univers d’érudition, tandis que la fascinante complicité du frère et de la sœur, si étonnamment semblables, ne parvient pas à masquer l’ascendant singulièrement autoritaire du premier sur la seconde, pourtant impétueuse et volontaire. Le comportement lunatique de Paul, qui, maniant une ironie féroce volontiers menaçante, ne cesse de souffler le chaud et le froid dans son hésitation à accueillir ou à rejeter leur visiteur, déstabiliserait tout autre prétendant que le tenace Montjean. Il n’est pas jusqu’à une étrange présence fantomatique qui ne vienne épaissir le sentiment de malaise qui pèse sur le récit.

Il y a du Stefan Zweig dans l’écriture et la facture classique, mais aussi dans l’intensité psychologique de ce roman. Une ironie acide et un regard sans illusion sur la misogynie d’une société capable des plus bas instincts lorsqu’elle se sent libérée des convenances, sortent de l’ordinaire cette histoire de secret familial et d’amour contrarié au suspense prenant. Nonobstant son dénouement peut-être excessif, j’ai adoré l’élégance de la plume et le brio du récit, qui fait par ailleurs passionnément écho à la longue immersion de l’auteur en pays basque. Coup de coeur. (5/5).

 

 

Citations :

J’étais un lecteur vorace et sensible, et je commettais l’erreur habituelle de déduire de ma réceptivité en tant que lecteur un talent latent d’écrivain, comme si le fait d’être gourmand prédisposait au métier de cuisinier.
 

C’est fascinant, dit-elle, je n’ai jamais connu quelqu’un d’aussi préoccupé par l’avenir que vous. Mon père vit dans le passé lointain, et mon frère et moi avons toujours vécu dans l’instant, ou du moins au jour le jour. Nous ne parlons jamais de l’avenir. Je suppose que j’ai toujours considéré le futur comme un grand tas de lendemains qui attendent chacun leur tour pour devenir aujourd’hui.
 

— Oui. L’homme est si fragile. C’est presque terrifiant, quand on y songe. Nous vivons dans un univers dont la température constante est proche du zéro absolu. Aucune vie ne pourrait se développer dans les espaces infinis qui séparent ces petites taches de lumière que nous appelons les étoiles. Et cet espace forme la quasi-totalité de l’univers. Par ailleurs, la vie telle que nous la connaissons ne pourrait pas non plus exister dans la fournaise de plusieurs milliers de degrés des étoiles. La vie – toute la vie – se tient dans les insignifiantes particules de poussière qui tournent autour des étoiles… c’est-à-dire les planètes. Sauf que la plupart d’entre elles sont soit trop chaudes, soit trop froides pour que l’homme puisse y survivre. Entre les milliers de degrés qui séparent les brasiers des étoiles et le froid inerte de l’espace, l’homme ne peut subsister que dans une frange de température incroyablement étroite – de quelques degrés seulement. Qui plus est, sans toit ni feu, nous ne pouvons habiter qu’en de rares endroits de notre minuscule planète. Les hommes meurent de suffocation à 35 °C et d’engourdissement à moins 25 °C. Et même à l’intérieur de ces strictes limites, on peut prendre froid et périr de pneumonie en se faisant un peu saucer pendant le plus bel été qu’on ait connu. C’est à la fois effrayant et merveilleux de considérer la précarité de notre existence et la façon dont le moindre petit changement dans notre vie peut nous faire basculer dans l’au-delà.  
— Alors, dit Paul, il ne faut pas laisser le changement entrer dans nos vies.  
Je lui lançai un coup d’œil et vis qu’il m’observait. Son sourire était glacé. Il prit une courte inspiration :  
— Père, vous savez si bien parler. Quand nous étions enfants, on nous a enseigné à éviter dans les conversations civilisées la religion, la politique et, avant tout, les sujets bassement matériels. Nous avons appris que le seul sujet tout à fait sûr était la météo. Et vous venez de prouver que même cela peut être dangereux. Qu’en pensez-vous, Montjean ? L’humanité, à vos yeux, ne fait-elle que survivre entre les coups de soleil et les reniflements ? Un équilibre précaire, n’est-ce pas ?  
— Je suis plus ému par le miracle de notre existence que par ses dangers. Le seul fait que nous existions est, comme M. Tréville l’a souligné, stupéfiant. Mais la vraie merveille est que nous savons que nous existons et que nous méditons sur ce fait étonnant.
 
 
Pendant le reste du trajet, Paul me divertit en imitant divers commerçants et dignitaires du coin avec lesquels il avait eu affaire. Si ses dons de caricaturiste étaient surprenants, son total manque d’indulgence pour les petits travers humains ne l’était guère.  
— Il est pour le moins étonnant que vous traitiez avec des commerçants, dis-je, étant donné votre mépris pour cette classe sociale.  — On ne peut faire autrement que de traiter avec eux de temps en temps, mon vieux. Après tout, c’est eux qui possèdent le monde. Certainement pas par droit de naissance, ni en vertu de leurs mérites. Ils possèdent le monde parce qu’ils l’ont acheté.  
— C’est peut-être vrai. Mais vous devez vous souvenir que c’est votre classe qui le leur a vendu.  
Il resta silencieux un moment, puis m’approuva en douceur :  
— C’est vrai. Comme c’est vrai.


Le plus tragique effet des préjugés est que les victimes en viennent à avaliser, au plus profond d’eux-mêmes et sans se l’avouer, les stéréotypes de leurs oppresseurs.


— Il y a quelque chose dans votre ton qui suggère que vous vous préparez à me donner un conseil… Voilà bien la seule chose qu’il soit plus agréable de donner que de recevoir.


Et je sympathise avec toute victime du qu’en-dira-t-on. C’est ce qui donne à nos commères l’occasion de barboter dans les délices du péché sans avoir à se repentir, transgressions qu’elles ne commettront jamais elles-mêmes, protégées qu’elles sont de la tentation par le manque de courage, d’imagination et d’opportunités – autant de carences qu’elles considèrent comme une preuve de leur vertu. 

 

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