lundi 15 novembre 2021

[Bouchard, Roxanne] Nous étions le sel de la mer

 




 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Nous étions le sel de la mer

Auteur : Roxanne BOUCHARD

Parution : 2014 (VLB Editeur)

Pages : 360

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :    

C'est Vital. Ça a l'air qu'il a ramassé un cadavre dans ses filets. Il l'a dit dans sa radio. Tu veux qu'on t'en raconte, des histoires de marins? Reste avec nous autres pis tu vas en voir, la p'tite!
Ce matin-là, Vital Bujold a repêché le corps d'une femme qui, jadis, avait viré le cœur des hommes à l'envers. En Gaspésie, la vérité se fait rare, surtout sur les quais de pêche. Les interrogatoires dérivent en placotages, les indices se dispersent sur la grève, les faits s'estompent dans la vague, et le sergent Moralès, enquêteur dans cette affaire, aurait bien besoin d'un double scotch.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Il y a une dizaine d'années, Roxanne Bouchard a décidé d'aller en mer. Elle a appris à faire de la voile, d'abord sur le Saint-Laurent, ensuite en Gaspésie. C'est là que des pêcheurs l'ont invitée à leur bord, pour lever les cages à homards et pour constater de visu que les levers de soleil sur Bonaventure ne mentent jamais. Nous étions le sel de la mer est son cinquième roman.

 

Avis :

Lasse de son existence vide de sens à Montréal, Catherine Day décide de partir à la recherche de ses racines gaspésiennes. Elle est à peine arrivée dans cette petite ville portuaire située sur la Baie des Chaleurs, qu’un corps de femme est repêché par un bateau du coin. L’enquêteur Moralès, venu en ces lieux colmater les brèches de sa vie de quinquagénaire, doit faire face aux dérobades et au silence des gens du cru, peu enclins à faire remonter à la surface, et encore moins pour des étrangers, les vieilles rancunes et les passions cachées qui les unissent autant qu’elles les séparent.

Dans ce lieu oublié du monde en dehors de son classique circuit touristique, la vie se déroule modestement au seul rythme de la mer et de la pêche, comme en un curieux confinement ouvert sur le large, où les passions mijotent en circuit fermé sans pouvoir échapper à l’observation du voisin. Personne n’est dupe au village quant à cette affaire de cadavre qui vient couronner une bien longue histoire, mais pas question bien sûr d’éclairer la lanterne d’intrus, habituellement totalement indifférents aux réalités mornes de ce discret entre-soi. Cette « terre de pauvres qui a juste la mer pour richesse, pis la mer se meurt », est « un pays qui ferme sa gueule pis qui écœure personne, une contrée de misère que la beauté du large console », à laquelle on « s’ accroche comme des hommes de rien », qui, fièrement, ne demandent rien à personne.

Chaque personnage se dessine de manière inénarrable, au gré de dialogues savoureux et vibrants de naturel où chantent l’accent et les expressions de ce terroir québécois. Peu à peu se révèle un bout de terre envoûtant, que son isolement économique soumet encore davantage à l’emprise de la mer, exigeante mais enivrante, parce que « pour les marins, c’est pas le large qui est compliqué, c’est la terre », et que « tu vas en mer parce que t’es en porte-à-faux avec le monde et qu’y’a juste dans le silence du vent que t’es à ta place. » Avec le nombre de vagues comme mesure du temps et, à chaque page, le discours coloré et la sagesse imagée de gens simples, éprouvés par la vie, mais d'une authentique générosité sous leurs abords bourrus, le texte se teinte d’une grande tendresse pour ses personnages, tandis que leur solidarité, dans leur attachement viscéral à la mer et dans leur méfiance face à l’étranger, donne lieu à de magnifiques passages, empreints d’autant d’humour que de poésie.

Un charme irrésistible se dégage de ce roman, où l’enquête policière, en même temps qu’aiguillon à la curiosité, s’avère finalement prétexte à une immersion aussi amusante que poétique en terre gaspésienne. (4/5)

 

 

Citations :

Cyrille, il disait que la mer était une courtepointe. Des morceaux de vagues attachés par des fils de soleil. Il disait qu’elle avalait les histoires du monde et les digérait longuement, dans son ventre cobalt, pour n’en renvoyer que des reflets déformés.

L’exotisme, c’est un leurre, doc, un divertissement temporaire pour les amateurs de photos qui font du scrapbooking avec leur vie.
 
Ici, va falloir comprendre que la mer donne à manger, mais que chaque famille paye une redevance de vie aux eaux. La noyade, c’est fréquent. Un pêcheur, un enfant insouciant… À chaque fois, il faut ouvrir une enquête. Pis qu’est-ce qu’on trouve? Un accident, une maladresse, une malchance. C’est ça, la vie sur le bord de l’eau. Pourtant, on arrive pas à se passer de la mer. Voyez, moi, je suis né avec la mer dans ma cour; j’ai joué dedans toute ma jeunesse. Le temps de mes études en ville, elle m’a tellement manqué que j’y suis revenu et que je suis pas arrivé, jamais, à quitter le village.     
«Va falloir comprendre que la mer, c’est tout ça: la vague qui t’amène au large et te ramène. Un roulis d’indécisions, mais tu restes là, hypnotisé et captif. Jusqu’au jour où elle te choisit… J’imagine que c’est ça, la passion… Une vague de fond qui t’amène plus loin que tu pensais et qui te rejette sur le sable dur, comme un vieux con.

Cyrille, il disait que toute vérité est mouvante et insaisissable. Ceux qui vont en mer le savent: ce qui est déposé sur la vague se brise et se reconstruit constamment. Autrement. Il disait que le vent, le courant et la houle sont insatiables et qu’il faut être vigilant, même sur une mer d’huile. Ce qui est là maintenant te fera mentir dans dix minutes. Il disait que nous n’existions que grâce au mensonge émouvant de la vie.

Pilar, c’était le voilier qui partait. Ce ne sont pas tous les bateaux qui y vont, mais Pilar naviguait loin. Pour partir, il faut souffrir du monde au point de s’en larguer.

Le ciel s’ennuageait, promettant une pluie lasse. La mer frappait fort les cailloux de la grève qui brisaient leur bruit de verre à mes pieds. Les goélands cassaient les carcasses crispées des crabes sur les rochers. Grise et lourde, sans soleil ni enfant, la mer n’est-elle qu’un tombeau fermé et silencieux qui secoue ses ossements de corail?

Ce que les années avaient fait de beauté de Marie Garant, Cyrille n’avait plus assez de mots pour le dire. Tous, ils avançaient sur ses lèvres, reculaient et se retiraient, timides de leur trop peu devant son autant.
 
J’ai erré, étrangère, en cherchant un sens aux pièces de la maison. Je n’avais aucun souvenir associé aux lambris de bois dur. Jamais dévalé cet escalier en courant, jamais vidé le bas du garde-manger ni dormi sous une pile de manteaux de fourrure un soir de Noël. Mes souvenirs d’enfance étaient magnifiques, parfaits, alors pourquoi ressentais-je du chagrin à l’idée de n’avoir pas pu jouir de ceux que la maison évoquait – et qui n’avaient jamais existé? Car il se passait ceci d’étrange que j’étais nostalgique de ce que je n’avais jamais connu. C’était un passé impossible et aussi mort que cette femme au teint livide retournée par la mer. Comment se faisait-il, alors, qu’il me manquait si intensément, moi que ma famille adoptive avait toujours comblée?

Cyrille, il disait que les jours marins, ils ne se comptaient pas comme les autres, en tournage d’aiguilles dans le boîtier de l’horloge. Les jours marins, ils se traversent en cages descendues et relevées, en matins plats ou fortes houles, en nœuds et brouillards inattendus. Ils s’étirent en départs retardés, en arrivées espérées, en amarres brisées.

— Tout le monde raconte qu’il me cherche. Si je ne vais pas le voir, je finirai par avoir l’air d’une coupable qui se cache.       
— Les faits identifient les coupables, mademoiselle Garant, pas les airs.

La mer, c’est pas un choix, Catherine. Y ’en a qui sont aspirés par le Grand Nord, d’autres qui veulent pas quitter leur maison; y’en a qui entrent en politique, d’autres qui veulent avoir des enfants. On va en mer parce que c’est la seule porte qui s’ouvre quand tu sonnes, parce que ça te réveille la nuit, Catherine. Chaque fois que t’accostes, que t’entres dans la foule, tu sens ta différence. Tu te sens étranger. Tu vas en mer parce que t’es en porte-à-faux avec le monde et qu’y’a juste dans le silence du vent que t’es à ta place.

Pour les marins, c’est pas le large qui est compliqué, c’est la terre. On vit et on meurt en mer parce qu’on est fait pour l’horizon.

La Gaspésie, c’est une terre de pauvres qui a juste la mer pour richesse, pis la mer se meurt. C’est un agrégat de souvenirs, un pays qui ferme sa gueule pis qui écœure personne, une contrée de misère que la beauté du large console. Pis on s’y accroche comme des hommes de rien. Comme des pêcheurs qui ont besoin d’être consolés.


 

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