dimanche 7 novembre 2021

[Collectif] Môôôsieur Philippe

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Môôôsieur Philippe

Auteur : Philippe LE CLOEREC,
               Berk SENTURK,
               Marie LOISON-LERUSTE,
               Hubert DUPONT

Parution : 2021 (Baromètre)

Pages : 120

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

Cette histoire est celle de Philippe, sans domicile fixe depuis plusieurs années. Lui que les éboueurs ont retrouvé dans une poubelle quelques jours après sa naissance. Lui qui a plusieurs vies en une. Lui qui est devenu la coqueluche d’un quartier parisien, s’est retrouvé en fauteuil roulant et maintenant, remarche et repisse droit.

Raconter son histoire c’est faire caméra embarquée dans la vie d’un homme, permettre de lier passé et présent, mais aussi comprendre son courage, sa tristesse, ses rêves et ses peines. Au travers de l’histoire de Philippe, il s'agit de mettre en lumière toute une classe sociale que la société capitaliste veut rendre invisible. Se rendre compte que dans chacune de nos rues (sur)vivent des gens qu'on ne connait pas : acteurs invisibles qui demandent si peu et parfois donnent tout, y compris leur vie.

Ce court récit autobio – graphique est prolongé par une étude sociologique qui développe les thématiques principales dégagées par la vie de Philippe. Une mise en contexte objective qui permet de mieux appréhender le phénomène d’exclusion et confronter certaines des idées reçues. Replacer l’individuel dans l’universel, tel est l’objectif de cet ouvrage inédit par sa forme et son contenu.

C'est aussi le moment d'évoquer le lien social, ce fameux tissu dont on parle tout le temps, mais qu'on n'arrive plus à définir ou à retrouver et dont on sent qu'il se déchire. Ce lien qui se perd à force d’individus tournés sur eux-mêmes, pris dans la spirale consumériste. On reconnait la maturité d'une société à la façon dont elle traite ses indigents. L'histoire de Philippe dévoile ce fait social. Alors, racontons-le.

Dessins : Berk Senturk
Scénario : Hubert Dupont
Auteur essai : Marie Loison-Leruste

 

Avis :

A force de faire la manche devant la même boulangerie parisienne, Philippe a fini par nouer une relation amicale avec un des habitants du quartier. De leurs conversations est ressortie l’histoire de cet homme, jeté dans une poubelle à la naissance, victime d’une sidérante maltraitance pendant l’enfance, et devenu SDF après une vie en dents de scie. Cet ouvrage retrace d’abord fidèlement son parcours sous la forme d’un court roman graphique. S’ensuit une analyse sociologique de l’exclusion en France, qui met en perspective le vécu de Philippe à partir d’une enquête ethnographique et statistique sur le « sans-abrisme ».

Il est de ces destins qui vous plombent aussi sûrement qu’un boulet le ferait d’un noyé. La transcription graphique de celui de Philippe permet en quelques planches de s’en persuader avec effroi. Dessins à l’appui, point n’est besoin de longs discours pour saisir l’implacable et choquante adversité à laquelle l’ont livré, dès le plus jeune âge, la défaillance et la cruauté humaines. Quelques belles rencontres, malgré tout, lui ont permis d’acquérir un temps un certain équilibre, malheureusement trop précaire pour résister, sans béquille ni amortisseur, aux aléas de l’existence. Et c’est le coeur serré que l’on se représente désormais Philippe, seul et abîmé sur son bout de trottoir, aujourd’hui socialement guère mieux considéré que ce « déchet » auquel on avait déjà tenté de le réduire dès ses premiers jours.

Encore sous le choc de l’histoire de Philippe, efficacement retranscrite par les dessins tout en nuances de gris de Berk Sentruk, c’est avec intérêt que l’on aborde ensuite la partie sociologique de Marie Loison-Leruste, occasion de découvrir une photographie d’ensemble du phénomène de l’exclusion en France, les facteurs de fragilisation – « une enfance difficile, un parcours migratoire, des difficultés sociales et économiques qui participent à la ‘désaffiliation sociale’ » –, les parcours-types de ceux qui s’en sortent et de ceux qui s’enfoncent irrémédiablement, les difficultés rencontrées par les aidants.

Partant d’un cas individuel qui ne peut laisser indifférent, avant d’éclairer de manière factuelle et documentée le phénomène général de l’exclusion et du » sans-abrisme », cet ouvrage combat les idées reçues d’une manière parlante. Bravo à ses auteurs et à son éditeur. Un seul bémol pour ma part : l’écriture inclusive est très irritante à la lecture. (4/5)

 

 

Citations :

Ainsi, « tout le monde peut un jour devenir SDF », mais pas avec la même probabilité, et il n’y a « ni fatalité, ni hasard » dans le fait de devenir un jour sans-domicile. Les travaux, tant qualitatifs que quantitatifs, montrent ainsi que les personnes sans domicile ont plus souvent connu une enfance difficile, un parcours migratoire, des difficultés sociales et économiques qui participent à leur « désaffiliation sociale ».

(…) le visage de la population privée de logement est difficile à dessiner, car derrière le mot « SDF » se cache en fait une très grande diversité d’individus et de trajectoires. Les personnes sans domicile ne correspondent plus tout à fait à l’image un peu ancienne et caricaturale du clochard, un homme seul, blanc, sans emploi et marginalisé. De nouveaux publics sont venus grossir les rangs des populations en difficulté par rapport au logement : des jeunes, des femmes, des actif-ves, des migrant-es, etc. Pour autant, ces personnes ont aussi un certain nombre de caractéristiques en commun. Leur situation est le résultat d’un processus de désaffiliation : elles ont rencontré, au cours de leur trajectoire, des ruptures qui ont fragilisé leurs liens sociaux, leurs difficultés les ont conduites à une situation d’instabilité et de précarité vis-à-vis du logement, mais aussi de l’emploi, de la santé ou de l’accès au droit. D’origine sociale modeste, avec un faible niveau d’études et des liens sociaux souvent distendus, elles rompent de toute façon avec l’idée selon laquelle tout le monde peut devenir un jour « SDF » avec la même probabilité.

Cécile Brousse remarque que : « les établissements qui offrent la meilleure prise en charge sélectionnent leurs résidents en fonction de leurs capacités financières et de leur situation familiale. Ainsi, ceux qui vivent seuls et qui ont de faibles revenus ont peu de chances d’être pris en charge de manière durable et personnalisée, à l’inverse des personnes qui vivent en couple et/ou avec des enfants ou qui ont les moyens d’acquitter les frais d’hébergement ». Finalement, « ce sont les mieux dotés financièrement, ceux qui peuvent témoigner d’un attachement local ou d’un mode de vie traditionnel (en couple, avec des enfants) qui connaissent des mobilités ascendantes », c’est-à-dire qui vont de la rue vers un centre ou d’un centre vers un logement aidé. On constate alors un fort « effet Matthieu », en référence à la parole du Christ : « car celui qui a, on lui donnera et il aura du surplus, mais celui qui n’a pas, même ce qu’il a lui sera enlevé » (13:12) : les personnes les plus démunies sont orientées vers les solutions d’hébergement et de logement les moins durables, et vers l’accompagnement social le plus sommaire.
 
On peut par exemple s’interroger sur les politiques actuelles visant presque exclusivement l’urgence, traitant seulement les symptômes du sans-abrisme mais pas le fond du problème. Car plutôt que d’investir durablement dans des logements pérennes et d’accompagner les personnes les plus désocialisées vers le logement, les « solutions » consistent plutôt à développer l’hébergement de courte durée et à segmenter la prise en charge. (…)
Tiraillées entre leurs valeurs militantes d’accueil souvent inconditionnel et les impératifs gestionnaires qui les contraignent et les subventions étatiques dont elles ont besoin pour survivre, les associations courbent le dos et se plient aux règles de ce jeu, dont elles ne sont pourtant pas dupes… Elles se voient ainsi cantonnées dans ce rôle de faire-valoir de politiques guidées par le calendrier médiatique, la chute des températures, l’arrivée d’un nouveau ministre, un effet de mode. L’ouverture de ces structures d’urgence masque difficilement les problèmes rencontrés au quotidien dans l’accompagnement des personnes en situation de pauvreté et la difficile relation que nous entretenons tous-toutes à la pauvreté et aux différentes formes d’exclusion sociale.


 

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