lundi 1 novembre 2021

[Berest, Anne] La carte postale

 

 

 
 

Coup de coeur 💓💓

 

Titre : La carte postale

Auteur : Anne BEREST

Editeur : Grasset

Parution : 2021                 

Pages : 512

 

  

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

C’était en janvier 2003. Dans notre boîte aux lettres, au milieu des traditionnelles cartes de voeux, se trouvait une carte postale étrange. Elle n’était pas signée, l’auteur avait voulu rester anonyme. L’Opéra Garnier d’un côté, et de l’autre, les prénoms des grands-parents de ma mère, de sa tante et son oncle, morts à Auschwitz en 1942.

Vingt ans plus tard, j’ai décidé de savoir qui nous avait envoyé cette carte postale. J’ai mené l’enquête, avec l’aide de ma mère. En explorant toutes les hypothèses qui s’ouvraient à moi. Avec l’aide d’un détective privé, d’un criminologue, j’ai interrogé les habitants du village où ma famille a été arrêtée, j’ai remué ciel et terre. Et j’y suis arrivée. Cette enquête m’a menée cent ans en arrière. J’ai retracé le destin romanesque des Rabinovitch, leur fuite de Russie, leur voyage en Lettonie puis en Palestine. Et enfin, leur arrivée à Paris, avec la guerre et son désastre.

J’ai essayé de comprendre comment ma grand-mère Myriam fut la seule qui échappa à la déportation. Et éclaircir les mystères qui entouraient ses deux mariages. J’ai dû m’imprégner de l’histoire de mes ancêtres, comme je l’avais fait avec ma sœur Claire pour mon livre précédent, Gabriële. Ce livre est à la fois une enquête, le roman de mes ancêtres, et une quête initiatique sur la signification du mot « Juif » dans une vie laïque.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Anne Berest est l’auteur de romans : La Fille de son père (Seuil, 2010), Les Patriarches (Grasset, 2012), Sagan 1954 (Stock, 2014), Recherche femme parfaite (Grasset, 2016), Gabriële, coécrit avec sa sœur Claire (Stock, 2017), de pièces de théâtre : La Visite, Les filles de nos filles (Actes Sud, 2020).
Elle a aussi écrit la série Mytho pour Arte, qui a reçu de nombreux prix, en France comme à l’étranger.

 

 

Avis :

En 2003, Lélia, la mère de l’auteur, reçoit avec perplexité une étrange carte postale. Anonyme, elle ne comporte que les prénoms de quatre membres de la famille, morts à Auschwitz en 1942. Près de vingt ans plus tard, Anne Berest se met en tête de découvrir qui a bien pu envoyer ce message énigmatique. Son enquête va lui faire exhumer un siècle d’histoire familiale, depuis la fuite de Russie des Rabinovitch, en passant par la Lettonie et par la Palestine, jusqu’à leur installation à Paris et l’horreur qui les y attendait pendant la seconde guerre mondiale. La grand-mère de l’auteur, Myriam, fut la seule à échapper au funeste destin de la famille entière. Elle a laissé à sa fille et à ses deux petites-filles le terrible poids d’un silence étourdissant…

Bien avant Anne, Lélia avait commencé à recoller les morceaux de ce passé barricadé dans le mutisme maternel, rassemblant et recoupant au cours de longues et minutieuses investigations les traces qui, dans leurs boîtes d’archive, attendaient de trouver leur place dans la mémoire des vivants. L’histoire des Rabinovitch met en pleine lumière le vieux serpent de mer de l’antisémitisme, les exils répétés et les renaissants espoirs d’intégration, la confiance demeurée malgré les alarmes, et finalement la prise au piège d’un impensable savamment orchestré. Avec justesse et intelligence, la narration restitue contexte et processus, décortiquant comment, insensiblement, a pu s’imposer une idéologie massivement meurtrière, au point de susciter le zèle d’un Etat français devançant les exigences nazies.

Piqué par l’énigme de la carte postale, le lecteur se retrouve happé par l’enquête menée par l’auteur, et c’est à pieds joints qu’il plonge dans ce récit sensible et vivant courant sur cinq générations. Dépourvue du moindre pathos, la narration bouleverse d’autant plus qu’elle se déroule avec la plus grande sobriété. Son réalisme saisissant vous emmène coeur et dents serrés au bout de l’insoutenable, et c’est le moins que l’on puisse faire que de savoir et de se souvenir. Ecrire et lire cette histoire, c’est sortir les victimes du néant où on l’on a voulu les plonger, puis les laisser bien après la défaite allemande. Car il aura fallu des années, puis encore un demi-siècle, pour que l’administration française finisse par reconnaître d’abord le simple décès, puis la mort en déportation des victimes des camps…

Tout en creusant le sillon de la mémoire, l’enquête d’Anne Berest nous confronte également à la réalité contemporaine. Comment ne pas se sentir troublé lorsque l’on découvre avec elle ce que sont devenus la maison et les biens personnels de ses arrière-grands-parents, la gêne et l’hostilité patentes des descendants des anciens voisins ? Au fur et à mesure que s’emboîtent les bribes du passé, ce sont toutes leurs répercussions sur le présent qui nous sautent peu à peu à la figure et nous interrogent. Pour l’auteur, elles sont le déclencheur d’une réflexion intime sur son identité, sur l’influence de ce passé sur sa personnalité profonde et sur sa manière de vivre sa judaïcité. 

Initialement choisi sur un quiproquo entre les écrivains Anne et Claire, que j’ignorais sœurs, ce livre sur lequel je me suis précipitée, sans même me préoccuper à l’avance de son contenu, m’a subjuguée. Grave, parfois éprouvant, tendu comme un thriller, il est écrit avec une sincérité, une sensibilité et une clairvoyance qui vous vont aussi droit au coeur qu’il marque votre esprit. Un très grand coup de coeur. (5/5)

 

Citations :

Chez mes parents, à cette époque-là, on ramassait le courrier par terre, comme des fruits mûrs tombés de l’arbre – notre boîte aux lettres était devenue si vieille qu’avec le temps elle ne retenait plus rien, c’était une véritable passoire, mais nous l’aimions ainsi. Personne ne songeait à la changer. Dans notre famille, les problèmes ne se réglaient pas de cette manière, on vivait avec les objets comme s’ils avaient le droit à autant d’égards que des êtres humains.
 

En Égypte, insistait Nachman, les Juifs étaient esclaves, c’est-à-dire : logés et nourris. Ils avaient un toit sur la tête et de la nourriture dans la main. Tu comprends ? La liberté, elle, est incertaine. Elle s’acquiert dans la douleur. L’eau salée que nous posons sur la table le soir de Pessah représente les larmes de ceux qui se défont de leurs chaînes. Et ces herbes amères nous rappellent que la condition de l’homme libre est par essence douloureuse. Mon fils, écoute-moi, dès que tu sentiras le miel se poser sur tes lèvres, demande-toi : de quoi, de qui, suis-je l’esclave ?
 

C’est le mouvement sioniste qui œuvre à la pratique de la langue.                     
— Tu veux dire que les Juifs ne parlaient pas hébreu, avant, dans leur vie quotidienne ?          
— Non. La langue hébraïque était la langue des textes, uniquement.          
— Un peu comme si Pascal, au lieu de traduire la Bible en français, avait encouragé les gens à parler latin ?          
— Exactement. 
 

Il va falloir partir. De nouveau partir. C’est ainsi. Myriam s’est habituée. Elle sait que, pour ne pas souffrir, il suffit de marcher droit devant soi et ne jamais, jamais, se retourner.
 

— Papa… ne dit-on pas « Heureux comme un Juif en France » ? Ce pays a toujours été bon avec nous. Dreyfus ! Le pays entier s’est levé pour défendre un petit Juif inconnu !          
— Seulement la moitié d’un pays, mon fils. Pense à l’autre moitié…          
— Arrête… dès que j’aurai assez d’argent, je vous ferai venir.         
 — Non merci. Besser mit un klugn dans gehenem eyder mit un nar dans ganeydn… Mieux vaut être un sage en enfer qu’un imbécile au paradis.
 
 
L’immeuble, nouvellement bâti, possède le confort moderne, gaz de ville, eau et électricité. Ephraïm est heureux de pouvoir offrir un tel luxe à sa femme et à ses enfants. Il se passionne pour la croisière jaune, une expédition organisée par la famille Citroën entre Beyrouth et la Chine.          
— Une famille juive de Hollande qui vendait des citrons avant de faire fortune dans les diamants puis l’automobile… Citrons, Citroën !


Quelques mois plus tard, Ephraïm se procure le pamphlet de Louis-Ferdinand Céline, Bagatelles pour un massacre. Il veut comprendre ce que lisent les Français – plus de 75 000 exemplaires se sont vendus en seulement quelques semaines.          
Le livre en main, il s’installe dans un café. Et comme un vrai Parisien, il commande un verre de bordeaux – lui qui ne boit jamais d’alcool. Il commence sa lecture. « Un Juif est composé de 85 % de culot et de 15 % de vide… Les Juifs, eux, n’ont pas honte du tout de leur race juive, tout au contraire, nom de Dieu ! Leur religion, leur bagout, leur raison d’être, leur tyrannie, tout l’arsenal des fantastiques privilèges juifs… » Ephraïm fait une pause, la gorge nouée, il termine son verre de vin et en commande un autre. « Je ne sais plus quel empoté de petit youtre (j’ai oublié son nom, mais c’était un nom youtre) s’est donné le mal, pendant cinq ou six numéros d’une publication dite médicale (en réalité chiots de Juifs), de venir chier sur mes ouvrages et mes “grossièretés” au nom de la psychiatrie. » Ephraïm suffoque en pensant au nombre de gens qui achètent cette logorrhée délirante. Il sort dans la rue, chancelant, la nausée au fond de la gorge. Il remonte à pied le boulevard Saint-Michel, longe péniblement les grilles du Luxembourg. Et, ce faisant, il se remémore ce passage de la Bible, qui l’effrayait enfant :          
« Dieu dit à Abraham : sache bien que tes descendants seront pour toujours des étrangers sur une terre qui n’est pas la leur. On les asservira et on les fera souffrir pendant quatre cents ans. »


— Tu es triste que ton fils ne croie pas en Dieu ? demande Jacques à son grand-père.      
— Autrefois oui, j’étais triste. Mais aujourd’hui, je me dis que l’important est que Dieu croit en ton père.


Les Allemands ont envahi la Pologne. Les Français et les Anglais lancent de faibles offensives, ils semblent ne pas véritablement y croire. C’est une sorte de « fausse guerre », que les Anglais surnomment the phoney war. Un journaliste français confond avec le mot funny et cette histoire devient pour toujours la « drôle de guerre ».
 
 
Pétain est le chef de l’État français. Il engage une politique de rénovation nationale et signe la première « loi portant statut des Juifs ». Tout commence là. Avec la première ordonnance allemande du 27 septembre 1940 et la loi du 3 octobre suivant. Myriam écrira plus tard, pour résumer la situation :          
— Un jour, tout se perturba.          
Le propre de cette catastrophe réside dans le paradoxe de sa lenteur et sa brutalité. On regarde en arrière et on se demande pourquoi on n’a pas réagi avant, quand on avait tout le temps. On se dit, comment ai-je pu être aussi confiant ? Mais il est trop tard. Cette loi du 3 octobre 1940 considère comme juive « toute personne issue de trois grands-parents de race juive ou de deux grands-parents de la même race, si son conjoint lui-même est juif ». Elle interdit aux Juifs les métiers de la fonction publique. Les enseignants, le personnel des armées, les agents de l’État, les employés des collectivités publiques – tous doivent quitter leurs fonctions. Elle leur interdit aussi de publier des articles de presse dans les journaux. Ou d’exercer les métiers qui concernent le spectacle : théâtre, cinéma, radio.   
 
                  
— Il n’y avait pas aussi une liste d’auteurs interdits à la vente ?          
— Tout à fait, la « liste Otto », du nom de l’ambassadeur d’Allemagne à Paris, Otto Abetz. Elle établit la liste de tous les ouvrages retirés de la vente des librairies. Y figuraient évidemment tous les auteurs juifs, mais aussi les auteurs communistes, les Français « dérangeants » pour le régime, comme Colette, Aristide Bruant, André Malraux, Louis Aragon, et même les morts, comme Jean de La Fontaine…
 
 
— … Ce qui est très important aussi, c’est de noter que les premiers départs concernent uniquement « les Juifs étrangers ».           
— C’est pensé, j’imagine…           
— Bien sûr. Les Français assimilés ont des appuis dans la société. Si les ordonnances avaient commencé par s’attaquer aux Juifs « français », les gens auraient davantage réagi – les amis, les collègues de travail, les clients, les conjoints… Regarde ce qui s’est passé pendant l’affaire Dreyfus.          
 — Les étrangers, eux, sont moins enracinés dans le pays – donc ils sont « invisibles »…
— Ils vivent dans la zone grise de l’indifférence. Qui va s’offusquer qu’on s’attaque à la famille Rabinovitch ? Ils ne connaissent personne en dehors de leur cercle familial ! Donc ce qui va compter, au départ, dans la mise en place de ces ordonnances, c’est de faire des Juifs une catégorie « à part ». Avec, à l’intérieur de cette catégorie, plusieurs catégories. Les étrangers, les Français, les jeunes, les vieux. C’est tout un système réfléchi et organisé.           
— Maman… il y a bien un moment où on ne pourra plus dire « on ne savait pas »…           
— L’indifférence concerne tout le monde. Envers qui, aujourd’hui, es-tu indifférente ? Pose-toi la question. Quelles victimes, qui vivent sous des tentes, sous des ponts d’autoroute, ou parquées loin des villes, sont tes invisibles ? Le régime de Vichy cherche à extraire les Juifs de la société française, et y parvient…


Un matin, à Lodz, les parents d’Emma se réveillent prisonniers. Leur quartier a été bouclé pendant la nuit, avec des barrières en bois, doublées de fils barbelés. Les patrouilles de la police régulière empêchent les gens de s’enfuir. Impossible d’entrer, impossible de sortir. Les magasins ne sont pas approvisionnés. Les germes et les microbes se répandent. Semaine après semaine le ghetto devient un tombeau à ciel ouvert. Chaque jour, des dizaines de personnes y meurent de famine ou de maladie. Les corps s’entassent sur des charrettes dont on ne sait pas quoi faire. Il se répand des odeurs infectes. Les Allemands n’entrent pas à cause des épidémies. Ils attendent. C’est le début de l’extermination des Juifs, par mort « naturelle ».


— Mais tout le monde ne sera pas indifférent. Je me souviens de cette phrase de Simone Veil : « Dans aucun autre pays, il n’y a eu un élan de solidarité comparable à ce qui s’est passé chez nous. »          
— Elle avait raison. La proportion de Juifs sauvés de la déportation pendant la Seconde Guerre mondiale en France fut élevée par rapport aux autres pays occupés par les nazis.
 
 
Les premiers déportés, ceux de 1941, étaient uniquement des hommes, dans la force de l’âge. La plupart polonais. On a appelé cela : la convocation du billet vert. Parce que les hommes qui étaient embarqués recevaient une assignation sous forme d’un billet de couleur verte.          
Ils prennent d’abord les hommes, vaillants, pour crédibiliser l’idée qu’on va envoyer cette main-d’œuvre travailler. Les jeunes pères de famille, les étudiants, les ouvriers costauds, etc. Ephraïm, qui a plus de 50 ans, n’est donc pas concerné. Cela permet d’éliminer en premier les hommes forts. Ceux qui peuvent se battre, ceux qui savent se servir d’une arme. Tu vois, quand tu disais que tu ne comprenais pas pourquoi les gens s’étaient laissé faire, comme des vivants déjà morts – et que cette idée était insupportable… Eh bien ces hommes, les « billets verts », ne se sont pas laissé embarquer sans réagir. Tout d’abord, presque la moitié d’entre eux ne sont pas allés à leur convocation. Les billets verts se sont ensuite battus. Beaucoup vont s’échapper – ou essayer de s’échapper – des camps français de transit où ils sont enfermés. J’ai lu des récits d’évasions, de bagarres terribles avec les surveillants de camps. Sur les 3 700 billets verts arrêtés, presque 800 ont réussi à s’échapper – même si la plupart ont été arrêtés de nouveau.          
Tout cela est calculé pour faire croire aux gens qu’il s’agit « seulement » d’emprisonner les Juifs et de les envoyer travailler quelque part en France. Pas de les tuer. En gros, on les associe à des prisonniers de guerre. Et puis, petit à petit, on va arrêter aussi des jeunes, comme Jacques et Noémie, puis d’autres nationalités – et puis petit à petit tout le monde va y passer, les jeunes, les vieux, les hommes, les femmes, les étrangers, les pas étrangers… même les enfants. J’insiste sur cette question des enfants, tu sais sans doute que les Allemands voulaient déporter les enfants après leurs parents. De son côté, le gouvernement de Vichy voulait se débarrasser des enfants juifs le plus vite possible. L’administration française a exprimé à l’administration allemande « le souhait de voir les convois à destination du Reich inclure également les enfants ». C’est écrit noir sur blanc.


Ce qu’on appelle la Zone, m’explique Lélia, était à l’origine un grand terrain vague qui encerclait Paris. Une zone de tir… réservée au canon pour l’artillerie française. Non aedificandi. Mais y poussa peu à peu toute la pauvreté des rejetés de la capitale, des misérables hugoliens, des familles aux mille enfants, tous ceux que les grands travaux du baron Haussmann avaient chassés du centre de Paris s’y entassèrent dans des baraques, dans des cabanons de bois ou des roulottes, des cahutes qui baignaient dans la boue et l’eau croupie, dans des bicoques rafistolées. Chaque quartier avait sa spécialité, il y avait les chiffonniers de Clignancourt et les biffins de Saint-Ouen, les boumians de Levallois et les rempailleurs d’Ivry, les ramasseurs de rats, qui revendaient les bestioles aux laboratoires des quais de Seine pour leurs expériences. Les ramasseurs de crottes blanches, qui revendaient la merde au kilo, à des artisans gantiers qui s’en servaient pour blanchir le cuir. Chaque quartier avait sa communauté, il y avait les Italiens, les Arméniens, les Espagnols, les Portugais… mais tous étaient surnommés les zonards ou les zoniers.
 
 
Les corbeaux sont des mets recherchés sous l’Occupation, ils se vendent jusqu’à 20 francs pièce – et font de bons bouillons.


Le camps de Pithiviers n’a pas la capacité d’accueillir autant de monde d’un seul coup. Il n’y a plus de place dans les baraques, plus de lit nulle part, rien n’est prévu ni adapté à ce flot.
(…)
L’administration pénitentiaire n’a rien prévu pour les enfants en bas âge. Il n’y a pas de nourriture appropriée, il n’y a pas de quoi les laver, ni les changer. Pas de médicaments adaptés. Dans la chaleur de ce mois de juillet, la situation des mères est effroyable, elles n’ont pas de langes, pas d’eau propre, les autorités n’ont pas pensé qu’il faudrait fournir du lait – ni des ustensiles pour faire bouillir l’eau. Un rapport d’inspection est envoyé à ce sujet au préfet. Qui n’en fera rien. Mais de nouveaux fils barbelés sont rapidement livrés, afin de doubler ceux existants. Les gendarmes ont eu peur que les petits enfants puissent s’échapper en se faufilant.
Au camp, le rapport d’un policier indique que « le contingent de juifs arrivé aujourd’hui se compose, pour 90 % au moins, de femmes et d’enfants. Tous les internés sont très fatigués et déprimés par leur séjour au Vélodrome d’Hiver, où ils ont été très mal installés et ont manqué de tout ». Quand Adélaïde Hautval prend connaissance de ce rapport, elle se dit que les termes « très fatigués » et « déprimés » sont de drôles d’euphémismes. Les familles arrivent du Vél’ d’Hiv dans un état de détresse absolue. Elles ont passé plusieurs jours entassées dans un stade, dormant par terre, sans sanitaires, dans des gradins ruisselants d’urine à l’odeur insoutenable. La chaleur était étouffante. L’air saturé de poussière, irrespirable. Les hommes sont sales, ils ont été traités comme du bétail, humiliés, battus par les policiers, les femmes aussi sont puantes de chaleur, celles qui ont eu leurs règles ont leurs habits ensanglantés, les enfants sont poussiéreux et dans un état d’épuisement inimaginable. Une femme s’est suicidée en se jetant depuis les gradins sur la foule. Sur les dix toilettes, la moitié a été condamnée, à cause des fenêtres qui donnaient sur la rue et pouvaient permettre aux gens de s’échapper. Il ne restait donc que cinq latrines pour près de huit mille personnes. Dès la première matinée, les cabinets débordèrent et il fallut s’asseoir sur les excréments. Comme on ne leur donnait ni nourriture ni eau, les pompiers ont fini par ouvrir les vannes d’incendie pour désaltérer les hommes, femmes et enfants qui mouraient littéralement de soif. Désobéissance civile.

 
Figurez-vous qu’autrefois, je vous parle de ça… au XIXe siècle… on payait le courrier deux fois. Une fois pour envoyer la lettre. Et une deuxième fois pour la recevoir. Vous comprenez ?          
— Il fallait payer pour lire ? Je ne savais pas…          
— Oui, au tout début de l’histoire de la Poste, c’était comme ça. Mais vous aviez le droit de refuser la lettre qu’on vous envoyait. Et on ne payait pas, à ce moment-là… Alors les gens ont imaginé un code, pour ne pas payer la deuxième fois. Suivant la façon dont le timbre était positionné sur l’enveloppe, cela voulait dire quelque chose de particulier, par exemple, si vous mettiez le timbre sur le côté, penché à droite, cela signifiait « maladie ». Vous voyez ?          
— Très bien, dis-je. Pas besoin d’ouvrir la lettre ni de payer la taxe. Le message était contenu dans le timbre. C’est ça ?          
— Tout à fait. Depuis ce temps-là, les gens ont attribué un sens à la position des timbres, a-t-il ajouté. Par exemple, encore aujourd’hui, les aristocrates collent les timbres à l’envers, en signe de contestation. Une façon de dire, à mort la République.


— Ensuite, ajouta William, tu te souviens, les déclarations antisémites de Raymond Barre.          
— … oui, il était Premier ministre à l’époque… il a dit que cet attentat [3 octobre 1980] était d’autant plus choquant qu’il avait frappé « des Français innocents » qui se trouvaient dans la rue, par hasard, devant la synagogue.          
— Il a dit « des Français innocents » ?          
— Oui, oui ! Comme si dans son esprit, nous, les Juifs, n’étions ni tout à fait français ni vraiment innocents…


J’étais confrontée à une contradiction latente. Avec d’un côté, cette utopie que mes parents décrivaient comme un modèle de société à bâtir, gravant en nous jour après jour l’idée que la religion était un fléau qu’il fallait absolument combattre. Et de l’autre, planquée dans une région obscure de notre vie familiale, il y avait l’existence d’une identité cachée, d’une ascendance mystérieuse, d’une étrange lignée qui puisait sa raison d’être au cœur de la religion. Nous étions tous une grande famille, qu’importe notre couleur de peau, notre pays d’origine, nous étions tous reliés les uns aux autres par notre humanité. Mais au milieu de ce discours des Lumières qu’on m’enseignait, il y avait ce mot qui revenait comme un astre noir, comme une constellation bizarre, qui revêtait un halo de mystère. Juif. Et des idées s’affrontaient dans ma tête. Pile, la lutte contre toute forme d’héritage patrimonial. Face, la révélation d’un héritage judaïque transmis par la mère. Pile, l’égalité des citoyens devant la loi. Face, le sentiment d’appartenance à un peuple élu. Pile, le refus de toute forme d’« inné ». Face, une affiliation désignée au moment de la naissance. Pile, nous étions des êtres universels, citoyens du monde. Face, nous tirions nos origines d’un monde aussi particulier que fermé sur lui-même. Comment s’y retrouver ? De loin, les choses enseignées par mes parents me semblaient claires. Mais de près elles ne l’étaient plus.
 
 
Ce jour-là, en rentrant à la maison, je suis triste. J’ai le sentiment que la seule chose à laquelle j’appartienne vraiment, c’est la douleur de ma mère. C’est cela, ma communauté. Une communauté constituée de deux personnes vivantes et de plusieurs millions de morts.


— Tu sais Gérard, dans ma vie j’ai toujours eu beaucoup de mal à prononcer la phrase : « Je suis juive. » Je ne me sentais pas autorisée à la dire. Et puis… c’est bizarre… comme si j’avais intégré les peurs de ma grand-mère. D’une certaine manière, la partie juive cachée en moi était rassurée que la partie goy la recouvre, pour la rendre invisible. Je suis insoupçonnable. Je suis le rêve accompli de mon arrière-grand-père Ephraïm, j’ai le visage de la France.          
— Toi tu es surtout un cauchemar d’antisémite, a dit Gérard.          
— Pourquoi ? lui ai-je demandé.          
— Parce que même toi tu en es, a-t-il conclu en éclatant de rire.


— Il faut attendre encore un an, jusqu’au 26 octobre 1948, pour qu’Ephraïm, Emma, Noémie et Jacques soient officiellement reconnus comme « disparus ». Myriam accuse réception de ces actes le 15 novembre 1948. Une nouvelle étape commence pour elle : les décès doivent être officiellement attestés. Seul un jugement du tribunal civil peut suppléer à l’absence de corps.          
— Comme pour les marins disparus en mer ?          
— Exactement. Les jugements sont rendus le 15 juillet 1949, sept ans après leur mort. Or, tiens-toi bien, dans les actes de décès fournis par l’administration française, le lieu officiel de leur mort est : Drancy pour Ephraïm et Emma ; Pithiviers pour Jacques et Noémie.          
— L’administration française ne reconnaît pas qu’ils sont morts à Auschwitz ?          
— Non. Ils sont passés de « non rentrés » à « disparus » puis « morts sur le sol français ». La date retenue officiellement est celle des départs de France des convois de déportation.          
— Je n’en reviens pas…          
— Pourtant une lettre du ministère des Anciens Combattants et Victimes de guerre au procureur du tribunal de première instance demandait à ce que le lieu de mort soit Auschwitz. Le tribunal en a décidé autrement. Mais ce n’est pas tout, on refusait de dire que les Juifs étaient déportés pour des questions raciales. On disait que c’était pour des raisons politiques. Les associations d’anciens déportés obtiendront seulement en 1996 la reconnaissance de « mort en déportation » ainsi que la rectification des actes de décès.
 
 
Les voisins du dessus jouaient du piano, la musique qui provenait du plafond m’enveloppait. Un soir j’ai eu la sensation que les notes tombaient dans ma chambre comme une pluie fine.


Tu comprends, ce qui me fascine dans cette histoire, c’est de penser que dans une même administration, l’administration française, puissent coexister au même moment des justes et des salauds. Prends Jean Moulin et Maurice Sabatier. Ils sont de la même génération, ils ont reçu à peu près la même formation, ils deviennent tous les deux préfets, avec des similitudes de parcours. Mais l’un devient le chef de la Résistance et l’autre, préfet sous Vichy, supérieur hiérarchique de Maurice Papon. L’un est enterré au Panthéon et l’autre inculpé de crime contre l’humanité. Qu’est-ce qui détermine l’un et l’autre ? 


Le véritable ami n’est pas celui qui sèche tes larmes. C’est celui qui n’en fait pas couler.


S’arrêtant devant un saule blanc, il avait dit :          
— Cet arbre, c’est l’aspirine. Les laboratoires veulent nous faire croire qu’il n’y a que la chimie pour soigner les hommes. On finira par y croire.          
L’oncle montrait aux filles comment cueillir les fleurs, à quel endroit les pincer, pour ne pas qu’elles perdent leurs propriétés médicinales. Parfois il s’arrêtait, prenait Myriam et Noémie par les épaules, et poussait leurs bustes de jeunes filles en direction de l’horizon.     
     

Myriam constate que Madame Chabaud fait partie de ces êtres qui ne sont jamais décevants, alors que d’autres le sont toujours.          
— Pour les premiers, on ne s’étonne jamais. Pour les seconds, on s’étonne chaque fois. Alors que ce devrait être l’inverse, lui dit-elle en la remerciant.
 
 
La nature n’est pas un paysage. Elle n’est pas devant vous. Mais à l’intérieur de vous, tout autant que vous êtes à l’intérieur d’elle.


 

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