mercredi 3 novembre 2021

[Némirovsky, Irène] L'Ennemie

 






J'ai beaucoup aimé

 

Titre : L'Ennemie

Auteur : Irène NEMIROVSKY

Parution : originale en 1928,
                  Denoël en 2019

Pages : 160

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

Il y a un peu moins d’un siècle paraît pour la première fois L’Ennemie, petit bijou d’une jeune romancière encore inconnue du public. Dans ce roman, publié sous le nom de Pierre Nerey, Irène Némirovsky dissèque sous couvert de la fiction toutes les ambivalences de sa relation avec sa mère. Ici, Irène devient Gabri, une jeune fille de dix-sept ans en révolte, avec toute la violence confuse de l’adolescence, contre une mère indifférente, vieille coquette sur le déclin aux prises avec son dernier amour.
Ce conte cruel du Paris des années folles suit le terrible apprentissage par Gabri d’une féminité déchirée entre désirs naissants et solitude irréductible, où le visage de l’être détesté devient d’autant plus haïssable pour la jeune fille que ces traits se confondent peu à peu avec les siens. Telle une nouvelle Électre, Irène Némirovsky n’épargne pas cette mère qui ressemble furieusement à la sienne et dont elle dresse le portrait-charge sous les traits d’une coquette aussi vaine que cruelle.
Toute une société déboussolée renaît ainsi sous la plume acide d’une auteure emblématique de l’entre-deux-guerres.

 

 

Un mot sur l'auteur :

Irène Némirovsky naît à Kiev en 1903. Sa famille, qui a fait fortune dans la finance, fuit la révolution russe et s'installe à Paris en 1919. L'auteur connaît le succès dès 1929, avec David Golder, puis avec Le Bal (1930). Juive, elle est déportée en juin 1940 et meurt à Auschwitz deux ans plus tard. Sa fille aînée, Denise, emporte dans sa fuite l'ultime manuscrit de sa mère, Suite française, publié en 2004 et couronné à titre posthume du prix Renaudot.

 

 

Avis :

Dans les beaux quartiers de Paris en ces années vingt, Gabri et Michette n’occupent que bien peu de place dans les préoccupations et l’emploi du temps de leur mère. Absorbée par sa vie mondaine et sentimentale, cette jolie femme collectionne les plaisirs et les amants, laissant ses deux filles aux bons soins de la bonne, pendant que le mari s’emploie à faire prospérer les affaires familiales. Gabri grandissant, la frivolité maternelle lui devient de plus en plus insupportable, surtout après le drame qui frappe sa cadette. Une véritable haine investit l’adolescente, qui, prenant conscience de son tout neuf pouvoir de séduction, entrevoit le moyen de se venger de sa vieille coquette de mère, désormais sur le retour.

Largement autobiographique, ce roman de jeunesse comprend déjà bon nombre des ingrédients qui reviendront en leitmotiv dans l’oeuvre d’Irène Némirovsky. L’Ennemie est la première version de cette histoire qu’elle ne cessera de réécrire avec un réalisme satirique : celle de sa relation conflictuelle avec sa mère, sur le fond acidement représenté de la société bourgeoise des années folles. Si tous les personnages sont peints au vitriol, en particulier les hommes, veules et amoraux quand ils ne sont pas absents et tout entiers consacrés à leur ambition et à l’argent, celui de « Petite mère » est un summum de détestation. Parvenue frivole et coquette, effrayée à l’idée de vieillir, elle ne se préoccupe que d’elle-même et de ses amants, se révélant une mère défaillante que ses enfants encombrent. Passée de la répulsion pendant l’enfance à la haine franche à l’adolescence, sa fille Gabri en vient aussi à se détester, lorsqu’elle prend conscience que sa volonté de vengeance la pousse à jouer le même jeu que sa mère.

Le style incisif, tout en phrases brèves et dures, s’accorde avec le regard acéré que Gabri porte sur elle-même et sur son entourage. Cruel, le récit se tisse d’autant de haine que d’auto-détestation. Toute entière à sa révolte, cette fille à qui personne n’a appris ce qui est bien, ce qui est mal, se perd en même temps qu’elle cherche sa revanche. La narration ne s’est pas encore débarrassée de la culpabilité de l’affrontement avec la mère, comme elle le fera un peu plus tard dans le beaucoup plus ironique - et même drolatique - Bal, dont le dénouement transforme cette femme détestée en simple objet de pitié, enfin vaincu.
 
Ce très court classique écrit dans les années trente n’a rien perdu de sa modernité. Sa concision mordante et la finesse toute autobiographique de ses personnages en font une lecture fascinante, particulièrement cruelle, mais aussi représentative de l’ambiance électrique des années folles. (4/5) 

 

 

Citations :

La nuit était venue. Des bureaux, des magasins, des jeunes gens, des jeunes filles sortaient à la hâte. Sous chaque bec de gaz, un couple qui se retrouvait, la journée de travail terminée, s’embrassait silencieusement. Ils étaient tous tellement pareils qu’on eût cru voir une seule image reflétée en de fantastiques miroirs.

Francine n’avait jamais songé à observer Gabri ; elle n’avait jamais essayé de comprendre ses rêves, ses désirs, ses chagrins. Elle ne la connaissait pas. Quand l’enfant est petit, on se forge une image idéale de ce qu’il sera plus tard, et cette image, comme un masque, dissimule sa véritable figure qu’on ne connaîtra jamais. Pour Francine, Gabri était, devait être une petite fille ignorante et pure. Voyons ? Élevée comme elle l’avait été ces dernières années, abritée de tous les dangers, de tous les contacts… car, avant, naturellement, avant la fortune et les institutrices, c’était un bébé qui ne voyait rien, ne comprenait rien. Depuis elle l’avait laissée très libre, certes, mais c’était parce qu’elle avait eu confiance en elle, simplement. Elle avait fait son devoir, tout son devoir, elle n’était coupable de rien…  
Et stupéfaite, atterrée, anéantie, elle ne concevait pas pourquoi elle souffrait ainsi, ni comment tout cela avait pu se produire à son insu. Mais, peu à peu, du chaos de pensées où elle se débattait, certains souvenirs surgirent, confus d’abord, puis singulièrement précis. Elle se rappela certaines expressions du visage de sa fille, certains sourires ambigus, certains regards… La physionomie humaine est faite ainsi de mille petits riens à peine perceptibles, excessivement subtils et ténus, absolument insignifiants, ou bien, au contraire, d’une clarté qui aveugle, selon qu’on les regarde avec indifférence ou qu’on les observe avec passion. Pour la première fois de sa vie, Francine se mit à chercher âprement l’âme tapie au fond de cette chair sortie de la sienne. Mais elle ne vit qu’incertitudes et que ténèbres.

Pour la première fois, elle sentait qu’elle aimait Gabri, parce que pour la première fois elle souffrait à cause d’elle. L’amour, souvent, comme une blessure, ne se révèle que par la souffrance.

 

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