mercredi 8 septembre 2021

[Amérique, Jean (d')] Soleil à coudre

 




 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Soleil à coudre

Auteur : Jean d'AMERIQUE

Editeur : Actes Sud

Année de parution : 2021

Pages : 144

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

«Tu seras seule dans la grande nuit.» Telle est la prophétie énoncée de longue date par Papa à la toute jeune fille qu’on appelle Tête Fêlée. Papa, qui n’est pas son vrai père, est aux ordres du pire bandit de la ville ; Fleur d’Orange, sa mère, n’a que son corps à vendre. Dans la misère d’un bidonville haïtien, Tête Fêlée observe les adultes – leur violence, leurs faiblesses, leurs addictions… et tente de donner corps à ses fantasmes d’évasion. Souvent seule entre ses quatre murs sales, elle recommence inlassablement une lettre à la camarade de classe dont elle est amoureuse, cherchant les mots qui ne trahiraient ni ses rêves ni sa vérité.

Une fable cruelle gonflée de poésie, de désir et de sang, où la naïveté d’une enfance impossible se cogne à la crudité sans pitié du monde.

 

 

Un mot sur l'auteur : 

Né en 1994 à Côte-de-Fer (Haïti), Jean D’Amérique a créé en 2019, avec le collectif Loque urbaine, le festival international Transe poétique de Port-au-Prince dont il est le directeur artistique. Poète et dramaturge, il porte haut les couleurs de la nouvelle génération d’écrivains haïtiens. Il vit entre Paris, Bruxelles et Port-au-Prince.

Auteur de deux pièces de théâtre qui ont fait l’objet de lectures publiques – Avilir les ténèbres (2018, finaliste du prix RFI Théâtre) et Cathédrale des cochons (éd. Théâtrales, 2020, prix Jean-Jacques Lerrant des Journées de Lyon, finaliste du prix RFI Théâtre), il a également publié trois recueils de poésie remarqués : Petite fleur du ghetto (Atelier Jeudi soir, 2015 ; mention spéciale du prix René Philoctète, finaliste du prix Révélation poésie de la SGDL), Nul chemin dans la peau que saignante étreinte (Cheyne éditeur, 2017 ; lauréat du prix de la Vocation de la fondation Marcel Bleustein-Blanchet, finaliste du prix Fetkann de poésie) et Atelier du silence (Cheyne éditeur, 2020).


 

Avis :

Tête Fêlée a douze ans et grandit dans la misère d’un bidonville haïtien. Sa mère Fleur d’Oranger fait commerce de son corps. Papa, qui n’est pas son vrai père, est l’un des hommes de main du caïd qui tient la ville sous sa coupe. Dans la nuit de sa vie sans avenir, l’adolescente s’est trouvé une étoile : Silence, une camarade de classe dont elle est amoureuse. Mais la naïveté de l’enfance survivra-t-elle longtemps à la cruauté du monde ?

Ce qui fait l’unicité de ce livre est d’abord le style sans pareil de son auteur, qui, mariant la crudité la plus directe à une poésie puissamment imagée, crée une langue originale, singulièrement travaillée, parfois déconcertante mais souvent d’une confondante beauté. Aussi chatoyante que brutale, elle assène ses vérités noires en les habillant de lumière, dans des tableaux d’une violence colorée qui évoquent tantôt la poésie contestataire du slam, tantôt le chant d’une tragédie éternelle.

Car les rêves et les espoirs qui gonflent encore le coeur de Tête Fêlée sont condamnés dans l’oeuf par l’irrépressible étau de la violence qui écrase un par un les habitants du bidonville. Misère rime avec loi du plus fort, et dans cette impasse du crime, organisé ou pas, que constitue ce quartier perdu, l’on est irrémédiablement seul et rattrapé par la nuit, même lorsqu’on a cru un temps en la beauté d’une étoile.

Désespéré et cruel, ce conte qui habille sa révolte de poésie est un cri d’une formidable puissance en même temps que d’une profonde dignité : une très belle voix pour le peuple haïtien, en proie à tant des maux, mais dont personne, parmi les autorités du pays, ne prend vraiment au sérieux les mouvements de contestation. (4/5)

 

 

Citations :

Dehors, le ciel ramasse ses dentelles. Les lueurs du jour accrochent silencieusement leur voile au bout d’un vent invisible. C’est la nuit qui vient nous l’apprendre.

L’enfance est une blessure dont on ne peut se laver.

Quartier, s’il en est, au cœur troué d’un dépotoir, avalanche de merde là où certains se rappellent une rivière. À moins de dix mètres du Théâtre Mare d’Eau Sale, le seul théâtre – qui n’en est pas un, à la vérité, sauf si théâtre est bordel – que l’État a mis en place, ce bassin d’immondices offrant un singulier spectacle à la moindre pluie venue, semble avoir décroché la bonne place. Tout de même, notre carte de visite. Quand on arrive sur le boulevard du Bicentenaire, on voit, sans effort, une armée de débris partant vers la mer dans une lente marche, une armée dont l’arme de combat est une puanteur à défoncer les narines. On peut la suivre, on peut la suivre pour arriver jusque chez nous. Nous avons l’habitude de partir avec elle, aller vers quelque lieu innommable, aller chaque jour vers où nous perdre. Nous marchons le long de la terrible ravine Bois-de-Chêne, pèlerins de la décadence. Nous sommes d’une ville qui marche dans ses pas fourvoyés, nous sommes d’un pays qui vogue vers ses ruines.
 
J’habite la Cité de Dieu, et ce n’est ni un film, ni un roman fantastique. Ici l’on voit les averses du dénuement sur les joues, les lignes brisées des regards, le gouffre dressé dans les yeux, les gueules qui se racontent au vide, le si lointain exil du pain, d’instruction ou de nutrition, les gosses sans soleil à l’horizon qui rampent dans l’ombre de la violence et qui deviendront des voyous pour se buter les uns les autres, bouffeurs de souffle, l’implacable putréfaction de la saison-plaie où l’on cherche un rayon de lumière, l’éternelle spirale infernale, le pays qui écrase les rêves, la jeunesse qui périt, les femmes agressées qui défilent, silencieuses, sur leurs blessures, couvant à jamais leurs mots sous le voile d’une honte générée par une société prétendument moderne.
À des jeunes gens de quartiers précaires comme Cité de Dieu, les gouvernements et les candidats au pouvoir donnent des armes et quelques rations de riz pour asseoir leurs desseins malhonnêtes déguisés en démocratie. Enrôlés pour les mêmes raisons, mais pas par les mêmes personnes, ces jeunes excellent à se battre et, au passage, choisissent dans la ville comme bon leur semble des corps à abattre, des souffles à éteindre, des âmes qu’ils envoient au Pays sans chapeau sans billet retour. Entre peur et précarité, le désespoir s’invite. Les gouvernements se succèdent, les armes continuent de chanter, il n’y a jamais de riz pour toutes les bouches, la vie ressemble de plus belle aux empires de détritus qui nous environnent, les survivants sont les mouches violentes qui parviennent à les survoler.
 
Parmi les habitants de Martissant, certains avaient cessé de l’être, étaient partis dans d’autres quartiers déposer ce qui subsistait de leur vie. D’autres, ayant forcé les choses pour mettre de côté la somme nécessaire, avaient découpé les nuages dans de grands oiseaux métalliques pour aller cueillir un mieux-être hors de l’île. Le reste constituait une pincée d’êtres vaincus par le vide et la désolation.

Les mots aiment se jeter dans le vide, l’important, alors, c’est de faire le vide et de les laisser couler.

 

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