mardi 28 septembre 2021

[Horvilleur, Delphine] Vivre avec nos morts

 

 
 

 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Vivre avec nos morts

Auteur : Delphine HORVILLEUR

Editeur : Grasset

Parution : 2021                 

Pages : 234

 

  

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

«  Tant de fois je me suis tenue avec des mourants et avec leurs familles. Tant de fois j’ai pris la parole à des enterrements, puis entendu les hommages de fils et de filles endeuillés, de parents dévastés, de conjoints détruits, d’amis anéantis…  »
Etre rabbin, c’est vivre avec la mort  : celle des autres, celle des vôtres. Mais c’est surtout transmuer cette mort en leçon de vie pour ceux qui restent  :   «  Savoir raconter ce qui fut mille fois dit, mais donner à celui qui entend l’histoire pour la première fois des clefs inédites pour appréhender la sienne. Telle est ma fonction. Je me tiens aux côtés d’hommes et de femmes qui, aux moments charnières de leurs vies, ont besoin de récits.  »
A travers onze chapitres, Delphine Horvilleur superpose trois dimensions, comme trois fils étroitement tressés  : le récit, la réflexion et la confession. Le récit d’  une vie interrompue (célèbre ou anonyme),   la manière de donner sens à cette mort à travers telle ou telle exégèse des textes sacrés, et l’évocation d’une blessure intime ou la remémoration d’un épisode autobiographique dont elle a réveillé le souvenir enseveli.
Nous vivons tous avec des fantômes  : «  Ceux de nos histoires personnelles, familiales ou collectives, ceux des nations qui nous ont vu naître, des cultures qui nous abritent, des histoires qu’on nous a racontées ou tues, et parfois des langues que nous parlons.  » Les récits sacrés ouvrent un passage entre les vivants et les morts. «  Le rôle d’un conteur est de se tenir à la porte pour s’assurer qu’elle reste ouverte  » et de permettre à chacun de faire la paix avec ses fantômes…

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Rabbin de Judaïsme en Mouvement, Delphine Horvilleur dirige la rédaction de la revue Tenou’a. Elle est notamment l’auteur de En tenue d’Eve : féminin, pudeur et judaïsme (Grasset, 2013), Comment les rabbins font des enfants : sexe, transmission, identité dans le judaïsme (Grasset, 2015), Réflexions sur la question antisémite (Grasset, 2019).

 

 

Avis :

Elsa Cayat, la psychiatre assassinée de Charlie Hebdo, et Marc, avec qui elle devait publier un livre. Simone Veil et Marceline Loridan, les filles de Birkenau. Yitzhat Rabin, homme d’État israélien, prix Nobel de la paix, assassiné en 1995. Ilan Halimi, séquestré et torturé en 2006 parce que juif. Mais aussi Moïse et Azraël, l’ange de la mort. Des anonymes, Sarah, Isaac et Myriam, l’Américaine obsédée par l’organisation de ses propres obsèques. Des proches, comme son amie Ariane et son oncle Edgar. Tous, en croisant, à l’occasion de leur mort ou par leur lien particulier à la mort, le chemin de l’auteur dans ses fonctions de rabbin, lui ont inspiré les onze chapitres de ce livre placé sous les auspices d’un oxymore.

Rares sont les ouvrages qui impressionnent autant par l’aura de leur auteur, et qui vous vont droit au coeur par l’humanité qu’ils dégagent. Delphine Horvilleur n’est pas seulement cultivée. Elle possède le don de rendre ses connaissances accessibles en toute simplicité, dans une narration piquante et pleine d’humour, où ne manquent même pas quelques savoureuses blagues juives. C’est avec un intérêt émerveillé que l’on découvre la richesse de ses réflexions, nourries de son exégèse de textes sacrés, d’explications de rites et de traditions, mais aussi de sa formidable expérience humaine. L’on ne peut qu’être frappé et totalement séduit par l’ouverture d’esprit, la capacité d’écoute et la sincère bienveillance dont témoignent ces pages, où chacun, athée ou de quelque religion qu’il soit, trouvera son compte.

Car, face à notre condition humaine et à notre finitude, il n’est question ici que de la manière dont, en toute humilité, l’auteur rabbin tente d’accompagner les vivants dans leur douleur et leurs questionnements sans réponse, avec pour seule certitude que notre passage se nourrit de l’héritage personnel, culturel et historique laissé par les générations précédentes, et nourrira de la même façon les générations à venir. Mort et vie s’entremêlent ainsi constamment, et il nous faut bien apprendre à faire une place à nos fantômes personnels pour continuer à faire en paix notre bout de chemin.

Un livre universel, profondément humain et merveilleusement écrit, qui fait chaud au coeur par la qualité de la rencontre qu’il permet avec son auteur. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations :

Ainsi vont les saisons de l’existence, les arbres et les hommes ne continuent à vivre que si la mort les visite. Le printemps ne vient que pour celui qui traverse l’apoptose, et laisse la mort sculpter la possibilité de sa renaissance. Aujourd’hui, la cancérologie ne dit pas autre chose : les cellules dont la vie s’emballe, celles qui refusent de mourir en gagnant une vitalité presque éternelle deviennent tumorales. L’excès de vie nous condamne, et la mort inhibée nous est fatale. C’est quand la vie et la mort se tiennent la main, que l’histoire peut continuer.


La biologie m’a appris combien la mort fait partie de nos vies. Mon métier de rabbin m’enseigne chaque jour qu’il nous est donné de faire que l’inverse soit tout aussi vrai : dans la mort aussi, une place peut être laissée aux vivants. Il faut pour cela que nous puissions les raconter, trouver les mots qui les préserveront plus puissamment que du formol. Chaque fois que j’officie au cimetière, j’essaie d’honorer cette place et de la faire grandir, par la force des histoires qui laissent en nous des traces indélébiles, le prolongement des morts chez les vivants.


La laïcité française n’oppose pas la foi à l’incroyance. Elle ne sépare pas ceux qui croient que Dieu veille, et ceux qui croient aussi ferme qu’il est mort ou inventé. Elle n’a rien à voir avec cela. Elle n’est fondée ni sur la conviction que le ciel est vide ni sur celle qu’il est habité, mais sur la défense d’une terre jamais pleine, la conscience qu’il y reste toujours une place pour une croyance qui n’est pas la nôtre. La laïcité dit que l’espace de nos vies n’est jamais saturé de convictions, et elle garantit toujours une place laissée vide de certitudes. Elle empêche une foi ou une appartenance de saturer tout l’espace. En cela, à sa manière, la laïcité est une transcendance. Elle affirme qu’il existe toujours en elle un territoire plus grand que ma croyance, qui peut accueillir celle d’un autre venu y respirer.


Leur croyance en un Dieu qui demande vengeance et se vexe d’être méprisé constitue un gigantesque blasphème. Quel Dieu « grand » devient si misérablement « petit » qu’il a besoin que des hommes sauvent son honneur ? Penser que Dieu s’offusque d’être moqué, n’est-ce pas la plus grande profanation qui soit ? Grand est le Dieu de l’humour. Tout petit est celui qui en manque.


André Malraux, dans une citation célèbre, affirmait que la « tragédie de la mort est en ceci qu’elle transforme la vie en destin ». La mort a certes ce pouvoir, grâce aux mots et aux rites. Elle crée un récit qui édifie une vie, à la manière d’un monument dont on poserait les fondations dans un dernier souffle. Cependant, contrairement à ce que suggère Malraux, il me semble qu’en ces moments sacrés, il n’est pas nécessaire de convoquer la tragédie. Il est possible de penser autrement l’édifice mémoriel qui commence à s’ériger sous nos yeux.
 
 
La mort est souvent une tragédie, en tout cas lorsqu’elle surgit en un temps où, pour nos consciences, elle est inconcevable, parce que l’heure n’était pas venue ou que la violence de l’arrachement anéantit tout sur son passage… mais il existe une façon de ne pas la laisser confisquer tout le récit d’une vie. Trop souvent, la disparition brutale kidnappe l’ensemble d’une existence qui ne doit pourtant pas se réduire à son dénouement.  
Ne jamais raconter la vie par sa fin mais par tout ce qui, en elle, s’est cru « sans fin ». 
Savoir dire tout ce qui a été et aurait pu être, bien avant de dire ce qui ne sera plus.


Dans le judaïsme, le défunt n’est pas enterré dans une tenue de ville ou dans ses « vêtements du dimanche ». Avant d’être inhumé, il est préparé, lavé puis paré d’une tunique blanche spécifique dans laquelle il sera enterré. Cet habit reproduit symboliquement une autre tenue, à laquelle la Bible fait référence. Il s’agit du vêtement que portait le Grand Prêtre lorsqu’il officiait au Temple de Jérusalem il y a plus de deux mille ans.
(…)
Les fantômes de notre enfance sont à l’image de ce clergé funéraire qui hante nos mémoires collectives. Ils rejouent ce rituel mortuaire… à une exception près.
Un dernier détail clôture la préparation des morts dans la tradition juive : le linceul doit être cousu à ses extrémités, et ainsi refermé juste avant que le corps ne soit prêt à être inhumé. Le vêtement des morts est clos, et cette couture scelle leur départ.
Ce dernier point de la préparation mortuaire a des répercussions inattendues dans le quotidien de certaines familles juives, dont la mienne. Lorsque j’étais enfant, et que je perdais un bouton ou qu’un coin de mes vêtements se déchirait, il arrivait qu’il faille rapidement recoudre la déchirure, ou repriser d’un point de couture le tissu arraché. Ma mère me donnait alors une consigne surprenante et apparemment ludique. Je devais absolument mâcher énergiquement, faire semblant de mastiquer avec des mouvements de mâchoire exagérés, le temps de la retouche. Il m’a fallu des années pour comprendre quelle superstition était en jeu dans cette injonction a priori anodine, mais en réalité dramatique. Elle racontait l’interdit de recoudre un tissu sur un vivant, puisque tel est le geste effectué sur les morts.
Il fallait donc conjurer le sort, ou plus exactement adresser un message très clair à l’ange de la mort au cas où celui-ci rôderait dans les parages. Imaginez qu’il soit témoin de cette couture : il pourrait en conclure qu’il est en présence d’un mort ! La mastication vient donc lui signaler que non, la personne est tout à fait vivante. « Pardon mais il y a méprise : c’était juste une reprise ! » Voilà comment on invite la mort à revenir plus tard. Le plus tard possible.
Et voilà ce que représente le fantôme dans de nombreux films ou dans la culture populaire, la forme blanche et mouvante est un mort enveloppé dans son linceul flottant. C’est un défunt habillé d’un vêtement funéraire que l’on a mal cousu, ou pas cousu du tout.
Parce qu’il manque un point de retouche, le fantôme ne peut quitter ce monde. Il y est retenu, et le hante en attendant le raccommodage, celui qui permettra enfin son départ. En hébreu, les fantômes s’appellent d’ailleurs rouaH’ refaïm, ce qui signifie littéralement « esprit relâché ». Ils sont des esprits dont les fils sont défaits. 


Je la reconnais tout de suite : son mutisme de vieille juive m’est très familier. Il a toujours parlé fort dans mon enfance, c’est le silence des survivants.


« Ma mère était très dure », me dit-il, comme si l’on pouvait être autre chose pour survivre à l’existence qui fut la sienne. Dans la plupart des familles de descendants de la Shoah, on reconnaît cette dureté caractéristique : ont-ils survécu parce qu’ils l’étaient ou le sont-ils devenus pour survivre ? Nul ne peut répondre à cela.


Le mot dor, qu’on traduit par « génération », signifie en réalité quelque chose d’un peu plus complexe : c’est, littéralement, l’action de tisser des paniers. (...)
On comprend aisément la métaphore : une génération en hébreu est une rangée d’un panier. Elle s’attache à la force de la précédente et anticipe la consolidation de la suivante.
Dans nos familles, comme dans nos ateliers de tissage, une simple rangée arrachée ou fragilisée met en danger tout l’édifice et peut détricoter l’ouvrage entier, de haut en bas ou de bas en haut.
La Shoah a fait dans le panier de Sarah, dans celui de toute sa famille, de la mienne et de tant d’autres, des béances « intissables ». Tous ces deuils ont produit des « détricotages » qui se sont raccrochés comme ils pouvaient aux fils arrachés, pour laisser à la corbeille un semblant de forme.
J’ai souvent rencontré des enfants dont les parents survivants étaient si abîmés que le panier s’était littéralement retourné. Les enfants « nés après » la catastrophe sont souvent devenus les parents de ceux qui leur avaient donné naissance. S’est inversé le sens de l’histoire pour que la génération suivante puisse accrocher à l’envers les mailles des histoires parentales.
Ceux dont les parents avaient perdu des enfants pendant la guerre devaient crocheter plus finement encore : être à la fois les parents de leurs parents et les remplaçants de leurs frères aînés. S’agripper à des fantômes et arrimer les êtres dévastés qui leur avaient donné naissance.
Ces enfants « nés après » sont devenus les parents de leurs parents et, investis de cette mission impossible, ils ont pris sur eux de beaucoup les protéger et de beaucoup les engueuler.
Souvent, ils ont aussi cherché à les réparer. Shoah ou pas, tous les enfants cherchent à faire cela et se prennent un jour ou l’autre pour des messies, convaincus de pouvoir apporter la rédemption à leurs ancêtres, de corriger tout ce qui a cloché avant eux.
Ce syndrome de l’enfant-messie est décuplé dans les familles traumatisées.


Le judaïsme ne connaît aucun clergé, et tout ce qu’un rabbin accomplit peut en principe être réalisé et énoncé par n’importe qui d’autre. Le rabbin n’est qu’une personne dont la communauté reconnaît l’érudition et qu’elle se choisit comme guide, mais en aucune manière, il ou elle n’est un intermédiaire entre Dieu et les hommes.


N’importe qui doit pouvoir réciter le kaddish… sauf… selon quelques-uns.     
Au sein du monde juif orthodoxe, certains considèrent que la récitation de cette prière est une prérogative exclusivement masculine et qu’une femme ne peut ni ne doit l’énoncer. Les plus conservateurs persistent à y voir une transgression majeure, l’usurpation par la femme d’une place qui ne devrait pas être la sienne.     
Ce jour-là, après avoir récité le kaddish à la demande de la famille Veil et aux côtés du Grand Rabbin de France, j’ai découvert qu’un grand site de presse juif de sensibilité orthodoxe publiait en une sous le titre « INTOX » une information de la plus haute importance : « Non, contrairement à ce que les journaux nationaux ont écrit, la “rabbin” Horvilleur n’avait pas récité le kaddish. » Il était urgent, semble-t-il, de mettre mon titre entre guillemets et de faire taire, pour la postérité, à la fois la légitimité de ma fonction et l’idée qu’une telle transgression ait bel et bien eu lieu. Ne surtout pas créer de précédent.
L’anecdote aurait prêté à sourire si elle n’avait eu lieu le jour de l’inhumation d’une femme au combat si célèbre. Éclipser la voix féminine sur la tombe de Simone Veil offrait la démonstration magistrale de l’actualité de ses combats.


La mort d’un enfant provoque cela, l’effondrement du monde pour chacun d’entre nous, la conscience collective d’un chaos indicible dans lequel plonge l’humanité, sous les traits de parents dont l’avenir est, en un instant, devenu le passé.


Je dis toujours aux endeuillés, quel que soit l’être cher qu’ils perdent, qu’ils vont devoir, en plus de leur douleur, se préparer à vivre un étrange phénomène : la vacuité des mots et la maladresse de ceux qui les prononcent. Ceux qui vous rendent visite dans le deuil, ou tentent de vous y accompagner, vous disent souvent des bêtises et parfois même des horreurs, en pensant vous apaiser ou vous soulager. Des « les meilleurs partent les premiers » ou des « au moins, il ne souffrira plus », des « vous serez à la hauteur de cette épreuve qui vous est envoyée », en passant par d’autres tentatives de greffer du sens à l’insensé. Les endeuillés doivent s’y préparer.     
Parfois, comble du paradoxe, ceux qui leur rendent visite sont si dévastés par le malheur qui ne les a pas eux-mêmes frappés, qu’ils finissent par être consolés par les endeuillés qui se surprennent à chercher les mots qui pourront calmer des étrangers. Et les voilà qui tendent des mouchoirs pour essuyer les larmes de ceux venus les soutenir, dont ils s’improvisent les consolateurs. Ainsi, tragiquement, s’inversent les rôles que la réalité ne permettra pas d’échanger.


Les parents qui ont connu ce drame le racontent tous : à l’instant où la nouvelle arrive, ils perçoivent que la terre non seulement se dérobe sous leurs pieds, mais que le séisme les expulse à tout jamais hors d’un territoire qui les abritait et dans lequel ils n’auront plus jamais leur place. Les voilà confinés sur une île, coupés pour toujours de la terre de ceux que cette tragédie a épargnés. Ce deuil vous dit que vous habitez dorénavant hors du monde, hors du temps, dans un lieu duquel on ne revient pas. La mort d’un enfant vous condamne à l’exil sur une terre que personne ne peut visiter, à part ceux à qui il est arrivé la même chose.


En français, comme dans la plupart des langues, il n’existe aucun mot pour désigner celle ou celui qui perd un enfant. Perdre un parent fait de vous un orphelin, et perdre un conjoint fait de vous un veuf. Mais qu’est-on lorsqu’un enfant disparaît ? C’est comme si en évitant de la nommer, la langue croyait en écarter l’expérience, comme si par superstition, on s’assurait de ne pas en parler pour ne pas risquer de la provoquer.


Personne ne sait parler de la mort, et c’est peut-être la définition la plus exacte que l’on puisse en donner. Elle échappe aux mots, car elle signe précisément la fin de la parole. Celle de celui qui part, mais aussi celle de ceux qui lui survivent et qui, dans leur sidération, feront toujours de la langue un mauvais usage. Car les mots dans le deuil ont cessé de signifier. Ils ne servent souvent qu’à dire combien plus rien n’a de sens.


L’histoire biblique est un récit de vies et d’engendrements. D’ailleurs le mot « histoire » en hébreu, toledot, se dit « engendrement ». Votre vie se raconte avant tout par ce que vous avez fait naître.


Où vont les morts ? Le seul lieu auquel la Thora fait explicitement référence est un endroit nommé shéol où descendraient les disparus. S’agit-il d’un territoire ou d’un monde souterrain ? Le texte n’en dit rien. Mais l’étymologie du terme est éloquente. Shéol vient d’une racine qui signifie littéralement « la question ». On pourrait donc l’énoncer ainsi : après notre mort, chacun de nous tombe dans la question, et laisse les autres sans réponse.


Sa femme et mon amie viennent de déménager, sans avoir bougé d’un centimètre. Elles viennent de s’installer dans un monde parallèle au nôtre, celui où vivent ceux qu’on appelle des patients. Ce monde, dans la sphère médicale, vous fait prendre villégiature dans les salles d’attente. Au cœur de la sphère amicale, il ouvre les portes d’un autre univers : un territoire où dorénavant on va parler beaucoup de vous, et de moins en moins avec vous. (…)
Rien de cela n’est malveillant, simplement le premier effet secondaire de l’affect humain le mieux partagé au monde : la peur.


Il y eut la peur des mots, la peur de ce que le langage nous obligerait à entendre, la peur de faire de ce « petit-quelque-chose » un objet nommé « tumeur ». Qui a osé un jour placer ce mot sur une douleur, en faisant semblant de ne pas y percevoir ce qu’il hurle à nos oreilles ?  
Chacun de nous a beau savoir qu’il va mourir, le fait d’ignorer quand et comment fait toute la différence. L’immensité des possibles nous fait croire qu’on pourrait encore y échapper. Mais soudain, la tumeur dit à son propriétaire : fin du mystère, on lève le voile. Et comme dans une partie de Cluedo qui s’achève, un des joueurs met à nu tous les détails du crime, et interrompt le tour de table d’une déclaration assassine : « J’accuse le cancer, avec ses métastases, dans la chambre d’hôpital. »


Aux États-Unis, le date est un concept qui échappe à toute traduction française. Ses modalités sont difficiles à décrire. Des règles strictes codifient la rencontre avec l’autre : il y a ce que l’on fait, et ce que l’on ne doit jamais y faire, ce que signifie d’en accepter un premier et ce qu’implique de convenir d’un deuxième.
Un rendez-vous, dès qu’il est qualifié de date, signale aux protagonistes que la situation pourrait évoluer dans un sens romantique. Les voilà comme invités à signer au bas du document une mention « lu et approuvé » d’un possible « et plus si affinités ». La culture du contrat dans la société américaine se traduit même dans la genèse des relations amoureuses et laisse peu de place à l’improvisation.


Pendant des années, me dit-elle, j’ai vécu une très profonde dépression. Je n’avais plus d’envie, ni de désir. La force de vie m’avait quittée et je renonçais même à sortir de chez moi, ou à rencontrer qui que ce soit. (…)
Mes enfants désespéraient et tentaient de me redonner goût à l’existence. Ils me disaient ce qu’on dit toujours aux gens qui traversent une dépression dont on ne comprend pas bien la cause : “Mais enfin, tu es en bonne santé, tes enfants vont bien, tes petits-enfants t’aiment. Tu n’as pas le droit de te laisser aller…” Toutes ces phrases absurdes de gens bien-portants manquaient totalement leur cible. La dépression n’a rien à voir avec un refus de voir ce qui va bien dans votre vie, ou une incapacité à reconnaître les bons côtés de votre existence. La conscience de votre chance ou de vos privilèges n’est jamais ce qui vous en libère ou vous allège. Et celui qui exige de vous d’en sortir ne connaît généralement rien de la mort du désir. Il n’a aucune chance de vous ramener à la vie. Il vous fait l’article d’un produit dont vous ne niez pas la valeur, mais dont il n’a jamais manqué, lui. Il n’a donc aucun argument de vente sérieux.


Dans mon bureau de rabbin, j’ai souvent reçu des gens venus me parler de la cérémonie qu’ils souhaitaient « voir » s’organiser. Il me fallait toujours à un moment ou à un autre de la conversation leur rappeler qu’ils ne seraient vraisemblablement pas là pour le « voir ».  
Cette planification détaillée de ce à quoi ressemblera une telle cérémonie trahit souvent le refus de reconnaître ce dont il est en vérité question dans cet événement : la fin du contrôle sur notre vie. L’organisation de la mort raconte d’abord, et avant tout, son refus de l’accepter.


Les rites du deuil sont là pour accompagner les disparus, mais plus encore pour accompagner ceux qui restent. Le rituel doit leur permettre de traverser une épreuve, celle de la survie, qui par définition n’est pas entre les mains du mort.  Cela revient à dire qu’il est à mes yeux une valeur plus grande que la volonté d’un disparu : le devoir d’accompagner ceux qui le pleurent. Et tel est à mon sens le plus grand respect dû au mort, se soucier de sa volonté mais plus encore de la possibilité pour ceux qui l’ont aimé de lui survivre et d’honorer dignement sa mémoire.


Vouloir planifier à l’extrême sa mort et ses obsèques revient souvent à ne pas s’y préparer, à refuser d’admettre ce que notre disparition signifie : un renoncement au contrôle de ce qui nous arrive, une acceptation que la vie appartient aux vivants.


Chaque génération, parce qu’elle vient après une autre, grandit sur un terreau qui lui permet de faire pousser ce que ceux qui sont partis n’ont pas eu le temps de voir fleurir. (…)
Est-il possible d’apprendre à mourir ? Oui, à condition de ne pas refuser la peur, d’être prêt, comme Moïse, à se retourner pour voir l’avenir. L’avenir n’est pas devant nous mais derrière, dans les traces de nos pas sur le sol d’une montagne que l’on vient de gravir, des traces dans lesquelles ceux qui nous suivent et nous survivent liront ce qu’il ne nous est pas encore donné d’y voir.

 

 

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2 commentaires:

  1. Oui, un livre tout à fait remarquable qui mérite bien son sous-titre "Petit traité de consolation" (on ôterait volontiers le "Petit" !)J'ajouterais que l'âge venant et donc l'échéance approchant (j'ai 80 ans), il fait un bien fou et cette notion de transmission, si bien développée ici, apporte du baume au coeur.

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    1. Merci pour votre commentaire. Ce livre m'est aussi allé droit au coeur.

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