Coup de coeur 💓
Titre : Tombée du ciel
Auteur : Alice DEVELEY
Parution : 2024 (L'Iconoclaste)
Pages : 399
Présentation de l'éditeur :
Alice a quatorze ans quand elle est internée dans un hôpital. Elle
découvre un autre langage, un autre monde fait de blouses blanches et
d'insomnies.
Comment tombe-t-on malade à cet âge ? Qu'est-ce qui peut conduire un enfant à cesser de s'alimenter ? Entre ces murs où elle subit des traitements révoltants, Alice rencontre d'autres filles comme elle, tombées du ciel. Elle décide de raconter ces vies minuscules dans un cahier. Écrire devient un moyen de ne pas oublier, et surtout de résister.
Tombée du ciel est un roman d'amitié, d'adolescence et de révolte.
Comment tombe-t-on malade à cet âge ? Qu'est-ce qui peut conduire un enfant à cesser de s'alimenter ? Entre ces murs où elle subit des traitements révoltants, Alice rencontre d'autres filles comme elle, tombées du ciel. Elle décide de raconter ces vies minuscules dans un cahier. Écrire devient un moyen de ne pas oublier, et surtout de résister.
Tombée du ciel est un roman d'amitié, d'adolescence et de révolte.
Un mot de l'éditeur l'auteur :
Alice Develey est journaliste au Figaro littéraire et créatrice de la rubrique La langue française sur le site du Figaro depuis 2016.
Avis :
A quatorze ans, Alice est un peu gothique, passe sa vie dans les livres pour oublier le divorce de ses parents et trompe sa solitude avec Sissi, une voix méchamment autoritaire qui s’est installée dans sa tête et qui l’encourage dans ce qui est devenu une obsession, perdre gramme après gramme, quitte à ne plus se nourrir que de pommes. Elle qui ne se sent pas malade, et certainement pas encore assez maigre, ne comprend pas pourquoi elle se retrouve hospitalisée, soumise à l’autorité de soignants prêts à tout pour la faire manger et la remplumer.
Commence pour l’adolescente un long dévissage vers le fond toujours plus abyssal de l’enfer. Tout au renflouage du corps de la jeune fille, le personnel médical indifférent aux causes de son problème use tour à tour, par calibre croissant faute de résultats – Alice a maintenant cessé toute alimentation et, prolongeant les violences subies, s’est mise à se mutiler toujours plus gravement –, des seules armes à son arsenal : punitions et coercition. Entre gavage par sonde, camisole chimique, mise à l’isolement et même ligotage sur son lit, Alice s’est mise à faire la navette entre le service des anorexiques et l’étage des postaigus en pédopsychiatrie.
Dans son naufrage au bout de l’incompréhension, de la violence et de la souffrance, Alice s’attache à ses semblables, camarades d’infortune qu’elle voit néanmoins partir une à une. Qu’est-ce qui l’empêche, à son tour, d’avoir envie de réintégrer le monde des vivants ? « Je n’ai pas peur de mourir, c’est vivre qui m’effraie ». Alors que Sissi l’insulte et la fait se sentir monstrueuse – « tu es une plaie, l’échec de tes parents, un boulet », « ta mère t’a jamais aimée, t’es qu’un poids, un énorme poids » –, la jeune fille s’est convaincue que seul le suicide pourra mettre fin à son calvaire.
Auparavant, plus que jamais étreinte par cette haine et cette colère qu’elle a pris l’habitude de retourner contre elle-même, « parce qu’à la fin il ne reste plus que ça, des mots » et parce « qu’on oublie ceux qui parlent pas », elle entreprend avec rage de jeter son histoire sur les pages d’un cahier. Et c’est ce journal, miroir d’un combat entre une intelligence âprement aiguisée et une force intérieure si obscure que les mots demeurent souvent impuissants à l’appréhender, qui donne sa forme à un récit d’une puissance et d’une justesse qui doivent tout à l’authenticité et à la profondeur du vécu.
Seize ans plus tard, la douleur et la colère d’Alice Develey sont toujours assez vives pour crever les pages de cette autofiction au langage sans détour, transpirant une impuissance violente et désespérée qui vous prend à la gorge et ne vous lâche plus. Retour sur une expérience largement indicible, ce texte est gros des questionnements qui continuent à assaillir l’auteur. Ici affleure la violence d’attitudes familiales comme une hypothèse contributive d’une profonde angoisse affective. Là sourdent l’accablement et la révolte face au cruel manque de moyens qui fait verser dans la maltraitance les services hospitaliers affiliés à la psychiatrie. Au final, ce cri revenu des enfers s'avère un témoignage inestimable, autant indispensable pour mieux se représenter les réalités de l’anorexie, que porteur d’espoir pour tous ceux qui se sentent aujourd’hui isolés dans un semblable cauchemar. Coup de coeur. (5/5)
Citations :
Toutes les semaines, elle jetait du sel sous notre paillasson. Un jour, elle disait que c’était pour « chasser les mauvais esprits », le lendemain, « pour nous protéger du mauvais œil », alors que je la surprenais cette fois-ci à canarder la fenêtre et les volets. J’étais peut-être pas plus grande que le vélo d’appartement, mais je comprenais tout parfaitement. Maman croyait dès qu’elle angoissait. Et les parents qui mettaient leurs gosses au cours de cathé étaient pas différents. Suffisait de voir leur dos voûté et leurs doigts bouffés par leurs dents. La croyance n’a rien à voir avec l’amour, mais avec la peur. On croit parce qu’on est humain. Quelque chose nous manque et nous lui donnons un nom. Certains l’appellent Dieu, maman, c’est le gros sel.
Beaucoup d’enfants que je croise dans les couloirs semblent heureux d’être malades. D’une certaine façon, la douleur les élève. Les enfants qui souffrent ne font plus vraiment partie du monde des vivants. Ils ont leur propre soleil, leur propre temps. Ils sont intouchables, vénérables. On les regarde avec ce respect propre aux choses qui nous dépassent, dans leur art et leur secret. Les parents, à leur chevet, se mettent tous à genoux. Ils doivent penser que dans toute part d’insaisissable se cache la trace d’un dieu et ils se mettent à l’invoquer. Qu’ils soient athées ou non, la maladie devient leur religion.
Midi sonne. Je regarde les filles manger du pain. C’est curieux, je me dis. En dehors de la maladie, qui sommes-nous ? Nous vivons les unes à côté des autres et nous ne savons rien les unes des autres. D’où viennent-elles ? Est-ce qu’elles ont des frères et sœurs ? De quelle couleur sont leurs yeux ? D’un commun accord silencieux, nous avons considéré que ces informations n’avaient aucun intérêt. Mais ça me peine. On remplacerait Louise par Pia et Pia par Louise, je ne le verrais pas. Les mots sont toujours les mêmes. Même voix. Même sourire. « Ça va ? Oui, et toi ? Oui. » Et je me fais cette affreuse impression de vivre tous les jours le même jour. Il faut croire qu’à l’hôpital il n’y a que le présent qui compte. Mais le problème de ce temps, c’est qu’on ne peut pas vivre dedans.
Récemment encore, je jouais à mourir. Je m’inventais un monde dans lequel on m’aurait aimée. On m’aurait aimée parce que la mort, comme un torchon, permet d’effacer la plus tenace des crasses. Et je suis une tache. L’erreur de mes parents. Ce n’est pas moi qui le dis. Quand je suis née, papa et maman ne s’aimaient plus. Ils avaient eu leurs années de joie, leurs photos et leurs albums. Celui d’Armand était épais comme un dictionnaire. On y voyait Armand en costume de chevalier, Armand à la piscine, Armand sur la balançoire, Armand dans sa salopette. Ils avaient bien eu cinq ans pour s’aimer. Et puis… La colère était venue habiter chez eux. Ils ne savaient plus se parler. Maman m’a dit qu’elle était tombée enceinte de moi pour essayer de sauver notre famille. Ça n’a pas marché. Quand elle a divorcé et qu’elle a fait les cartons, mon album était encore tout petit, si petit… Je suis l’enfant de l’échec. Essayez donc de vivre avec ça.
« Tu sais que je fais tout ça pour que tu retrouves ta vie. »
Rebecca voudrait que je sorte et elle m’enferme.
« Tu as envie de revoir tes amis, non ? »
Elle m’enlève le peu que j’avais pour m’obliger à le retrouver.
« Pense à ton avenir… »
Je n’appartiens plus à ce monde-là.
Survivre.
C’est pire que la mort.
Comment peut-on me gaver ? Je suis déjà énorme ! Sissi a raison. Je suis un tas ! Un tas de boue ! Je me mords les mains au sang. Comment Rebecca peut-elle ignorer que la sonde va me faire souffrir, alors que je serais prête à vendre père et mère pour perdre 30 grammes ? Comment peut-elle me déchirer, mettre d’un côté le corps et de l’autre l’esprit, comme si j’étais deux ? L’hôpital renforce cette scission qu’a créée l’anorexie, alors qu’il devrait justement combler cette faille, cette fissure, s’y couler comme du béton pour les réunir et les réconcilier. Mais Rebecca doit soigner mon corps, elle n’est pas là pour prendre soin de moi.
J’ai rêvé ma mort comme les grands romantiques, et avec une certaine jouissance, imaginant les regrets et la souffrance que j’allais causer. Le suicide, c’est jouer sur une scène de théâtre devant une salle vide. On espère toujours que quelqu’un va venir. C’est ce que je pensais, mais la mort réelle n’est pas belle. Qu’est-ce que ça m’a fait quand Rebecca m’a dit que je risquais la crise cardiaque ? que j’avais une péricardite ? que j’avais bloqué ma croissance et que je ne grandirais plus jamais ? que j’aurais des os de vieux à vingt ans ? que mes dents resteraient jaunes ?
De la colère.
Une immense colère.
Une immense colère bleue.
Le cœur retient tout. Il doit y avoir une sorte de trappe sous le plancher de l’aorte, où l’on enferme les mauvais souvenirs mais qui parfois, à cause d’un mauvais coup, d’un mot ou d’une odeur, s’ouvre et relâche les traumatismes comme des bêtes sauvages.
Il n’y a que les cons pour juger la beauté de la langue… Ils voudraient que les mots soient lisses, bien douillets, bien proprets, comme l’eau d’un bain. Que tout soit propre surtout. Trop gentil. Trop mignon. Ils voudraient que rien ne dépasse, pas d’éclaboussures, pas de ratures. Bien sûr que l’écriture est dégueulasse. C’est un charnier, un monceau de cadavres ! Une fosse commune ! C’est l’eau dans laquelle on s’est lavé. Il faut que ça sente la sueur, la crasse. Chaque phrase doit être un accouchement. Des draps blancs devenus rouges. Une douleur. On n’écrit pas en pensant. Et ceux qui disent le contraire écrivent avec du savon. On ne maîtrise rien. On ne sait pas comment les mots sortent. C’est un cri. Un vol. Un rapt. Toute écriture est une blessure. Soit on la cicatrise, soit on la creuse. Mais c’est toujours dans le sang qu’on plonge la plume. La beauté ne surgit qu’à cette condition-là. Parce que la beauté est un mémorial. Dieu nous a donné le temps et le temps nous a donné la mort. Et quand la beauté surgit, que les heures sont suspendues, nous le tuons à notre tour. Toute écriture est une lutte contre la mort.
Le temps ne guérit pas les blessures, il leur donne juste une autre profondeur. Et les cicatrices sont des trous dans lesquels il est si facile de retomber.
Je m’assieds en tailleur devant la fenêtre, je sors l’aiguille de son étui, une petite épée de 5 centimètres, l’éclat d’un éclair, je l’admire un instant, retrouvant dans la douceur du métal le souvenir d’heures rouges dans ma chambre, avant de la faire glisser doucement sur mon mollet gauche. Il faut voir l’élégance de ce geste. La coupe comme un coup d’aile. Brusquement, par la volupté, je reprends corps avec cette région de moi-même. La souffrance est un territoire bien étonnant quand on commence à l’explorer. Les coups secs ont tendance à créer une fente, une bouche à la langue jaune de graisse. En plus d’être répugnantes, ces plaies ne sont pas douloureuses. Elles n’ont aucun intérêt sauf si l’on a envie d’atteindre une artère et de se tuer. Mais souffrir !
Souffrir demande du temps. Plus la coupe est lente, plus elle est douloureuse. Quand la souffrance monte, on ne se contente plus d’habiter son corps, on en prend possession. On voit comment il réagit, on interagit avec lui, on devient deux.
Souffrir demande du temps. Plus la coupe est lente, plus elle est douloureuse. Quand la souffrance monte, on ne se contente plus d’habiter son corps, on en prend possession. On voit comment il réagit, on interagit avec lui, on devient deux.
D’abord, l’anorexique ne refuse pas de manger. Elle ne ressent pas la faim, ce qui est bien différent. Or voilà l’une des mauvaises conceptions qu’on se fait d’elle : l’anorexique ne veut pas se nourrir. Comme si cette décision lui appartenait. L’anorexique ne décide pas de se priver de nourriture, elle ne fait pas de régime, elle ne fait pas. Elle se défait. L’anorexique n’est pas dans la privation mais dans la disparition. Il faudrait s’imaginer ce qui lui arrive comme un mauvais film d’horreur. L’anorexie prend possession d’elle. Quand l’anorexique parle, c’est l’anorexie qui répond. Quand l’anorexique ne mange pas, c’est l’anorexie qui le lui interdit. Bizarrement pourtant, on dit souvent que l’anorexique chercherait ce qui lui arrive. Elle serait non seulement responsable, mais coupable de se laisser mourir de faim. Après tout, dans une société de consommation aussi décadente que la nôtre, où il semble plus facile de crever obèse que la peau sur les os, l’anorexique paraît bien indécente. Mais pourquoi lui faire ce procès ? Il ne viendrait à l’esprit de personne de reprocher à un cancéreux d’avoir attrapé un cancer. Pourquoi serait-ce le cas avec une anorexique ? Ça ne se décide pas de tomber malade.
Au fond, je ne sais pas ce qu’est l’anorexie, mais je sais ce qu’elle n’est pas. Elle n’est pas un problème de nourriture. L’anorexique ne fait que ça, bouffer. Toute la journée, elle en parle. Manger, ne pas manger. Croquer, couper, gaspiller. Elle a du vomi à la place des idées, des grumeaux de pommes et de pâtes dans le cerveau. L’anorexique bouffe ses émotions. Elle procède avec elles comme avec une araignée, elle les tue. L’anorexique déteste ce qu’elle est au plus profond de sa chair, elle déteste ce corps qui lui rappelle qu’elle ressent malgré elle. Alors elle se venge, elle sait exactement ce qu’il lui faut pour se faire souffrir. La nourriture est un prétexte. C’est pour ça que l’anorexique est fascinée par les malades. Elle voudrait voler des maladies. Elle voudrait prendre leur douleur. Rien d’humaniste là-dedans. L’anorexique est égoïste. Quand elle voit un cancéreux famélique, elle ne ressent aucune pitié, tout ce qu’elle se dit c’est « Et moi ? ». Elle ne voit ni la peur ni la mort sous la peau, mais les os, le squelette. C’est son porno à elle.
L’anorexique veut toujours plus, prisonnière éternelle de son insatisfaction. De fait, elle n’est jamais assez maigre. Elle ne compte pas son poids en kilos mais au gramme près. Elle mourrait pour en perdre trois. Et bien sûr, dans ce décompte morbide, elle jalouse, déteste même, toutes celles qui sont plus rachitiques qu’elle. Vêtements, prises de sang, plateaux-repas… Les anorexiques se comparent tout le temps. Elles alternent comme ça entre dissimulation et exhibition, en jogging ou en legging, les yeux qui mesurent et qui pèsent. C’est pour cette raison que les regrouper au sein d’un même service est au mieux stupide, au pire criminel.
Les anorexiques veulent mourir devant un miroir. Elles aiment tellement se détester qu’elles voudraient se voir crever. Toutes des Narcisse, toutes des obsédées de l’eau et du métal. Tout ce qui peut réverbérer l’œil et le mal.
C’est presque du théâtre. On rejoue les mêmes dialogues. Mais qui est l’auteur ? Qui a inscrit ces répliques au script ? Le corps féminin grandit dans l’empêchement. Il faut se restreindre. Être dans la mesure. La bonne mesure, le bon poids, la bonne couture. Si on dépasse cet équilibre fragile, on devient autre chose qu’une femme. Tout ça, ce n’est pas moi qui le dis, mais le regard des gens. Suffit de voir comment on culpabilise un gros qui bouffe une pâtisserie en public. Je ne sais pas si ce phénomène est conscient. Si on peut l’empêcher. Mais d’après ce que je vois, nous ne pensons pas, nous sommes pensés.
L’anorexie est un mal qui ne naît pas de l’image mais de l’œil. Il a besoin de l’autre et de son regard pour souffrir. L’anorexie est une maladie de l’autre. C’est la peur de ne pas être ce qu’il faut, ou plutôt la peur de voir ce que l’anorexique est : imparfaite. Elle a un problème avec ce qu’elle est. Ce n’est pas tant qu’elle ne supporte pas son corps, elle ne supporte pas d’être un corps. Le problème, ce n’est pas son rapport à la nourriture, mais son rapport au temps.
L’anorexique veut être Dieu. Oui voilà, en chaque anorexique se cache un Dieu contrarié. Elle veut contrôler tout ce qui la dépasse. Or, ne pouvant changer le monde, elle change le sien. L’anorexie est sa guerre intérieure, sa révolte contre l’absurde. Elle croit qu’elle peut infléchir son destin, son histoire, elle croit qu’elle peut faire péter la langue, tout réécrire, la vie, la mort, elle se vide de son langage, plus de mots, que du silence, elle se purge de son âge pour ne plus grandir, ne plus vieillir, elle se vidange le ventre, retour à l’intérieur. L’anorexie, c’est l’explosion d’une étoile.
Est-ce qu’il vaut mieux se rappeler ou s’oublier ?
Je crois que je préfère le passé à l’avenir. Les souvenirs sont du côté des certitudes. L’après, on peut que le regretter…
Souvent, on entend dire qu’on fait des enfants pour se prouver qu’on s’aime, transmettre une histoire, une famille, un sang. Mais tout ça c’est des conneries. Un enfant, c’est des fleurs sur une tombe.
Je vais mourir. Je me répète ça avec l’étrange réflexion que je n’ai plus peur. La peur, c’est quand on a encore de l’espoir.
Les romans, c’est la place des perdants. C’est le lieu de ceux qui n’existent pas. Lire, c’est devenir personne. « Être partout, rester nulle part. »
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