Coup de coeur 💓💓
Titre : Le chant du prophète
(Prophet Song)
Auteur : Paul LYNCH
Traduction : Marina BORASO
Parution : en anglais (Irlande) en 2023
en français (Albin Michel)
en 2025
Pages : 240
Présentation de l'éditeur :
À Dublin, un soir de pluie, deux hommes frappent à la porte d’Eilish
Stack. Membres d’une toute nouvelle police secrète – le GNSB –, ils
demandent à s’entretenir avec son mari, enseignant et syndicaliste, mais
celui-ci est absent. Larry se rend au commissariat dès le lendemain,
puis disparaît dans des circonstances troublantes. Tandis que le malaise s’installe peu à peu, Eilish voit son quotidien
et celui de ses quatre enfants amputés d’une liberté qu’elle tenait
pour acquise. Bientôt l’état d’urgence est déclaré, les rumeurs parlent
de camps d’internement…
Prisonnière d’une logique cauchemardesque, jusqu’où devra aller Eilish pour protéger les siens ?
Récompensé par le Booker Prize, Le Chant du prophète saisit, dans un souffle d’une puissance implacable, le basculement progressif d’une société vers l’autoritarisme. Paul Lynch nous fait vivre cette expérience à travers un regard – celui d’une femme – qui nous renvoie à notre propre aveuglement.
Prisonnière d’une logique cauchemardesque, jusqu’où devra aller Eilish pour protéger les siens ?
Récompensé par le Booker Prize, Le Chant du prophète saisit, dans un souffle d’une puissance implacable, le basculement progressif d’une société vers l’autoritarisme. Paul Lynch nous fait vivre cette expérience à travers un regard – celui d’une femme – qui nous renvoie à notre propre aveuglement.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Né en 1977 dans le Donegal, Paul Lynch est l’auteur de quatre précédents romans, publiés aux éditions Albin Michel : Un ciel rouge, le matin, finaliste du prix du Meilleur Livre étranger ; La Neige noire, lauréat du prix Libr’à Nous, Grace, élu Meilleur Roman de l’année en Irlande, et Au-delà de la mer, lauréat du prix Gens de mer. Il vit à Dublin.
Avis :
Cela pourrait se passer dans n’importe lequel de ces pays autocratiques dont les habitants fuient en masse les persécutions ou la guerre. Sauf que le roman se déroule quelque part en Occident, un mot par-ci par-là permettant de le localiser en Irlande. En décrivant avec vraisemblance le glissement d’une société comme la nôtre dans la dictature, Paul Lynch pointe nos aveuglements face à la montée des extrémismes populistes en Occident et nous fait vivre de l’intérieur ce cauchemar qui n’arrive pas qu’aux autres : devoir fuir pour sauver sa peau et celle de ses enfants.
C’est en pente douce que s’ouvre le récit. Tandis que le frais élu gouvernement populiste irlandais vient de décréter l’état d’urgence pour mieux mater l’opposition, le mari syndicaliste d’Eilish disparaît après s’être rendu à une convocation de la toute nouvelle police secrète. Entre son travail de microbiologiste, ses quatre enfants – l’un presque adulte, l’autre encore en bas âge – et son père en perte d’autonomie à l’autre bout de la ville, Eilish n’a d’autre choix que de mettre de côté ses angoisses pour gérer comme elle peut un quotidien de plus en plus compliqué.
Mais, la rébellion s’organisant face au régime de terreur grandissante entretenu par le pouvoir en place, bientôt la guerre civile éclate. Enfermée dans le déni et incapable de croire au pire, Eilish s’obstine longtemps à ne rien vouloir lâcher de sa vie d’avant. Jusqu’à ce que tout s’écroule pour de bon, la violence transformant son existence et celle des siens en une descente aux enfers vertigineuse. Ne reste que la fuite pour tenter de sauver les survivants, dans une déroute absolue qui lui fait penser qu’« elle a cessé d’être une personne pour devenir une chose », un pauvre ballot livré à l’encan des passeurs, l’un de ses migrants n’ayant plus que sa vie comme bagage, et encore, rien n’est moins sûr.
L’immense force du roman est son réalisme confondant, alors que, narré du point de vue d’Eilish, autant dire de celui du lecteur tant l’identification fonctionne à plein, il nous immerge dans son histoire comme dans une essoreuse, encore incrédules de basculer d’un quotidien que l’on croyait à l’abri dans nos contrées à une réalité cauchemardesque qui n’en finit pas de tout nous arracher. Rien n’arrive en ces pages qui ne soit perçu au travers du flux de conscience d’Eilish, au fil de pensées et de sensations qui, collant aux évènements, donnent pour rythme au texte celui, de plus en plus erratique, de la respiration du personnage. Ainsi, faits, réflexions et dialogues se mêlent en une onde unique de phrases indifférenciées, tout entières centrées sur les effets concrets de la situation du pays sur la vie ordinaire, matérielle d’abord quand l’essentiel vient à manquer, affective surtout lorsqu’aux côtés d’Eilish, l’on se retrouve seul et impuissant à protéger ceux qu’on aime.
Rares sont les livres qui vous immergent avec une telle force, lecteur et personnage ne faisant plus qu’un et suffocant tous deux dans un réveil cauchemardesque, celui qui succède à l’aveuglement d’une vie si bien tendue autour de ses préoccupations quotidiennes qu’elle n’a rien vu venir de ce qui la menaçait. Avec la montée un peu partout des extrémismes de toutes sortes, les ombres sont pourtant là toutes proches, préfigurant chez nous aussi de fort possibles avenirs sombres. Alors, le sort de ces migrants que l’on pense aujourd’hui venir de mondes qui ne sont pas les nôtres prend soudain une dimension universelle. Coup de coeur. (5/5)
C’est en pente douce que s’ouvre le récit. Tandis que le frais élu gouvernement populiste irlandais vient de décréter l’état d’urgence pour mieux mater l’opposition, le mari syndicaliste d’Eilish disparaît après s’être rendu à une convocation de la toute nouvelle police secrète. Entre son travail de microbiologiste, ses quatre enfants – l’un presque adulte, l’autre encore en bas âge – et son père en perte d’autonomie à l’autre bout de la ville, Eilish n’a d’autre choix que de mettre de côté ses angoisses pour gérer comme elle peut un quotidien de plus en plus compliqué.
Mais, la rébellion s’organisant face au régime de terreur grandissante entretenu par le pouvoir en place, bientôt la guerre civile éclate. Enfermée dans le déni et incapable de croire au pire, Eilish s’obstine longtemps à ne rien vouloir lâcher de sa vie d’avant. Jusqu’à ce que tout s’écroule pour de bon, la violence transformant son existence et celle des siens en une descente aux enfers vertigineuse. Ne reste que la fuite pour tenter de sauver les survivants, dans une déroute absolue qui lui fait penser qu’« elle a cessé d’être une personne pour devenir une chose », un pauvre ballot livré à l’encan des passeurs, l’un de ses migrants n’ayant plus que sa vie comme bagage, et encore, rien n’est moins sûr.
L’immense force du roman est son réalisme confondant, alors que, narré du point de vue d’Eilish, autant dire de celui du lecteur tant l’identification fonctionne à plein, il nous immerge dans son histoire comme dans une essoreuse, encore incrédules de basculer d’un quotidien que l’on croyait à l’abri dans nos contrées à une réalité cauchemardesque qui n’en finit pas de tout nous arracher. Rien n’arrive en ces pages qui ne soit perçu au travers du flux de conscience d’Eilish, au fil de pensées et de sensations qui, collant aux évènements, donnent pour rythme au texte celui, de plus en plus erratique, de la respiration du personnage. Ainsi, faits, réflexions et dialogues se mêlent en une onde unique de phrases indifférenciées, tout entières centrées sur les effets concrets de la situation du pays sur la vie ordinaire, matérielle d’abord quand l’essentiel vient à manquer, affective surtout lorsqu’aux côtés d’Eilish, l’on se retrouve seul et impuissant à protéger ceux qu’on aime.
Rares sont les livres qui vous immergent avec une telle force, lecteur et personnage ne faisant plus qu’un et suffocant tous deux dans un réveil cauchemardesque, celui qui succède à l’aveuglement d’une vie si bien tendue autour de ses préoccupations quotidiennes qu’elle n’a rien vu venir de ce qui la menaçait. Avec la montée un peu partout des extrémismes de toutes sortes, les ombres sont pourtant là toutes proches, préfigurant chez nous aussi de fort possibles avenirs sombres. Alors, le sort de ces migrants que l’on pense aujourd’hui venir de mondes qui ne sont pas les nôtres prend soudain une dimension universelle. Coup de coeur. (5/5)
Citations :
L’histoire, c’est le registre silencieux de ceux qui n’ont pas pu partir, de tous ceux qui n’ont jamais eu le choix, comment partir quand on n’a nulle part où aller, on ne va nulle part quand nos enfants ne peuvent pas obtenir de passeport, on ne va nulle part quand on a les pieds enracinés dans le sol et qu’il faudrait les arracher.
C’est l’hôpital militaire de Smithfield, il est géré par les forces de défense. Dans le corps d’Eilish, quelque chose glisse en laissant dans son sillage un dépôt nauséeux, elle tousse pour s’éclaircir la voix. Pourquoi mon fils est-il dans un hôpital militaire, qu’a-t-il à faire dans ce genre d’endroit ? La bouche continue de parler parce que la bouche ne sait pas, c’est pour ça qu’elle pose des questions et attend une réponse tandis que le corps parle comme s’il savait depuis toujours, elle se sent au bord du malaise, la voilà assise avec un gobelet dans la main, elle boit un peu d’eau et se lève pour chercher une poubelle, elle tend le gobelet pour que quelqu’un le prenne mais personne n’ose s’approcher, d’un geste rapide sa main exprime sa fureur. Quelqu’un veut bien me l’écrire, le nom de ce putain d’hôpital, et prenez aussi ce gobelet.
Je vous ai entendue parler, tout à l’heure, lui dit-il, j’entends la même chose tous les jours, c’est toujours pareil. Il fléchit le cou en aspirant longuement le tabac, puis relève la tête pour rejeter la fumée de toutes ses forces. Le plus probable, c’est que votre fils soit détenu ici, ils les emmènent dans la section militaire pour les interroger, et après ça, c’est fini, on ne vous dit plus rien, écoutez, je suis obligé de vous parler franchement, il vaudrait mieux que vous alliez vous renseigner à la morgue, c’est ce que je ferais à votre place, ne serait-ce que pour écarter cette possibilité dans l’immédiat. Eilish regarde l’homme sans comprendre. Écarter quelle possibilité ? L’expression torturée sur le visage de l’homme, il tourne les talons et elle lui crie pendant qu’il s’éloigne, qu’est-ce que j’irais faire là-bas, à quoi ça pourrait bien servir ?
(…) le ciel a le corps semé d’ecchymoses (…)
Eilish contemple les flammes dans une sorte de transe, la lueur du feu qui danse devant eux, qui se tend vers les yeux toujours plongés dans le noir, que sont ces gens une fois privés de leurs yeux, que sont-ils lorsque ceux-ci restent aveugles au futur, ces gens piégés entre le feu et l’obscurité ? Paupières baissées, elle voit tout ce qui a été consumé, elle voit tout son amour et le peu qui subsiste, il ne reste qu’un corps, un corps qui n’a plus de cœur, un corps aux pieds enflés qui doit faire avancer les enfants… La femme aux yeux dévastés leur propose de partager sa tente. Il fait froid, ce soir, et la pluie est pour bientôt, dit-elle, vous ne pouvez pas dormir dehors avec ce petit, de toute façon il y a huit places à l’intérieur, la nuit dernière on y a casé douze personnes.
Ben se retourne, mains tendues vers son visage, il se met à pleurer et se calme lorsqu’elle lui caresse la joue. Elle chuchote à son oreille, bien qu’il n’y ait pas de mots pour un enfant aussi jeune, pas d’explication à ce qui a été fait, et pourtant il gardera à jamais la connaissance de choses dont il n’aura pas souvenir, il la portera dans son sang comme un poison.
La nuit touche à sa fin, les contours du poste britannique s’esquissent un peu plus loin, les barrières en tôle ondulée, les barbelés, la tour de garde et la route qui continue de se dérouler, elle sait qu’une fois cette limite franchie, le poids commencera à se faire sentir, les choses qu’on laisse derrière soi ne disparaissent pas pour autant, bien au contraire, elles ne cesseront de s’alourdir et ils les porteront à jamais sur leurs épaules.
L’intérieur est bondé, elle n’a pas envie de monter, le chauffeur s’empare de leurs bagages et les pousse vers le véhicule, d’un geste du pouce il leur commande de grimper mais elle est incapable de faire le moindre mouvement, Molly la regarde et l’homme au bouc a l’air exaspéré, il se frotte la bouche avec sa manche avant de leur crier, grouillez-vous, merde. Elle a cessé d’être une personne pour devenir une chose, voilà ce qu’elle pense, une chose qui monte dans le camion avec un enfant dans les bras, Molly à sa suite, elle entend le hayon qui se referme et une étrange plainte qui émane des arbres.
(…) qui d’entre nous aurait pu deviner ce qui nous attendait, apparemment certains l’avaient compris, mais je me suis toujours demandé comment ils en étaient aussi sûrs, ça paraissait tellement inimaginable, tout ce qui s’est passé, jamais je ne l’aurais cru, jamais de la vie, je ne comprenais pas ceux qui décidaient de partir, s’en aller comme ça, du jour au lendemain, en laissant tout derrière eux, en abandonnant leur vie d’avant, tout ce qui faisait leur existence, à l’époque on ne l’envisageait même pas, et plus j’y réfléchis, plus je me dis qu’on ne pouvait rien faire en réalité, vous voyez, on était coincés quand on nous a proposé ces visas, c’est difficile de s’en aller quand on a tant d’engagements et de responsabilités, et le jour où la situation a empiré on n’avait plus aucune marge de manœuvre, ce que j’essaie de vous expliquer, c’est qu’avant je croyais au libre arbitre, si vous m’aviez posé la question avant que tout ça n’arrive, je vous aurais répondu que j’étais libre comme l’air, mais aujourd’hui je n’en suis plus aussi certaine, je doute qu’il existe un quelconque libre arbitre quand on est pris dans quelque chose d’aussi monstrueux, une chose en appelle une autre et, à la fin, cette horreur obéit à sa propre dynamique, on ne peut plus rien y changer, maintenant, je me rends compte que ce que je prenais pour de la liberté n’était qu’une façon de se battre, la liberté, on ne l’a jamais eue.
Mona prend Ben par la main pour le faire danser, enfin, dit-elle, il faut garder à l’esprit que nous sommes toujours là alors que tant d’autres ont disparu, nous on a la chance de pouvoir espérer un bel avenir, désormais c’est vers lui qu’on doit se tourner, n’êtes-vous pas d’accord, c’est peut-être la seule liberté qu’il nous reste, se projeter dans l’avenir, ça aide à se l’approprier, si on continue à regarder en arrière on se condamne, d’une certaine façon, et on a encore des choses à vivre, regardez mes deux garçons, ils sont le portrait craché de leur père, ils ont la vie devant eux, je compte bien m’en assurer, c’est pareil pour vos enfants, il faut qu’ils vivent aussi…
(…) croire que l’on assistera à la fin du monde n’est que vanité, ce qui s’achève en vérité lors de la catastrophe finale, c’est notre vie et rien d’autre, le chant du prophète dit toujours la même chose, un chant identique répété de siècle en siècle, le tranchant de l’épée, le monde dévoré par les flammes, le soleil qui sombre en plein midi, la furie d’un quelconque Dieu s’incarnant dans la bouche du prophète qui s’emporte contre l’iniquité à abattre, ce n’est pas la fin du monde que chante le prophète mais le sort de certains d’entre nous, autrefois, aujourd’hui ou dans les temps à venir, le sort de certains et non de tous, il dit qu’à chaque moment le monde s’achève en un lieu et nulle part ailleurs, la fin du monde est toujours un événement circonscrit, elle arrive dans votre pays, entre dans votre ville et frappe à votre porte, mais elle n’est pour les autres qu’une vague menace, un bref compte rendu dans un bulletin d’information, l’écho d’événements transformés en récit (…)
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