J'ai aimé
Titre : Frapper l'épopée
Auteur : Alice ZENITER
Parution : 2024 (Flammarion)
Pages : 352
Présentation de l'éditeur :
Quand Tass était enfant, les adultes lui ont raconté l’histoire de sa
terre à plusieurs reprises et dans différentes versions. Malgré tous ces
récits, Tass n’a jamais bien su où commençait l’histoire des siens.
Comme elle n’a jamais réussi à expliquer la Nouvelle-Calédonie à Thomas,
son compagnon resté en métropole.
Aujourd’hui, elle est revenue à Nouméa et a repris son poste de
professeure. Dans l’une de ses classes, il y a des jumeaux kanak qu’elle
s’agace de trouver intrigants, avec leurs curieux tatouages : sont-ils
liés à un insaisissable mouvement indépendantiste ? Lorsqu’ils
disparaissent, Tass part à leur recherche, de Nouméa à Bourail – sans se
douter qu’en chemin c’est l’histoire de ses ancêtres qui lui sera,
prodigieusement, révélée.
Le destin de Tass croise celui de l’archipel calédonien et Alice Zeniter, avec une virtuosité romanesque remarquable, met en scène son passionnant visage contemporain, à l’ombre duquel s’invite, façon western, son passé pénitentiaire et colonial.
Le destin de Tass croise celui de l’archipel calédonien et Alice Zeniter, avec une virtuosité romanesque remarquable, met en scène son passionnant visage contemporain, à l’ombre duquel s’invite, façon western, son passé pénitentiaire et colonial.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Alice Zeniter est née en 1986. Elle publie son premier roman en 2003, Deux moins un égal zéro, aux Éditions du Petit Véhicule à l'âge de 16 ans. Alice Zeniter étudie ensuite à l'École normale supérieure puis publie son second romain Jusque dans nos bras (2011).Elle enseigne le français en Hongrie, où elle vit plusieurs années. Elle y est également assistante-stagiaire à la mise en scène dans la compagnie théâtrale Krétakör.
Par la suite, elle publiera six romans, parmi lesquels Sombre dimanche (Albin Michel, 2013), Juste avant l'oubli (Flammarion, 2015), L’Art de perdre (Flammarion, 2017) et Comme un empire dans un empire (Flammarion, 2020).
Dramaturge et metteuse en scène, elle a reçu de nombreux prix littéraires dont le prix du Livre Inter, le prix des Lecteurs de l’Express et le prix de la Closerie des Lilas en 2013, le Prix Renaudot des Lycéens 2015 et le Prix Goncourt des lycéens en 2017.
Alice Zeniter écrit aussi pour le théâtre avec Spécimens humains avec monstres (2011), Un ours, of course !, spectacle musical jeunesse (Actes Sud, 2015) et Hansel et Gretel, le début de la faim (2018).
Avis :
Demeurée une dizaine d’années en métropole après y avoir fait ses études, Tass revient définitivement dans sa Nouvelle-Calédonie natale à cause d’une rupture amoureuse. Ses fonctions de professeur dans un lycée l’amènent à se préoccuper de l’absence de deux de ses élèves, des jumeaux kanaks dont elle soupçonne qu’ils n’ont pas la vie facile. Son intérêt pour eux va lui faire croiser le chemin d’un mystérieux groupe indépendantiste, oeuvrant secrètement à ce que ses membres appellent « l’empathie violente ». Par de petits gestes symboliques reproduisant la dépossession – par exemple s’introduire dans une maison pour y déplacer des objets –, ils comptent semer le trouble dans l’esprit des Blancs pour qu’eux non plus ne se sentent plus tout à fait à leur place.
Cette première partie du récit servant à installer notre compréhension de la société calédonienne d’aujourd’hui, un monde stratifié aux possibilités limitées, figé dans la répétition sans fin des mêmes histoires familiales entre groupes et clans en mal d’identité depuis que les traditions millénaires se sont dissoutes dans les mille nuances séparant blancs-blancs, blancs-autres, purs-métis et autres variantes – pour faire simple, « disons que si tu vivais en tribu, tu étais kanak. Et si tu faisais partie du colonat, quel que soit ton métissage, on te comptait parmi les Blancs » –, l’on en vient naturellement, comme Tass qui ignore tout de cet ancêtre qui fut le premier de sa lignée à mettre un pied sur le « Caillou », à se poser la question du passé qui l’a façonnée.
Recourant à la magie des lieux, puisque, conformément aux croyances kanak, ceux-ci sont habités par les esprits des morts, l’auteur tire parti d’une chute de Tass dans un trou d’eau pour faire surgir les images de son ancêtre bagnard et, à travers lui, l’histoire de la colonisation de l’île par les Français. Au volet politique et social succède donc un aussi intéressant versant historique, dans une mise en scène que l’on pourra trouver, au mieux d’une liberté audacieuse, au pire d’autant plus brouillonne que vient s’y glisser, comme si besoin était pour l’auteur de se justifier, un chapitre sur la genèse du roman, sur les raisons de son écriture et sur les recherches afférentes. Il est surtout l’occasion d’expliquer les résonances entre les différentes histoires de colonisation et leurs mêmes héritages, qu’il s’agisse de la Nouvelle-Calédonie qui n’est rien à sa famille, ou de l’Algérie qui en est le berceau.
Documenté et réfléchi, juste et fouillé dans ses personnages, enfin profondément instructif et intéressant, le récit pourra toutefois faire regretter que l‘élan politique l’y emporte sur le souffle littéraire. Tout à son sujet de la complexité post-coloniale, Alice Zeniter signe ici un ouvrage convaincant et brillant sur le fond, peut-être moins sur la forme. (3,5/5)
Citations :
Tass ne sait pas bien si l’expression « espèce invasive » est juste car, dans les faits, l’oiseau n’a mené aucune conquête, souhaité aucune expansion de son territoire. Des humains l’ont importé comme oiseau de volière il y a plusieurs décennies, dans un but décoratif et, bien sûr, à un moment, quelque chose a mal tourné (rien d’étonnant, Tass a vu Jurassic Park : la vie trouve toujours son chemin). Le bulbul a refusé de n’avoir qu’une fonction esthétique, il s’est échappé, installé, reproduit. À ce moment-là, il a envahi, d’accord, mais contraint et forcé. Est-ce qu’il existe de l’invasion légitime comme il existe de la légitime défense ? Est-ce qu’elle regarde un colon quand elle l’observe en train de déployer ses ailes ou une victime, ou les deux à la fois ?
Les jeunes hommes qui vivent là, aux Saints, ont plus de chance que les autres de finir en cellule. Quand ils naissent, on devrait leur dire : franchement, si tu n’y passes aucun moment de ta vie, ce sera déjà un exploit. Ne pense pas à ce que tu peux faire, concentre-toi sur ce que tu pourrais ne pas faire. Ne pas aller en prison. Ne pas mourir jeune. Ne pas boire.
Quand elle appartenait encore à son clan, les histoires racontées lors des coutumes étaient longues et elles étaient vraies, déjà connues, déjà répétées : elles liaient les participants aux ancêtres et aux totems, elles mettaient chacun debout et le rendaient présent. Avant de partir, FidR habitait une structure millénaire, un lignage quasi éternel que la Parole rendait visible et le poids des héritages, parfois, lui ployait les épaules quand elle se tenait devant la Grande Case mais jamais elle ne doutait de sa place. Elle se demande si NEP et Un Ruisseau ressentent, comme elle, la perte de leur passé chaque fois qu’ils font la coutume, si un petit courant d’air de solitude leur passe aussi dans la nuque en ce moment. Elle les observe à la dérobée, NEP qui parle, les yeux brillants, les sourcils froncés, Un Ruisseau qui hoche la tête silencieusement. Ils paraissent imperméables au regret, intouchés par le manque qui agace FidR. Celle-ci se concentre sur l’histoire biscornue que NEP déroule aux pieds des nouveaux arrivants. Maintenant qu’ils n’ont plus que le groupe, ils n’ont pas d’autres ancêtres que ceux qu’ils se choisissent.
(…) mais avant qu’elle ait eu fini l’homme les a traités de faux Kanak. Les vrais, a-t-il dit, vivent à la tribu, écoutent les générations qui les précèdent et élèvent celles qui les suivent. Il a ajouté, en posant chaque mot comme un carré de sucre :
— Ce que vous faites n’est pas bien.
FidR a eu beaucoup de peine. Comme c’était elle qui parlait, elle s’est sentie personnellement visée. C’est sa fausseté à elle que l’autre a entraperçue. Ici, voudrait rugir FidR en se frappant la poitrine, ici c’est Kanaky. Mais il suffit qu’une personne lui dénie ce droit et elle doute. Les paroles des anciens lui reviennent, le moment de son départ, qu’est-ce qu’elle croit, elle n’est qu’une Kanak à la carte.
C’est ça, le problème de cette île. Même si on ne connaît pas tout le monde, on connaît presque tout le monde, au sens où on connaît tous les types de personnes qu’on peut devenir en grandissant, ils ne sont pas si nombreux, ils sont tous là, et rien ne s’invente vraiment, chacun rejoue la partition d’un autre, chacune reprend le rôle d’une autre, tout était déjà là, on devient le grand d’un petit, le parent d’une enfant, comme si tout le monde se décalait d’une chaise vers la droite mais toujours autour de la même table.
— C’est peut-être bien que ton père ne soit pas là pour voir ça. Je ne sais pas comment il l’aurait vécu.
Tass déteste ce genre de phrases : elle ne sait pas si elles sont vraies ou non, elle n’a que des souvenirs d’enfant de son père. Mais surtout, elle déteste penser que son père aurait pu être là, c’est comme s’il apparaissait un instant pour lui être immédiatement arraché. Ça se remet à saigner, sous les croûtes. Elle a, malgré tout, demandé à sa mère pourquoi elle disait ça. Et Pascale a répondu que son père portait tous les souvenirs de son enfance pauvre, les odeurs d’huile et d’essence et du garage, et de l’enfance encore plus pauvre de ses parents, bien que ni Paul ni Madeleine n’en aient jamais rien raconté mais ces choses-là se sentent, et sans doute aussi le poids de la misère des grands-parents, des arrière-grands-parents, et le flou, terrible et total, autour de l’arrivée, forcément misérable, forcément difficile, du premier aïeul. Toute la famille avait travaillé dur avec l’espoir que les enfants grandiraient mieux et, de génération en génération, ils y étaient arrivés, lentement, péniblement. Mais l’indépendance apportait une incertitude contre laquelle leur travail acharné ne pouvait rien : peut-être que les enfants vivraient moins bien qu’eux, et les enfants des enfants aussi. Peut-être qu’il y aurait des temps de décroissance, d’effondrement, des pénuries et des départs. Ton père n’était pas le genre d’homme qui peut imaginer sereinement que ses enfants manqueront. Quel parent peut vouloir ça ? Ça l’aurait tué d’avoir à choisir oui ou non. Le bien du pays contre le bien de ses enfants, ou l’inverse. Te sacrifier aux demandes légitimes des Kanak. Sacrifier une décision juste à ton bonheur.
Tass déteste ce genre de phrases : elle ne sait pas si elles sont vraies ou non, elle n’a que des souvenirs d’enfant de son père. Mais surtout, elle déteste penser que son père aurait pu être là, c’est comme s’il apparaissait un instant pour lui être immédiatement arraché. Ça se remet à saigner, sous les croûtes. Elle a, malgré tout, demandé à sa mère pourquoi elle disait ça. Et Pascale a répondu que son père portait tous les souvenirs de son enfance pauvre, les odeurs d’huile et d’essence et du garage, et de l’enfance encore plus pauvre de ses parents, bien que ni Paul ni Madeleine n’en aient jamais rien raconté mais ces choses-là se sentent, et sans doute aussi le poids de la misère des grands-parents, des arrière-grands-parents, et le flou, terrible et total, autour de l’arrivée, forcément misérable, forcément difficile, du premier aïeul. Toute la famille avait travaillé dur avec l’espoir que les enfants grandiraient mieux et, de génération en génération, ils y étaient arrivés, lentement, péniblement. Mais l’indépendance apportait une incertitude contre laquelle leur travail acharné ne pouvait rien : peut-être que les enfants vivraient moins bien qu’eux, et les enfants des enfants aussi. Peut-être qu’il y aurait des temps de décroissance, d’effondrement, des pénuries et des départs. Ton père n’était pas le genre d’homme qui peut imaginer sereinement que ses enfants manqueront. Quel parent peut vouloir ça ? Ça l’aurait tué d’avoir à choisir oui ou non. Le bien du pays contre le bien de ses enfants, ou l’inverse. Te sacrifier aux demandes légitimes des Kanak. Sacrifier une décision juste à ton bonheur.
Moi, je demande, est-ce que l’avenir de la Calédonie, c’est le nickel ? Parce que ça a été notre avenir dans le passé, puis ça a été notre passé, et maintenant certains disent que c’est de nouveau notre avenir. Qui croit que le futur est fait de nickel ?
Laurie hurle Tesla. Izé relance : la Chine ! William fait de grands gestes de bras : Mais arrêtez, arrêtez, c’est comme un calendrier de l’Avent, cette île ! Vous avez déjà ouvert toutes les cases et bouffé tous les chocolats. Y a plus rien à éventrer. Tass demande : Alors quoi, le tourisme ? Laurie : On est bien trop chers ! William : Et puis ils sont trop moches. Des rugissements de rire autour de lui. Mais c’est vrai ! Les touristes, que ce soient les Français ou les Pokens, ils débarquent ici habillés comme des clochards et en plus ils prennent vlà les coups de soleil au deuxième jour et après ils sont comme des clochards rouges et gonflés. Laurie reprend : Ok, eux, ils sont moches mais nous, on est fin nuls en service clients. Tass ajoute que les requins font du tort au business aussi. Ils se reproduisent pile pendant l’été austral, ça rapproche toutes les femelles du rivage et maintenant, chaque année ça croque, on est en train de devenir la Réunion, les amis !
C’est ce que la mère de son élève lui a dit, l’année dernière : elle reviendra. Quand Tass a répondu que ce serait sans doute difficile pour la jeune fille, après avoir perdu une année, la mère a souri : Ça n’existe pas, « perdre » une année, ça ne veut rien dire, le temps n’est pas une grosse boîte avec une réserve d’heures limitées dedans, le temps c’est du paysage.
La notion de Blanc ici est un peu compliquée, ou du moins ce n’est pas la même qu’en métropole, ce n’est pas la même qu’aux États-Unis. Tass s’en est rendu compte en essayant de l’expliquer à Thomas. Avant, elle vivait avec, elle vivait dedans, elle n’avait pas besoin de l’interroger. Historiquement, lui a-t-elle dit, ce n’est pas tant une question de couleur de peau que de style de vie, ça s’est construit un peu à tâtons au XIXe siècle. Disons que si tu vivais en tribu, tu étais kanak. Et si tu faisais partie du colonat, quel que soit ton métissage, on te comptait parmi les Blancs. Ce qui voulait dire que tu pouvais être blanc et victime de racisme, puisque, quand même, tu n’étais pas blanc à l’œil, tu étais une « souris grise », une « peau de boudin ». On voulait bien te compter parmi les Blancs, on avait même intérêt à le faire, pour que la population blanche grossisse et parvienne à dépasser la population kanak, mais on ne se débarrassait pas comme ça de l’envie de créer de la distinction. Alors certains utilisaient le terme Blanc-blanc, pour distinguer les Blancs-uns des Blanc-autres, des Blancs pas blancs. Ma grand-mère disait ça, par exemple, s’est rappelée Tass en parlant à Thomas, surtout quand il s’agissait de commenter les mariages. Et bien sûr, Madeleine était un peu raciste mais il faut comprendre que, de toute manière, ici, les gens donnent l’ethnie d’une personne quand ils la mentionnent. Ils disent : j’ai vu tel de mes amis aujourd’hui, c’est un Wallis, c’est une Kanak, c’est un Viet – et je sais que ça te paraît insupportable, Thomas, mais je te demanderai de suspendre une minute ton jugement et de me laisser finir. À l’inverse des Blancs-blancs, on avait aussi formé le terme « pur métis » : des métis tellement métis qu’ils ne pouvaient pas se rattacher uniquement à deux populations, des personnes qui se déclaraient, par feuilletage générationnel, alsacienne-kanak-javanaise-wallisienne, et là on disait : bon, d’accord, très bien, elle, c’est une pure métis. Sur le Caillou il ne fallait pas se fier à un nom pour imaginer un physique. Car un patronyme japonais pouvait être porté par un grand gaillard à la peau brune et aux cheveux crépus, un patronyme arabe par une jeune femme aux yeux bridés, un nom germanique côtoyait des tatouages de fleurs à l’encre noire typiques de Java, et ainsi de suite. Purs métis.
(…) la mer qui se réchauffe, les poissons qui disparaissent, le corail qui meurt, les oiseaux éteints, l’eau qui monte et monte encore, les méduses qui se multiplient, la terre incultivable, les guerres pour l’eau potable, les bêtes qui crèvent avant d’avoir mis bas, l’air devenu cancérigène, la merde dans la mer, littéralement de la merde, des selles humaines, suffisamment nombreuses pour contaminer de l’eau salée, le plastique invisible trouvé dans les tortues, trouvé dans les poissons, trouvé dans les estomacs et le sang. Des années à se dire que c’est devenu invivable, à se dire qu’on est foutus mais toutes les dates butoirs sont franchies les unes après les autres et aucun événement ne se produit pour marquer le coup. Les yaourts périmés non plus ne deviennent pas solides, ni bruns, ni mortels du jour au lendemain. Tass vit dans un yaourt périmé et il y a encore des gens pour demander si c’est mangeable. Elle vit un moment de fin depuis si longtemps que ce pourrait être un éternel milieu, quelque chose d’avant le pire qui sans cesse est repoussé puisque chaque étape du pire dispose elle aussi d’un pire plus lointain.
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