mardi 25 février 2025

[Lodoli, Marco] Si peu

 



J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Si peu (Tanto poco)

Auteur : Marco LODOLI

Traduction : Louise BOUDONNAT

Parution : en italien et en français (P.O.L.)
                  en 2024

Pages : 144

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

« Quand l’amour est comme le mien, juste un rêve solitaire infini, une insulte au malheur, un crachat à la face du destin, alors il élève ses flammes jusqu’aux cieux, il brûle et purifie tout et ne s’éteint jamais, ne se réduit jamais à un feu dans une cheminée qui réchauffe et apaise, qui illumine une maison bienheureuse. »

Le nouveau roman de Marco Lodoli raconte la passion silencieuse et implacable d’une femme, concierge dans une école, pour Matteo, professeur et écrivain, qui ne remarque rien, trop pris dans son art, ses ambitions, dans l’illusion d’être différent des autres. Elle n’a pourtant jamais cessé de l’aimer. Mais à quel prix ? Quarante années passées à le défendre des dangers, du mal, du monde. En silence, en secret, car pour aimer ainsi, il faut savoir tout perdre. Elle a dû être inflexible, féroce. Protéger et chérir sans jamais s’exposer, sans se dévoiler : « J’avais besoin de le voir chaque matin, d’échanger avec lui un rapide bonjour, et imaginer que sans moi, qui ne suis presque rien, il se serait égaré dans l’existence comme un enfant dans la forêt. »

Ces deux existences parallèles finiront peut-être par se rencontrer. Le temps d’une nuit, dans une étreinte entre illusion et oubli. Ce grand livre, d’une beauté sombre mais magique, fait le récit d’un amour fou, une grâce noire que l’on n’obtient que par renoncement. La fin du livre rejoint de très grands textes mystiques sur l’effacement. Parabole radicale sur l’espérance, comme une obsession absurde et magnifique, qui ne tient qu’à presque rien, à « si peu » (tanto poco). C’est aussi une parabole de la rédemption par la fiction, qui permet de tenir, d’espérer, d’inventer l’avenir même si les chemins sont impossibles. Avec ce sentiment bouleversant de poursuite d’un rêve que rien ni personne ne doit interrompre. Une fiction folle, et pour cela plus forte que toute réalité.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Marco Lodoli est né en 1956 à Rome où il vit. Écrivain prolifique de récits et de nouvelles. Journaliste à La Repubblica. Il enseigne également dans un lycée de la banlieue romaine. Et l’expérience n’est pas neutre : D’une certaine façon, la banlieue correspond à l’adolescence, à l’adolescence d’un lieu. En banlieue, je sens encore quelles ont été mes espérances, ma mélancolie aussi, et ce, d’une façon extrêmement claire. Quand je suis là, il me semble que je n’ai pas vieilli, que je n’ai pas encore fait fausse route, j’ai l’impression d’être toujours au commencement d’un voyage avec la possibilité de lire le monde sur une note plus vraie, plus directe. Chacun des livres de Marco Lodoli est un petit fragment du chaos qui constitue l’existence et, comme tout « poète », il ne raconte pas seulement des histoires : il tente absurdement d’ordonner le chaos. Les Prétendants (La Nuit – Le Vent – Les Fleurs) est sa seconde trilogie et le deuxième panneau d’un triptyque initié avec Les Débutants, dont P.O.L a publié Les Fainéants (1992) et Courir, mourir (1994).

 

Avis :

Professeur de lettres dans un lycée de la banlieue romaine, l’Italien Marco Lodoli écrit pour mettre un peu de magie et de poésie dans l’insupportable chaos du monde et de la vie. Il imagine ainsi une passion quasi mystique, un amour inaltérable et pur, à jamais préservé des flétrissures et des contingences du réel, parce qu’impossible. Comme si, pour ne pas l’abîmer, il valait mieux rêver sa vie que la vivre.

La narratrice est concierge dans un établissement scolaire qui pourrait être jumeau de celui de l’auteur. Ombre sans prénom, elle fait partie des murs depuis maintenant quatre décennies quand elle se lance dans ce récit ouvrant sur ses vingt-six ans et ce fameux jour qui devait donner le ton au reste de sa vie. Ce jour-là débarque au lycée, en retard et dégoulinant de pluie, celui qu’elle prend d’abord pour un élève indiscipliné et qui s’avère un jeune professeur de lettres, tout aussi peu adapté au moule de l’établissement. Dépourvu d'autorité, dédaignant notes et contrôles tout en s’affranchissant des programmes, ce poète-albatros s'attire aussitôt la réprobation ouverte de ses pairs et de sa hiérarchie, mais aussi, lui qui du haut de sa sphère intellectuelle ne la regardera jamais, le secret amour de la jeune femme humblement cantonnée à ses tâches subalternes.

Elle ne variera jamais, d’autant plus fidèle à son idéal que les laideurs de son quotidien n’offrent d’autre issue que la résignation. De même qu’entre vidage des poubelles et nettoyage des toilettes elle préserve farouchement les roses blanches qu’elle a pris l’initiative de faire fleurir dans le jardin du lycée, toute sa vie elle cultivera la beauté muette d’un amour rêvé, en réalité bien plus vaste que son véritable objet car cristallisant les aspirations mort-nées d’une existence socialement entravée et résignée à subir sans espoir une violence systémique, symbolisée par un viol et un avortement tous deux silencieux.

Pendant qu’elle sublime sa vie insupportable en un éden secrètement fantasmé, le défendant bec et ongle contre les assauts d’un réel que son inconscient lui fait se représenter sous la forme d’un gnome fantastique, lui que ses origines sociales encouragent dans ses ambitions entreprend de vaincre les mesquineries et les frustrations qui encombrent son métier en goûtant la gloire de l’écriture. Et si, de Marco Lodoli à son personnage Matteo Romoli, les évidentes proximités semblent teinter le récit d’une certaine auto-dérision, ce n’est là encore que pour mieux peindre les rêves, puis cette fois les désillusions, face à la cruauté d’un monde en vérité tueur de poésie.
 
Alors, de l’une qui s’évade de sa vie pour lui préférer le rêve ou de l’autre qui use ses rêves en tentant de les vivre, qui au final tire mieux son épingle du jeu ? En nous laissant douter, Marco Lodoli ouvre un questionnement existentiel dans un conte magnifique et bouleversant, où au temps qui passe et à la vie qui déjà s’efface sur le sentiment d’être passé à côté, répond la magie des histoires que l’on se raconte, en l’occurrence ici le clair-obscur d’un amour fou, pur et n’attendant pas de retour, aux résonances quasi mystiques. Superbe ! (4/5)

 

Citations :

Parfois j’allais à l’église, c’est un lieu où je me sens en sécurité, même si je ne suis pas spécialement pieuse. Je ne crois pas qu’il y ait un Dieu qui nous observe et nous protège et qui à la fin nous conduit au ciel avec lui, les êtres humains sont de petits animaux qui ne méritent pas tant d’intérêt. Mais ça me plaît qu’on ait inventé cette belle histoire : on se sent mieux dans le désastre avec une idée de pureté, un manteau azur, des anges blonds, une immortalité gorgée de lumière et de sérénité. 


Les années passant, tout devient plus vague, toute forme de détermination se dissout et il paraît presque étrange d’imaginer qu’un jour une chose précise a existé, un fait survenu à telle date, une rencontre dans tel lieu, que nous avons acheté des objets qui existent vraiment et qui sont encore là dans le placard ou sur la table de la cuisine, et qui sont les nôtres. La jeunesse veut, revendique, s’impose, mais ensuite, avec le temps, tout s’effiloche, perd de sa substance et devient un regard où rien n’est certain, un patchwork d’images qui vont et viennent et sont inintelligibles. C’est comme si la vie elle-même n’était plus ma vie ou la tienne ou la sienne, mais seulement un grand champ nébuleux où nous errons tous sans visage dans un voyage tel un courant qui nous entraîne où bon lui semble. Les pensées ne sont plus un bien ou un mal intime, personnel, ce sont les pensées du monde qui traversent nos esprits de plus en plus vertigineux, indéfinis. Bien sûr je ne suis pas capable d’expliquer rigoureusement ce qui se passe, je n’ai pas étudié et je n’ai quasiment rien compris, mais je sens que ma vie m’appartient moins, que j’y suis comme dans un hôtel avec beaucoup d’autres, avec tout le monde, un hôtel qui m’accueille, mais où rien n’est vraiment à moi. Et parfois je me demande : quand je ne serai plus là, où finira la somme de ce que j’ai vu ? La lumière s’éteint brusquement et tout disparaît ? C’en est fini des saisons, des villes, des fleurs, des guerres, de l’école ? L’amour pour Matteo s’évanouira lui aussi dans le néant, ou bien subsistera-t-il une trace dans l’univers, dans l’existence de ceux qui restent, dans l’air qui emplit l’hôtel infini ? Plus j’avance, plus tout ça ressemble à un rêve, et j’ai peur de me réveiller et de le voir se dissoudre dans le néant, de ne plus m’en souvenir. Je veux continuer à aimer Matteo, même si je ne sais plus bien qui je suis et qui est Matteo, mais je sais que ce sentiment est fort et nécessaire, que je veux aimer jusqu’à la fin, et aussi après.

 

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