mercredi 26 juillet 2023

[De Stoop, Chris] Le livre de Daniel

 



Coup de coeur 💓

 

Titre : Le livre de Daniel)
           (Het boek Daniel
)

Auteur : Chris DE STOOP

Traduction : Anne-Laure VIGNAUX

Parution : en néerlandais (Belgique) en 2020,
                  en français en
2023 (Globe)

Pages : 288

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Le Livre de Daniel, c’est l’histoire tragique d’un homme de quatre-vingt-quatre ans assassiné à coups de fourche dans sa ferme isolée, par des jeunes paumés de Roubaix qui veulent de l’argent, le filment avec leurs téléphones portables et font circuler la vidéo de sa mise à mort sans aucune empathie.

Le Livre de Daniel, c’est aussi l’histoire de Chris de Stoop, le neveu de Daniel, qui, après avoir enquêté dans le village de son oncle, en Belgique, décide de se porter partie civile au procès des bourreaux de son oncle. Il ne cherche pas réparation ; ce qu’il cherche, c’est à comprendre ce qui a mené cinq jeunes désœuvrés au meurtre.

Avec ce quatorzième livre devenu un best-seller aux Pays-Bas et en Belgique, Chris de Stoop, maître du journalisme littéraire incontesté et multiprimé, signe un chef-d’œuvre de non-fiction dans la lignée de De sang-froid de Truman Capote. 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Chris de Stoop est né en 1958 dans une ferme du polder près d’Anvers. Après des années passées à enquêter aux quatre coins du monde, des milliers d’articles et quatorze livres qui pour la plupart ont été suivis de commissions d’enquête, Chris de Stoop est revenu s’installer dans la ferme familiale. Écrivain-journaliste du territoire, de la vie paysanne et de l’écologie, Chris de Stoop a reçu pour l’ensemble de son œuvre le Prix de l’Association néerlandaise des journalistes d’investigation.

 

 

Avis :

Après une retentissante carrière de grand reporter – en 1993, son livre Elles sont gentilles, monsieur, écrit après son infiltration d’un réseau international de traite de femmes, fit tant de bruit qu’il déclencha des enquêtes parlementaires et des ajustements législatifs dans plusieurs pays –, Chris de Stoop a repris la ferme de ses parents, en plein coeur des Flandres, afin de faire perdurer un mode de vie rural en perdition. Deux ans avant cette décision, en 2014 donc, il apprenait qu’il héritait d’une autre ferme, incendiée celle-là, son oncle Daniel Maroy y ayant été sauvagement assassiné, alors qu’à quatre-vingt-quatre ans, il y vivait seul depuis bien longtemps.

Depuis qu’il avait coupé les ponts avec sa famille dans les années 1990, Daniel vivait retiré dans sa ferme, ne quittant ses quatre vaches que pour se rendre au supermarché en vélo – les gendarmes lui avaient confisqué son tracteur pour défaut d’assurance –, réglant ses seuls extras – des steaks blanc bleu et des bières Rodenbach – en piochant sans se cacher dans les liasses de billets que, se méfiant des banques, il conservait sur lui et dans un tiroir de son buffet. Rien de tel pour aiguiser la convoitise de la bande de jeunes désoeuvrés, Belges et Français tout juste majeurs partageant, en cette zone frontalière voisine de l’agglomération roubaisienne – dite la plus pauvre de l’Hexagone –, leur « peu de perspectives, un milieu défavorisé, une scolarité problématique, une éducation déficiente, de mauvaises fréquentations. »

Quoi de plus facile que de s’en prendre en groupe à un vieillard marginalisé, un « vieux crasseux » exclu d’un monde qu’il ne comprenait plus et qui ne le comprenait pas davantage ? Harcelé et attaqué à plusieurs reprises, Daniel fut laissé pour mort, assommé chez lui à coups de manche de fourche, jusqu’à ce qu’une semaine plus tard, pour effacer toute trace, les assassins revinssent incendier la ferme. Entre temps, ses économies devenaient motos pétaradantes, iPhones et  baskets de marques, tandis que fiers de leur exploit, les assassins partageaient ouvertement la vidéo de leur méfait. Pourtant, jusqu’à l’incendie, personne au village ne s’inquiéta jamais du sort de Daniel. Mort ou pas sur le coup, il fut abandonné à son triste sort…

Avec autant de sobriété que d’intelligence et d’empathie, l’auteur qui, constitué partie civile lors du procès qui eut lieu en 2019 à Mons, a pu, n’étant représenté par aucun avocat, interroger les accusés et avoir accès à toutes les pièces, raconte « La société qui exclut. Les jeunes qui ne trouvent pas leur place dans la communauté. Et la victime qui se place elle-même en dehors de la société. Chacune d’elle a contribué au drame. » La mort de Daniel est ainsi « le fruit d’une responsabilité collective », le mépris général pour un vieux marginal replié sur un mode de vie d’un autre temps ayant ouvert la voie à la violence chez les uns, à l’indifférence chez les autres. Pour s’être soustrait à la société, Daniel n’était plus, aux yeux de ses semblables, tout à fait un être humain…

Alors, en même temps qu’il répond au devoir moral de redonner une voix et un visage à la victime, Chris de Stoop pointe, à travers ce tragique fait divers largement resté inaperçu du grand public, la confrontation entre deux mondes : l’un, ancestral mais moribond, de la terre et des paysans dont on ne compte plus les cas d’exclusion désespérée ; l’autre, tout autant en perte de repères dans sa fascination pour l’argent et la société de consommation.

Tué pour quelques milliers d’euros et parce que sa vieille solitude marginale n’intéressait plus personne, Daniel se résume aujourd’hui à cette inscription sur sa pierre tombale : « Une vie rustique, une mort tragique », mais aussi, grâce à Chris de Stoop, à ce livre bouleversant qui dénonce le terrible manque d’empathie de la société envers ses marginaux. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Son isolement progressif au cours des vingt dernières années n’a pas seulement résulté, selon Christian, d’une situation de solitude et d’appauvrissement, c’était devenu un choix de vie. Il avait perdu tant de choses précieuses, sa famille, ses terres, son exploitation, il était ce qu’on appelle un « fermier finissant » et il voulait être seul avec ce qui lui restait : ses vaches et ses souvenirs. Oncle Daniel, qui était entièrement habité par le métier d’agriculteur, n’était pas parvenu à transmettre la ferme à des descendants, et c’était là son pire échec. Il était « le dernier Maroy », car même dans la famille éloignée, personne n’avait transmis le nom. « Après moi, il n’y aura plus personne. »
 

Il vivait de rien et avait tout, il ne voulait rien de plus. Peut-être le village trouvait-il cela pathétique, mais pour lui c’était la bonne manière de faire.
 

Son cadre de vie avait les limites d’un hameau, autrefois appelé Le Chien, comme la rue. Oncle Daniel n’avait jamais habité ailleurs et il ne s’était jamais éloigné de plus de quelques dizaines de kilomètres de sa maison, pour se rendre à l’hôpital de Tournai ou dans notre famille des Ardennes flamandes. C’était un homme d’ici, qui connaissait ce coin mieux que quiconque, chaque pli et repli de la terre.
 

Pascal, de son côté, a trouvé une Golf 4 pour 3 100 euros et l’a ramenée lui-même d’Hersal à Evregnies, avec de vieilles plaques qu’il avaient subtilisées à son père, et sans permis de conduire, assurance ni immatriculation. (...)
- D’où tient-il tout cet argent ? A demandé la mère de Pascal à son père.
- Ca me semble OK, lui a répondu celui-ci, qui s’apprêtait à partir au ski bientôt et à laisser Pascal seul dans le studio.
- Tu le laisses faire sans rien dire ? Il n’a même pas de permis de conduire, a rétorqué la mère.
Des années après leur divorce, ils continuaient à se bagarrer.
Le fait est que les parents ne posaient jamais de questions ou presque à leurs enfants. Ils se sentaient impuissants. Ils ne savaient tout simplement pas ce que leurs enfants fabriquaient. Ils préféraient peut-être ne pas le savoir, car ils avaient déjà assez de mal à gérer leur propre vie. Ou bien, ils faisaient comme s'ils ne savaient rien. Ou encore, ils avaient simplement peur de leurs fils.
 

Rafael a vu les motos et les iPhone de ses copains. Il en a parlé à la maison, au Colruyt, au lycée et à sa petite amie. Les auteurs du forfait eux-mêmes l’ont raconté à leurs frères et amis. L’histoire s’est répandue dans le village, et les jeunes de la cité, surtout, en ont très vite connu tous les détails. Personne n’a pensé à aller voir la victime ni à appeler les secours, pas même anonymement. Tout le monde se tenait à carreau.
Le village se taisait dans toutes les langues.
Il arrivait que des gens de 84 ans meurent, après tout.
 
 
Daniel avait des journées remplies d’activités simples, effectuées selon un rythme immuable, avec une régularité rassurante. (…) Il se concentrait sur ce qu’il faisait et sur rien d’autre. Moins vous avez d’activités différentes, plus vous vous y consacrez. Une nouvelle journée ne lui réservait rien de neuf, mais même ce que vous avez fait des milliers de fois peut vous paraître aussi inédit qu’au premier jour.
Daniel n’avait as besoin de luxe ni de confort, il préférait la privation au plaisir. Les toilettes étaient à vingt mètres de la maison, mais cela ne le dérangeait pas. L’hiver, le poêle s’éteignait souvent, mais il n’avait pas peur du froid. Il aimait rester assis dans l’obscurité. Il a même connu la faim. Il vivait avec les éléments et aimait cette existence rudimentaire. Sans liste de choses à faire dans la journée, ni de ce qui reste à accomplir dans sa vie.
Daniel n’avait pas besoin de quitter sa ferme pour être quelqu’un. Il était maître de sa vie, maître de son temps, à chaque seconde. Le temps pouvait s’étirer autant qu’il le voulait. S’il avait envie de rester couché toute la journée sur son divan, il le faisait.
Cela ne semble guère séduire grand-monde de nos jours. En 2014, selon une enquête de Harvard et de l’université de Virginie, la plupart des hommes préféreraient s’administrer une décharge électrique que de se retrouver seuls avec leurs pensées, sans smartphone ni autre distraction. Rien en leur semblait pire que ce rien.


Cela paraît presque une hérésie à notre époque numérique, où on doit constamment se tenir informé, être accessible sur les réseaux sociaux et partager sa vie avec la planète entière d’un simple clic. Comment peut-on encore disparaître aujourd’hui ? Il faudrait pour cela débrancher toutes nos webcams pour ne plus être espionnés dans notre propre maison, nos déplacements sont traçables à tout moment par nos portables et nos GPS, des caméras nous surveillent presque partout dans l’espace public, il semble toujours y avoir quelqu’un qui regarde par-dessus notre épaule.
En réaction, certains goûtent de nouveau la tranquillité de l’invisibilité. Voir, sans être vu. Comme les enfants qui jouent à cache-cache, comme les animaux qui se camouflent pour passer inaperçus.
La nature aime le secret. La vérité se déploie sous la surface. Ce qui est essentiel n’a pas toujours besoin d’être remarqué.
Oncle Daniel, qui ne faisait qu’un avec sa ferme et acceptait son déclin, avait pour philosophie de toujours se tenir au dehors. Il ne nourrissait plus d’ambitions, n’attendait plus rien. Dans sa ferme, derrière ses volets fermés et sa porte barricadée, personne ne pouvait le voir ni l’entendre, il pouvait être simplement lui-même. Libre.
Tu savais où tu en étais avec toi-même. (…)
Son isolement volontaire lui a toutefois coûté la vie.


« Je voulais seulement voler l’argent et qu’il soit inconscient. Après ça, M. Maroy était KO. Il allait bien » (Rachid)
C’est l’un des rares moments où la présidente sort de ses gonds : « Bien ? Que voulez-vous dire ?
- Pas mort, répond Rachid de sa voix grave.
- Monsieur, il y a une différence notable entre être bien et pas mort ! Et qu’avez-vous fait de l’argent ?
- J’en ai donné une parie à mes parents et j’ai dépensé le reste. Je regrette énormément. »
A la fin du premier jour du procès, j’ai déjà les oreilles qui bourdonnent.
Ils ne savent même plus pourquoi.
Ils n’avaient pas imaginé la souffrance.
Ils étaient obsédés par l’argent.
Ils regrettent, regrettent, regrettent.


Pendant qu’ils parlent, je m’interroge : ont-ils le sentiment d’avoir raté leur éducation et d’être de mauvais parents ? Ou ne trouvent-ils tout cela pas si grave, finalement ? Ce qui, ça, le serait encore bien plus. Qu’ont-ils pensé en les voyant dépenser tout cet  argent ? Peut-être ne veulent-ils pas qu’ils soient punis ? On dirait parfois que cet assassinat n’a été qu’un accident. Le fruit du hasard. Un coup du sort inéluctable. Même en cas de meurtre, on continue apparemment à défendre son enfant, quels que soient les sentiments torturants qu’on peut éprouver en tant que parents.


La première conclusion qu’il a tirée était qu’il y avait eu un effet d’opportunisme dans la dynamique de groupe. Le groupe était aussi immature que l’était chacun de ses membres. Il n’y avait pas eu de véritable stratégie, pas de préparation, comme s’ils allaient seulement tuer un lapin ou commettre un vol mineur. Ce n’était pas non plus un groupe clairement défini, plutôt un ensemble fluctuant de jeunes qui partageaient un avenir incertain ou un sentiment d’injustice sociale. Ils étaient en manque de lien et voulaient appartenir à quelque chose. Le groupe leur donnait un statut et une raison d’être. Etant donné leur rejet de la société qui leur offrait trop peu de chances, prendre ce qui était possible de prendre, quitte à le voler, leur paraissait légitime. (…) Ils se sentaient faibles individuellement, mais forts ensemble.
La deuxième conclusion de Piccirelli, c’est qu’ils n’ont pu agir comme ils l’ont fait qu’en raison de la déshumanisation d’oncle Daniel, qui, isolé et marginalisé, constituait la victime idéale. De plus, ils n’étaient pas les seuls à le considérer comme le « vieux crasseux ». Beaucoup parlaient de lui au village dans ces mêmes termes.  (…)
C’est souvent par les surnoms, les caricatures et la stigmatisation que s’enclenche un processus de dévalorisation et de déshumanisation. Claudio Piccirelli n’hésite pas à faire référence aux nazis, qui considéraient ceux appartenant à certaines races et classes sociales comme des sous-hommes, et au gouvernement rwandais, qui traitait les Tutsis de parasites et de cafards.
La déshumanisation offre trois avantages pour les auteurs de crimes, explique Piccirelli. Elle justifie la violence, place leur propre groupe en position de supériorité, et permet d’éliminer toute empathie et toute éthique pour éviter les problèmes de conscience. Il n’y a plus ni compassion pour la victime, ni remords.


Il y a donc trois parties qui se renforcent les unes les autres, conclut le psychologue. La société qui exclut. Les jeunes qui ne trouvent pas leur place dans la communauté. Et la victime qui se place elle-même en dehors de la société. Chacune d’elle a contribué au drame.
 
 
Non seulement la déshumanisation de la victime opérée par les injures, la caricature, l’exclusion, a joué un rôle, mais la banalisation des cas d’inconduite, aussi. Après les plaintes et les pétitions déposées par les villageois, les autorités étaient au courant des problèmes posés par une bande de jeunes, mais elles ne sont pas suffisamment intervenues pour y remédier. Puis, l’indifférence de la communauté à l’égard de Daniel Maroy a fait qu’il est resté une semaine mort chez lui. Que vaut la vie d’un vieillard de 84 ans ? Qui a encore de la considération pour cette ancienne culture paysanne – tout pour la famille, tout pour la ferme, maître chez soi ?


On retrouve chez les agresseurs d’oncle Daniel la plupart des caractéristiques des profils à risques : le peu de perspectives, un milieu défavorisé, une scolarité problématique, une éducation déficiente, de mauvaises fréquentations. Selon le professeur Walgrave, les chiffres de la délinquance juvénile n’ont certainement pas augmenté, mais on observe une violence qui, elle, est nouvelle.


La justice restaurative a l’immense avantage que coupables et victimes se considèrent de nouveau comme des personnes, sans menace ni diabolisation. C’est un processus de « réhumanisation ». Il existe aujourd’hui des services de médiation officiels pour mener à bien ce processus. On essaie de parvenir à un accord ensemble.
Comme le professeur Walgrave, j’ai toujours pensé que l’homme était bon par nature, mais que les circonstances pouvaient faire de lui un être mauvais. Mais un meurtrier impitoyable ?
 

 


 

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