lundi 10 juillet 2023

[Saint Bris, Paul] L'allègement des vernis

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : L'allègement des vernis

Auteur : Paul SAINT BRIS

Parution : 2023 (Philippe Rey)

Pages : 352

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Aurélien est directeur du département des Peintures du Louvre. Cet intellectuel nostalgique voit dans le musée un refuge où se protéger du bruit du monde. Mais la nouvelle présidente, Daphné – une femme énergique d’un pragmatisme désinhibé –, et d’implacables arguments marketing lui imposent une mission aussi périlleuse que redoutée : la restauration de La Joconde.

À contrecœur, Aurélien part à la recherche d’un restaurateur assez audacieux pour supporter la pression et s’attaquer à l’ultime chef-d’œuvre. Sa quête le mène en Toscane, où il trouve Gaetano, personnalité intense et libre. Face à Monna Lisa, l’Italien va confronter son propre génie à celui de Vinci, tandis que l’humanité retient son souffle…

Ce roman au style vif porte un regard acéré sur la boulimie visuelle qui caractérise notre époque, sur notre rapport à l’art et notre relation au changement. Paul Saint Bris met en scène une galerie de personnages passionnants en action dans le plus beau musée du monde. Jusqu’au dénouement inattendu, il démontre, avec humour et brio, que l’allègement des vernis peut tout autant bénéficier aux œuvres qu’aux êtres qui leur sont proches.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Paul Saint Bris, âgé de quarante ans, vit à Paris. L’allègement des vernis est son premier roman.

 

Avis :

Au fil du temps, ses vernis se sont oxydés et ses contrastes étouffés : c’est comme si une taie opacifiante s’interposait entre La Joconde et l’oeil qui la contemple. Alors, faut-il restaurer le tableau, comme le suggère le cabinet de consultants engagé par la nouvelle présidente du Louvre ? Ce serait « un événement planétaire » que de sortir la grande star du musée de sa « marée verdâtre », une occasion unique de faire « exploser les compteurs » de la billetterie, ainsi qu’en rêve sa dirigeante, pour la première fois non issue du sérail des experts et conservateurs, mais forgée au credo de la performance, du marketing et de la communication par une carrière dans de grandes entreprises privées. C’est aussi un sujet épineux, qui suscite la bronca des puristes et risque de rallumer la mèche des revendications de propriété italiennes. Et si l’intervention, hautement délicate malgré les avancées technologiques, défigurait définitivement l’œuvre d’art la plus célèbre au monde ?

Aurélien, le directeur des peintures du musée, déjà très déstabilisé par ses déboires conjugaux, mais aussi par ses contemporains, bien plus occupés du reflet narcissique de leurs selfies que de la compréhension des grands thèmes peints – qui se soucie encore de saint Jean-Baptiste, voire de Jésus et de Marie, a fortiori des mythes et des figures antiques ? –, se retrouve malgré lui embarqué dans cette entreprise affolante. Trouvera-t-il l’expert idoine pour cette restauration d’exception ? L’opération sera-t-elle la réussite retentissante que l’on attend de lui, ou tournera-t-elle au désastre qu’il appréhende avec effroi ?

Nous voilà plongés avec curiosité dans une intrigue menée avec humour et impertinence par-delà les frontières du rocambolesque, à partager les doutes et questionnements d’un personnage fort habilement campé. Le dénouement sera une apothéose absolue pour ce roman aussi plaisant qu’instructif, qui, entre l’histoire de La Joconde et celle, souvent étonnante, des pratiques et techniques de restauration, ouvre le débat sur notre relation à l’art, aux œuvres et aux musées, à l’image enfin dans une époque où le bombardement généralisé des pixels détournent les hommes « des choses vraies, les obligeant à voir à travers un écran pour qu’ils n’aient plus jamais à lever la tête, courbant leurs nuques, figeant leurs regards dans la même direction pour l’éternité. »

Ce premier roman, dont l’humour et la fantaisie satiriques servent à merveille le propos, est une vraie réussite. Entre la conservation et la restauration des œuvres d’art, en passant par les enjeux médiatiques et financiers d’un grand musée, c’est finalement à une réflexion d’ampleur sur les évolutions récentes de la société tout entière que nous convie malicieusement Paul Saint Bris. (4/5)

 

Citations : 

Il a réduit la peinture à sa stricte matière, à sa quintessence, à ses deux dimensions : un mince film coloré aussi fragile que l’aile d’un papillon, un agglutinat de pigments et de liants fin comme une peau humaine, si fin qu’il a pu admirer le dessin au travers. Cette membrane gigantesque, il l’a séparée du panneau de bois pulvérulent qui lui servait de support, au prix d’une patience infinie, puis il l’a marouflée sur un châssis entoilé d’un coutil au point serré. Il aimerait qu’on fasse ainsi de son âme, qu’on la détache de sa vieille carcasse fatiguée pour l’arrimer à un corps neuf et vaillant. Qu’on lui donne la vie éternelle. 
 

La parole des scientifiques, celle des experts et des historiens, s’était effacée derrière la communication, bien plus à même de garantir des entrées et de faire progresser les chiffres de la billetterie. Le savoir n’était plus assez vendeur, de toute façon Wikipédia avait réponse à tout. L’expérience ou plutôt la promesse d’expérience avait pris le relais de la connaissance.
En conséquence, les lieux de patrimoine mettaient en œuvre des stratégies marketing sophistiquées. Le discours dit aspirationnel promouvait le musée comme un décor pour la mise en avant de soi, au même titre qu’un intérieur scandinave ou qu’une crique déserte à l’eau turquoise. Visiter un musée participait du statut social, un marqueur fiable d’un lifestyle éclairé comme la dégustation de jus pressés à froid ou le port d’une montre connectée. Les réseaux sociaux étaient là pour ça. Qu’importe si les populations narcissiques, absorbées par leur reflet, tournaient le dos aux plus beaux chefs-d’oeuvre de la peinture.
 

Il y a un moment - et il vient assez vite - où vous ne savez pas qui est le groupe qui s'affiche en lettres rouges au fronton de l'Olympia. Vous n'en avez jamais entendu parler et vous vous en foutez royalement. Il y a un moment où le visage de l'égérie Chanel en quatre par trois dans le métro ne provoque aucun stimulus dans votre cerveau, si ce n'est une admiration distraite pour la géométrie de ses traits. Vous ne le reconnaissez pas. Néant. Il y a un moment où des pans entiers du langage vous échappent. Il y a un moment encore où les jeunes générations vous semblent déguisées dans la rue. Vous les regardez, amusé, comme un sujet exotique plaisant et lointain.
Arrive ce moment où vous vous rendez-compte que vous vous êtes lentement extrait du bruit du monde. Que vous vivez dans le confort d’une réalité parallèle, votre propre réalité, figée, façonnée selon vos goûts et vos envies, mais hermétique aux pulsions de la société. C’est en général à partir de ce moment-là que vous commencez à parler d’avant. Vous développez une empathie inédite pour des choses que vous n’aviez jusque-là pas remarquées. Vous portez sur votre entourage un regard empreint de nostalgie, comme si celui-ci était menacé d’une destruction prochaine. Avant pourtant reste votre présent, mais vous pressentez qu’il appartient déjà au passé, car vous-même avez subtilement glissé. Et si vous parlez d’avant, vous parlez aussi de maintenant comme si ce n’était pas de votre temps qu’il s’agissait, comme si maintenant était étranger, allogène, comme si maintenant n’était pas un bien commun à tous les vivants mais un privilège réservé à d’autres que vous ne comprenez plus.
 
 
Au-delà de l’emprise du marketing sur son métier et des changements radicaux induits par les nouveaux usages numériques, un sujet le souciait particulièrement : les clefs de compréhension de la peinture se perdaient. Les grands thèmes des œuvres peints, sacrés et profanes, s’éloignaient inéluctablement des préoccupations de ses contemporains. La plupart des allégories et des figures antiques représentées demeuraient un mystère, mais un mystère ennuyeux qui ne valait pas la peine d’une recherche Wikipédia. Rares étaient ceux qui savaient encore qui étaient les Horaces, et quelle était la nature de leur serment. Sondage après sondage, l’athéisme gagnait des parts du grand marché des religions et de plus en plus les guides devaient expliquer aux groupes scolaires qui était saint Jean-Baptiste, parfois même Jésus et Marie. Quantité de références n’étaient plus perçues. Et au même titre qu’Aurélien n’avait jamais été touché par l’art des pharaons dont il ne comprenait ni la cosmogonie ni les rites, il voyait bien que ses contemporains peinaient à dépasser une appréciation purement esthétique de la peinture, et que dans la plupart des cas, les œuvres, si belles soient-elles, demeuraient dépourvues de sens. C’est comme si un peu cet art-là, le sien, perdait son pouvoir d’expliquer le monde.
On lui rétorquait qu’il ne fallait pas être alarmiste ; quatre cents ans avant Jésus-Christ, Socrate déplorait aussi le délitement de la société. Si les gens ne savaient plus lire les chiffres romains, ce n’était pas bien grave, on les remplacerait par des chiffres arabes. On rallongerait les cartels pour donner davantage de contexte. Des applications sur smartphone faisait un travail didactique remarquable. Sur les réseaux, les influenceurs offraient de nouvelles possibilités de médiation et s’adressaient à un large public. On n’allait pas regretter le latin non plus. C’était la marche du monde.
Pourtant, cette évolution l’affectait. Il se sentait moins l’envie de transmettre, comme sil n’avait plus les outils pour toucher les gens. Et puis, si cela ne suffisait pas, un regard nouveau se posait sur le musée, un regard qui n’y voyait qu’une succession de viols et de persécution des minorités, d’oppression patriarcale, de male gaze. Il ne niait pas le rôle de l’art dans la perpétuation du système dominant, il ne réfutait pas sa portée idéologique, bien souvent au service des puissants, mais il faisait la part des choses. Il n’éprouvait pas le besoin de réparation. C’étaient d’autres temps. Malgré lui, le musée devenait le terrain de luttes politiques qu’il maîtrisait mal.


(…) le chef d’oeuvre de Léonard, comme quantité de tableaux, avait fait l’objet de nombreux revernissages au gré des époques. Souvent effectuée à la demande de copistes désireux de mieux discerner les détails de leurs modèles, l’application d’une nouvelle pellicule de vernis sur des vernis anciens avait l’avantage de leur rendre pour un temps leur transparence. On appelait ce procédé « régénération » - ce qui faisait davantage penser à une crème de L’Oréal qu’au Titien. Mais inéluctablement la nouvelle couche s’oxydait pour devenir elle-même un film opaque et jaune, réclamant un autre revernissage. C’est ainsi que s’empilaient sur La Joconde de multiples couches de vernis, de formulations variées, gomme-laque, résine, qui la plongeaient dans une brume obscure et dénaturaient ses couleurs. 


En 1744, Robert Picault opère la première transposition en France. Derrière ce nom transposition, qui sonne comme un événement majeur de la vie de Jésus, il y a un procédé intrigant qui consiste à faire voyager la couche picturale d’un support à l’autre, à la manière d’une décalcomanie. La transposition de la Charité d’Andrea del Sarto de bois sur toile fait de Picault une star. Le roi lui offre pension et logement à Versailles. Drôle de personnalité que Robert Picault : il se vante de contempler les chefs-d’oeuvre depuis leur envers, par transparence ! Il refusera jusqu’à sa mort de livrer ce qu’il appelle son secret. (…)
A ce moment-là, la restauration est un territoire d’avant-garde, les restaurateurs sont des apprentis-sorciers, des chimistes, des expérimentateurs. (…) Ces dynasties opèrent dans la confidentialité de leurs ateliers et gardent jalousement le secret sur leurs procédés. On les appelle rentoileurs ou raccommodeurs. Vous noterez que « raccommodeurs », ce n’est pas à leur avantage. On s’en méfie, je vous l’ai dit. (…)
Alors évidemment (…), le siècle des Lumières tente de mettre de l’ordre dans tout ça et d’en finir avec le temps des expérimentations. On se pose la question de savoir si l’oeuvre peinte se réduit à sa couche picturale ou si elle englobe son support, devenant un objet tridimensionnel. (…)
Les artisans doivent agir avec transparence. Ce que je veux dire, c’est que depuis ce moment-là et jusqu’aujourd’hui, on a tout fait pour cadrer cette profession, pour faire entrer le restaurateur dans la catégorie des artisans, pour l’éloigner de toute prétention artistique, contrôler ses procédés, le former, l’éduquer, le soumettre aux lois de la concurrence, pour limiter son pouvoir, restreindre ses libertés. Pourquoi ? Car vous imaginez bien que la confrontation entre deux artistes est dangereuse, surtout lorsqu’ils partagent la même oeuvre ! Entre celui qui donne la vie et celui qui la prolonge, et lui offre, pour ainsi dire l’éternité...L’un aurait vite fait de se figurer l’égal de l’autre…


Que nous dit Cesare Brandi ?
Il dit que la restauration n’est pas un geste créateur. Elle s’inscrit dans l’histoire de l’oeuvre, elle sert à garantir sa lisibilité, mais elle ne peut prétendre à retrouver son état original. En substance, Brandi nous dit qu’il ne faut pas chercher à remonter le cours du temps. Au-delà de tout de ce qui affecte la matière, il pense à la distance mentale, au fossé culturel qu’induisent les années qui nous séparent de la création d’une œuvre et qui transforment notre regard sur elle.
En pratique, la restauration doit rétablir l’unité potentielle de l’oeuvre, c’est-à-dire qu’elle doit permettre sa compréhension malgré ses mutilations, ses lacunes et ses accidents, mais elle doit aussi être réversible ; dans le cas d’un tableau, une couche de vernis doit séparer la couche picturale des repeints postérieurs. En outre, le restaurateur ne doit pas chercher à imiter la touche du peintre : les parties restaurées doivent pouvoir être discernées de parties originales à moins d’un mètre.


Léonard de Vinci s’éteignit en 1519 au terme d’une existence prodigieusement féconde où il avait exploré sans relâche les immenses aptitudes de son génie, réalisant le précepte qu’il avait écrit dans l’un de ses carnets : « Une journée bien remplie donne un bon sommeil, une vie bien remplie donne une mort tranquille. »


La beauté malmenée, violentée, agressée de toute part, depuis des décennies, la beauté qui, pour tous, avait cessé d’être une priorité. Alors que montait en lui une colère froide, une voix intérieure piquée d’accents maternels, il sentait s’ouvrir, béantes, les vannes de son ressentiment. Et dans la vindicte obsessionnelle et quelque peu ridicule qu’il dirigeait tous azimuts, il maudissait les gouvernements de Pompidou et de Giscard qui avaient laissé les villes devenir ces ensembles hétérogènes et informes, il les maudissait tout autant que la gauche mitterrandienne qui avait érigé sur le même piédestal les graffitis et la peinture classique, le rap et l’opéra, le breakdance et le ballet. Il vouait à de pareilles gémonies les industriels qui avaient inondé la planète d’un océan de plastique, les fabricants d’interrupteurs qui avaient renoncé à la porcelaine, les fabricants de voitures qui avaient abandonné les chromes et sacrifié le dessin des lignes pour contenter des normes léonines, les fabricants de cuisines qui avaient substitué au toucher du bois massif le contact gluant du polymère, et qui, esprits vils et misérables, camouflaient ce subterfuge par des jpeg de textures imprimées. Il exécrait les maisons de couture qui commercialisaient des joggings informes et des sneakers synthétiques, les architectes qui ne connaissaient plus rien des proportions et qui, par un productivisme idiot, avaient bazardé avec mépris les décors et ornements qui font le sel de la vie. Il en voulait au monde d’avoir renoncé à la beauté. La beauté qui se patine et qui passe, dont on sait avec certitude qu’elle sera plus belle encore le lendemain. La beauté de Claire, la vraie beauté, qui trouve son mystère et sa richesse dans son propre évanouissement.


Et il pensa que c’était justement ce qui terrifiait Léonard, le déluge, dont le maître était certain qu’il amènerait avec lui la fin des temps. Peut-être pas le déferlement d’eaux tourmentées et bouillonnantes qu’il avait dessiné dans les dernières années de sa vie au Clos Lucé., mais un torrent d’images continu, si abondant, si dense, qu’il deviendrait impossible d’en détacher le regard. Des milliards de formes et de couleurs, des milliards de pixels, agencés pour surprendre, étonner, captiver sans cesse, bombardés dans un flux intarissable et indigeste, une diarrhée dont on ne pourrait se soustraire à moins de renoncer à faire partie du monde. Et ce déluge aurait raison des hommes et de leur intelligence, de leur capacité à vivre et à être, de leur capacité à réfléchir et à s’émouvoir, de leur capacité à aimer. Il les détournerait des choses vraies, les obligeant à voir à travers un écran pour qu’ils n’aient plus jamais à lever la tête, courbant leurs nuques, figeant leurs regards dans la même direction pour l’éternité.


 

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